lundi 8 avril 2019

Les ramifications des nouvelles découvertes sur l’insignifiant placozoaire

En 2014 je vous parlais de « l’insignifiant placozoaire », ces animaux qui ressemblent à des trucs. Pas très précis me direz-vous ? En effet, leur forme n’est pas précise. On dirait des plaques vaguement rondes qui rampent, tout comme le nom de la première espèce découverte l’indique ; Trichoplax adhaerens, ou plus prosaïquement « la plaque à poils qui colle ». Pas très glamour et pourtant ! Et pourtant non.  C’est pas passionnant au premier abord. Ces animaux n’ont pas d’organes et oh révolution, je vous racontais dans mon dernier article qu’il y avait 6 types de cellules au lieu de 4. Voilà voilà. Cool. J’ai dit tout ce qu’il y avait à dire sur le sujet, on se retrouve dans un prochain article. 


Un placozoaire. Voilà. Source : wikipédia 

Nicobola
















Bwahahaha bien sûr que si y’a plein de trucs à dire ! Je vous ai bien eu n’est-ce pas ? (bon normalement vous avez vu que l’article était plus long que ça…). Les vrais zoologistes savent que tous les animaux sont intéressants ! Et c’est justement parce que cet animal à l’apparence simple a été délaissé, car considéré comme insignifiant, qu’il a plein de mystères à nous révéler ! Et puis j’ai déjà fait un article là-dessus, ça pouvait ne pas être aussi bref. 

Et pourquoi ces placotrucs seraient important pour la zoologie ?


Alors quoi de neuf chez les placozoaires ? Ben plein de trucs figurez-vous ! Déjà reprenons, les placozoaires sont bien des animaux qui bougent mais ils n’ont pas de muscles ni de système nerveux. Ceux qui suivent au premier rang diront « oui, mais c’est le cas des éponges aussi ! ». Soit, mais les éponges ne se déplacent pas (en tout cas une fois adultes, puis c’est pas si simple, j’en ai parlé ici ; préjugés sur les éponges),. De plus la majorité des zoologistes pense que les ancêtres des éponges n’ont jamais eu de système nerveux ni de muscles. En revanche la majorité des zoologistes pense qu’un des ancêtres des placozoaires possédait un système nerveux. Mieux, ces derniers possèdent plein de gènes en commun avec d’autres animaux qui ont une organisation interne plus complexe. Qu’ont-ils bien pu faire de leurs organes, muscles et système nerveux ? Normalement les animaux dont l’organisation interne se simplifie autant lors de leur évolution sont les parasites. Mais pour autant qu’on sache, les placozoaires qu’on connait ne sont pas parasites. Un mystère pour les zoologistes qui ne s’y sont pas tellement intéressés aux placozoaires en vrai… Alors qu’est-ce qu’il s’est passé pour que d’un coup ils deviennent « hype » ? Ben ces derniers temps y’a un gros débat chez les zoologistes. Je ne vais pas rentrer dans les détails car Pierre Kerner l’a déjà très bien fait ici  : relation avec Bob L'éponge, et je l’ai aussi évoqué ici : casse tête zoologique, mais la classification des animaux est assez bordélique. En gros il y a 5 groupes très anciens d’animaux qui peuvent nous renseigner sur le tout début de l’évolution des animaux en général :
-Les éponges qui n’ont ni système nerveux, ni muscles, ni tube digestif, ni symétrie
-Les placozoaires pareil, mais on pense qu’eux ont eu des muscles, un tube digestif et une symétrie dans le passé
-Les bilatériens, c’est, entre autres, nous, les animaux à deux côtés
-Les cnidaires avec les méduses et les coraux : système nerveux, muscles, tube digestif sans anus, symétrie en « étoile » 
-Et les magnifiques cténaires, un système nerveux, des muscles, un tube digestif sans anus, et deux axes de symétrie perpendiculaires.


Un magnifique cténaire, avouez qu’ils en jettent plus que les placozoaires. Source : wikipédia 


Ben les classifications basées sur les gènes ont beaucoup de mal à résoudre où se placent les cténaires et les éponges en ce moment, et sans vouloir rentrer dans les détails, ça pose beaucoup de questions sur l’origine évolutive du système nerveux et des muscles chez les animaux. Alors pour mieux comprendre l’évolution de ces organes, les gens se sont mis à plus étudier les éponges (enfin !), les cténaires (enfin !) et les cnidaires (on les connaissait pas mal mais mieux les étudier ça fait quand même pas de mal). Et puis bon, les pauvres placozoaires ont été délaissés pendant longtemps. Ceci dit ce débat sur la position des cténaires et l’origine des nerfs et des muscles  n’en finit pas chez les zoologistes et ils ont décidé d’étudier enfin les placozoaires ! Une aubaine pour ces pauvres petites plaques délaissées qui ne demandaient que de l’attention ! Il y a donc eu plusieurs publications dont je vais vous parler brièvement (sinon ce serait bien trop long !)

Les placozoaires vont-ils enfin avoir une place au chaud dans l’arbre évolutif des animaux ?


La première par Laumer et al. en 2018 (j’vous disais que c’était dans l’air du temps) a consisté à essayer de placer avec soin les placozoaires entre tous ces groupes. Pour cela, l’équipe a étudié en détails les gènes de ces animaux. L’étude montre que le groupe évolutivement le plus proche des placozoaires serait les cnidaires. Les flamboyants coraux et les gracieuses méduses associés à ces petites plaques collantes ? Allez, pourquoi pas. Et le taxon (groupe) le plus proches de ce groupe c’est nous, les bilatériens. Mais ça a des conséquences en termes d’interprétation de l’évolution des caractères ! Comme les cnidaires et les bilatériens ont des nerfs et des muscles, ça semble confirmer l’idée que l’ancêtre des placozoaires en avaient et les ont perdu en évoluant. Par ailleurs ça a d’autres conséquences qu’ils soient proches des cnidaires comme vous le verrez plus tard.

Les relations de parentés entre les 5 groupes d’animaux dont je vous parlais. L’étude en question trouve que les placozoaires et les cnidaires sont plus proches entre eux qu’ils ne le sont des autres groupes. Quant aux éponges et aux cténaires, la communauté des scientifiques n’arrive pas à trancher pour savoir de qui ils sont le plus proche. Sources : épongescténairesbilatériensplacozoaires, cnidaires

Une nouvelle espèce surprise !


L’autre découverte par Eitel et al. en 2018 c’est sur leur diversité. Eh oui, le vivant varie, change, et même les êtres les plus mal fortunés de l’évolution (oui je sais je suis sévère, mais c’est affectueux) ont le droit d’avoir un peu de diversité ! Jusque-là une seule espèce avait été décrite, la mal nommée Trichoplax adhaerens, et on se doutait qu’un groupe qui est probablement apparu il y a si longtemps avec les premiers animaux ne pouvait pas avoir qu’une espèce. On avait aussi différentes lignées en laboratoire, dont on savait qu’elles présentaient des variations génétiques. Mais là ces chercheurs sont allés plus loin et ont trouvé des différences assez importantes dans la structure du génome d’une autre lignée provenant de Hong Kong. Montrant même que les deux étaient reproductivement isolés (ils ne peuvent pas faire de bébés plaques ensemble). Les auteurs ont donc décidé non seulement de décrire leur lignée comme une nouvelle espèce mais aussi comme un nouveau genre, dû aux grosses différences de leurs génomes : cette fois ci la bien nommée Hoilungia honhkongensis. En effet, le nom Hoilungia est une mauvaise latinisation de Hoi Lung du cantonais signifiant « dragon des mer », une créature de la mythologie chinoise pouvant changer de forme comme les placozoaires. Asseyez-vous bien et préparez-vous donc à voir un petit dragon :


Voilà. Vous pourrez constater la différence flagrante avec Trichoplax. Si si regardez, y’a un plis là. Bref, vous moquez pas, tous les dragons ne crachent pas de feu, puis changer de forme c’est déjà pas mal. Source : Eitel et al. 2018.

Une découverte non sans gravité


Ensuite Mayorova et al. en 2018, répondent enfin à une question qui était ouverte dans l’article que j’avais écrit précédemment sur les placozoaires, à quoi servent donc leurs cellules brillantes avec un cristal à l’intérieur ? Comme on s’en doutait fortement, une cellule avec des cristaux dedans souvent ça sert à sentir la gravité chez les animaux. Comment l’a-t-on confirmé ? Ben il semble que des lignés de la même espèce peuvent avoir ou pas ces cellules cristallines. En comparant le comportement des animaux avec ou sans ces cellules on s’est rendu compte que les deux lignées ne se comportent pas pareil. Sur un support vertical, les placozoaires avec les cellules cristallines remontent et restent à peu près au même niveau la plupart du temps, alors que celles sans ces cellules se laissent glisser lamentablement vers le bas. Alors ouais c’est pas impressionnant, mais ces animaux n’ont que 6 types de cellules, et ça montre qu’ils peuvent bien sentir leur environnement et coordonner leurs mouvements en fonction de la gravité et cela sans système nerveux. On commence à mieux comprendre pourquoi ils ont autant de gènes, mais je n’ai pas encore fini mon histoire…


Les différentes trajectoires que prennent des placozoaires quand ils ont des cellules cristalines (à gauche) ou pas (à droite). Barres d’échelles : 100µm en haut et 5mm en bas. Source : Mayorova et al. 2018

Donc maintenant on connait la fonction de ces cellules cristallines, et morphologiquement on peut différencier 6 types de cellules chez les placozoaires. C’est mieux que 4 mais ça reste vraiment pas beaucoup. Dans la lignée d’études précédentes qui se demandaient s’il y avait quand même des différences physiologiques entre certaines cellules pourtant  non distinguables, DuBuq et al. en 2019 et Varoqueaux et al. en 2018 ont tenté de voir si ce n’était pas le cas. 

Les cachoteries génétiques des placozoaires révélées


Dubuq et al. sont allés voir où s’exprimaient certains gènes impliqués dans la mise en place de l’organisation d’un animal chez les placozoaires, et dont on se demandait sincèrement s’ils s’en servaient vraiment de ces gènes. Alors non seulement c’est le cas, mais en plus, loin d’une expression aléatoire de ces gènes, ils ont une expression plutôt bien organisée. On a bien un axe ventro-dorsal (on parle d’axe oral/aboral) et l’expression circulaire de certains de ces gènes du centre vers la périphérie, un peu comme une cible. Comme s’ils avaient une symétrie en étoile… ce qui rappelle les cnidaires dont ils seraient proches ! Et comme par hasard l’expression de ces gènes chez les cnidaires est assez similaire ! Donc, malgré leur apparence informe, les placozoaires sont bien organisés de manière précise grâce à ces gènes, et leur organisation semble être similaire à celle qu’on trouve chez les anémones et les méduses, même s’ils ont l’air plus simple !

(Cliquez pour agrandir) Illustration de comment s’expriment les différents gènes chez Trichoplax. Remarquez l’organisation en forme de cible. Source : Dubuq et al. 2019.


Mode d’emplois pour froisser ou faire tourner la tête à un gentil placozoaire


L’étude de Varoqueaux et al., elle, s’intéresse au comportement de Trichoplax adhaerens avec une approche assez chouette. Si l’ancêtre des placozoaires avait un système nerveux, alors il doit en rester des traces dans leur génome. Mieux, des traces de molécules impliquées dans la communication des neurones ! Ils ont donc cherché des « neuropeptides », c’est un peu comme des mini protéines qui permettent de réguler l’activité des neurones. A partir des gènes des neuropeptides décelés dans le génome ils ont fait deux choses : ils ont fait des anticorps qui permettent de savoir où ils se trouvent dans l’animal (en se fixant sur les molécules qu’on cherche et en produisant un signal coloré là où ils se sont fixés), et ils ont produit ces neuropeptides pour voir ce qu’il se passe quand on met ces neuropeptides dans l’eau de Trichoplax. Grâce aux anticorps, ils ont remarqué que ces neuropeptides se retrouvent eux aussi de manière concentrique dans l’animal. Ce qui montre qu’il y a encore différentes cellules qui produisent (ou du moins contiennent) ces neuropeptides ! Mais le plus cool c’est quand on met ces neuropeptides dans l’eau, ça provoque trois types de comportements : le froissement, l’arrondissement et la rotation, et le fait de tourner en spirale et de s’aplatir (oui, ça leur donne pas l'air malin). Ca veut dire plusieurs choses, le catalogue de comportement est encore plus grand que ce qu’on pensait, c’est-à-dire jusque là plus ou moins ramper, manger et changer de forme, mais certains de ces comportements sont modulés par des molécules qui en théorie agissent sur le système nerveux. Or rappelez-vous, les placozoaires n’ont pas de système nerveux ! Comment ils font pour intégrer le signal de ces molécules ? On ne sait pas encore, mais ça promet d’être intéressant à étudier ! 


(Cliquez pour agrandir) A gauche les zones où on trouve certains neuropeptides, remarquez encore la disposition en «cible». A droite deux exemples de changement de comportements en présence de certains neuropetides. Détachement et repliement avec la SIFG-amide, et aplatissement extrême et rotation avec la LF-amide. Les barres d’échelles font 200µm. Source : Varoqueaux et al. 2018.


Ah enfin une explication au titre tordu de l’article !


La dernière découverte c’est ma préférée ! C’est celle qui m’a inspiré pour écrire cet article (puis après j’ai rattrapé la littérature récente et j’ai pas résisté à vous en parler). C’est la découverte d’une nouvelle espèce de placozoaire par Osigus et al. en mars 2019  ! « Encore ? » me direz-vous ? C’était déjà le cas de Hoilungia honhkongensis qui malgré son nom un peu trop stylé pour ce à quoi il ressemble, a quand même grosso modo carrément la même gueule que Trichoplax adhaerens (alors que les placozoaires n’ont même pas de gueules). Non, là on a quelque chose de bien différent, celui-ci ressemble à… heuuuu je sais pas trop, à des racines je dirais ? Voyez vous-même ! C’est trop bien !


Polyplacotoma mediterranea, le nouveau placozoaire palpitant ! Source Osigus et al. 2019

Eh oui cette fois ci c’est pas juste une plaque ronde, mais c’est une plaque ramifiée ! Et pour le coup le nom Polyplacotoma mediterranea lui va comme un gant, puisqu’il signifie qu’il se sépare en plusieurs plaques et qu’il vient de la Méditerranée (plus précisément de l’Italie). Cette nouvelle espèce est plus grosse que les deux précédentes qui peinaient à atteindre le millimètre, puisque ce géant peut atteindre le centimètre ! Alors alors ? De nouveaux types de cellules ? Qui sait peut-être même des organes internes ? Et comment on est sûr que c’est un placozoaire ? Tant de questions ! Tant d’exaltation ! Heuuu pardon, je m’emporte.  Malheureusement cet animal est assez rare et fragile et la majorité des animaux ont été utilisés pour les analyses du génome. Par ailleurs, contrairement aux deux autres espèces, les chercheurs n’ont malheureusement pas réussi à cultiver celle-ci. Par contre les gènes de ses mitochondries (la centrale énergétique de la cellule) montrent que c’est bien un placozoaire et que Hoilungia et Trichoplax sont plus proches entre eux qu’ils ne le sont de Polyplacotoma. Et cette découverte montre que la diversité des placozoaires est encore mal connue, et qui sait, on en trouvera peut-être avec des muscles et/ou un système nerveux, ce qui nous permettrait de bien mieux comprendre l’origine de ces organes ! Et puis qui dit plus d’espèces dit meilleure compréhension de leur évolution, et comme je vous disais, une meilleure compréhension de l’évolution des autres groupes d’animaux dont je vous parlais ! C’est comme un puzzle, plus on rajoute de pièces, et plus l’image devient claire. Ca soulève aussi d’autres questions, comme : qu’en est-il des organisations concentriques d’expression de gènes ou de présence de neuropeptides chez Polyplacotoma qui n’est pas rond ? 

Bref, la découverte de ce petit animal ouvre plusieurs ramifications de questions et de potentielles réponses en zoologie ! Nos « insignifiants » placozoaires le sont de moins en moins en fonction des découvertes, et comme souvent, plus on étudie une chose et plus elle nous paraît complexe et importante, et aucun organisme ne devrait être délaissé, car chacun a son propre lot de mystères et d’histoires étonnantes !

Une découverte qui devrait inspirer certains zoologistes, il y en aurait même qui se seraient déjà tatoué ce drôle d’animal !

Un tatouage de Polyplacotoma mediterranea… Source : je vous laisse deviner…

Nicobola


Mais non ce n’est pas vraiment la fin ! Les placozoaires ont d’autres secrets à nous révéler comme… Allez non, ça ira pour aujourd’hui, j’ai vraiment fini !

Sources :

DuBuq TQ, Ryan JF et Martindale MQ. 2019. “Dorsal–Ventral” Genes Are Part of an Ancient Axial Patterning System: Evidence from Trichoplax adhaerens (Placozoa). Molecular Biology and Evolution. https://doi.org/10.1093/molbev/msz025

Eitel M, Francis WR, Varoqueaux F, Daraspe J, Osigus H-J, Krebs S, et al. 2018. Comparative genomics and the nature of placozoan species. PLoS Biology 16(7): e2005359. https://doi.org/10.1371/journal.pbio.2005359

Laumer CE, Gruber-Vodicka H, Hadfield MG, Pearse VB, Riesgo A, Maioni JC and Giribet G. 2018. Support for a clade of Placozoa and Cnidaria in genes with minimal compositional bias. eLife, 7:e36278. https://doi.org/10.7554/eLife.36278.001

Mayorova TD, Smith CL, Hammar K, Winters CA, Pivovarova NB, Aronova MA, Leapman RD et Reese TS. 2018. Cells containing aragonite crystals mediate responses to gravity in Trichoplax adhaerens (Placozoa), an animal lacking neurons and synapses. Plos One, 13(1): e0190905. https://doi.org/10.1371/journal.pone.0190905

Osigus HJ, Rolfes S, Herzog R, Kamm K et Schierwater B. 2019. Polyplacotoma mediterranea is a new ramified placozoan species. Current biology 29(5) pR148-R149. https://doi.org/10.1016/j.cub.2019.01.068

Varoqueaux F, Williams EA, Grandemange S, Truscello L, Kamm K, Schierwater B, Jékély G et Fasshauer D.  2018. High Cell Diversity and Complex Peptidergic Signaling Underlie Placozoan Behavior. 28(21) p3495-3501. https://doi.org/10.1016/j.cub.2018.08.067

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