dimanche 25 mars 2012

Evolution et complexité… Ce n’est pas simple !

La théorie de l'évolution, sous ses airs simples, est complexe… ou l’inverse selon certains ! Souvent, dans les médias par exemple, l’idée sera véhiculée que l’évolution mène vers plus de complexité. Cette affirmation est engendrée par plusieurs facteurs, notamment les représentations visuelles que l'on peut rencontrer de l'évolution. Mon idée ne sera pas de savoir ce qu’est la complexité (c’est un sujet bien trop complexe !) mais plutôt de montrer que l’évolution vers la complexité est quelque chose que l’on peut critiquer. Je vais donc accepter une « définition » intuitive de la complexité pour plus de simplicité.

La première illustration utilisée pour représenter l’évolution est celle ci :

La marche de l’homme vers le progrès… Source ici : hominides.

Je l'ai trouvée d’ailleurs en premier résultat de google image France lorsqu’on tape « évolution ». Bon, je vous l’accorde, en fait l’illustration est tirée d’un site où justement cette représentation est critiquée. Je vous conseille d’ailleurs d’aller faire un tour sur cette page pour y voir les critiques (ici !). Cette image ne joue pas directement sur cette idée de complexité mais sur celle de progrès. Mais le progrès vers quoi ? Très probablement la complexité justement. Et qui est le plus complexe à la fin ? L’humain. C’est d’ailleurs un sacré hasard qu’on discute autant de l’évolution vers la complexité lorsque l’on se considère soit même comme complexe.

A propos de représentations, Stephen Jay Gould, un auteur bien connu de vulgarisation scientifique sur l’évolution, fait aussi remarquer une chose : dans les représentations de l’évolution au cours du temps sur la Terre, on montre toujours dans les premiers temps des organismes évolutivement éloignés de l’homme (par exemple dans les mers anciennes : des crustacés et des méduses). Mais plus on approche de l’apparition de l’homme, plus on voit des organismes proches de l’homme (Puis, à partir d’une période géologique donnée quasiment tous les animaux représentés sur terre, sur mer ou dans l’air sont des vertébrés à quatre pattes (ou tétrapodes) !). Comme si les autres organismes présents antérieurement dans le temps avaient disparus où étaient en voie de disparition ! Alors que ces organismes n’ont pas cessé d’évoluer pour autant !
Mais il sera rare (voire impossible) de trouver sur une de ces fresques (cf illustration plus bas) la période d’apparition des coléoptères (pourtant les plus nombreux des animaux en termes de nombre d’espèces), des escargots terrestres (pourtant loin d’être rares et sujets à un passage évolutif de l’eau à la terre ferme tout comme nous) ou même de groupes importants de bactéries ! Certes on ne peut pas tout représenter mais quel favoritisme pour l’homme et les organismes qui lui sont évolutivement proches !

Une fresque biaisée de l’évolution. Remarquez par exemple qu'au Tertiaire les insectes ont disparus ! (cliquez pour agrandir. Fresque de l'évolution)

Vous vous en doutez, le sujet a été largement traité. Mais une des premières objections que l’on pourrait faire est : si l’évolution tend vers plus de complexité alors toutes les lignées devraient tendre vers la complexité. Or si l’on juge certains groupes actuels comme « simples »… alors l’évolution ne tend pas nécessairement vers une complexité générale car cela implique que ces groupes n’ont justement pas tendu vers cette complexité ! Mais Gould a aussi traité ce problème d’un point de vue plus statistique : oui, l’humain est complexe, c’est quand même qu’il y a quelque chose qui l’a poussé à devenir complexe ! Gould réfute cette idée en abordant le problème par ce qu’il appelle « un mur de gauche » ou « la marche de l’homme (ou de la femme) ivre » : imaginez une personne saoule (ou tentez vous même l’expérience, le seul défaut c’est que vous risqueriez de ne pas vous en souvenir) marchant dans la rue. Cette personne titube de manière aléatoire à gauche comme à droite. A gauche se trouve un mur et à droite rien. Heuuu imaginons aussi qu’il n’y a pas de trottoir ni de voitures dans la rue, comme ça cette personne peut aller à droite autant que possible (bon, ho ! je bidouille comme je veux la métaphore dans mon esprit hein !). Cette personne ne peut pas traverser le mur mais peut aller loin à droite. Statistiquement elle va revenir plusieurs fois au mur mais elle peut aller aussi loin que possible du mur (sachant que la probabilité d’atteindre un point qui est loin à droite diminue avec sa distance au point de départ). Et bien remplacez le mur par la complexité minimale (à gauche) et la droite par la complexité maximale. Lâchez des centaines de personnes bourrées et la plupart seront collées au mur  (voir effondrés dessus hein) et très peu loin du mur. Cette hypothèse suppose que l’évolution vers plus ou moins de complexité est aléatoire (pas que l’évolution elle même est aléatoire, là encore on peut discuter longtemps). Gould constate que dans le vivant c’est effectivement le cas : les organismes les plus présents sur la planète sont les bactéries, organismes simples alors que l’ « être suprême » serait unique : ce serait l’humain. Certains dirons que les primates sont plus complexes au sein des mammifères, les mammifères plus complexes au sein des vertébrés, les vertébrés plus complexes au sein des animaux, etc. Oui, mais la personne ivre part nécessairement d’un point qui est plus à droite que le précédent pour continuer à droite. Voici un schéma illustrant ce problème : 

« La mode de la bactérie » : on ne peut pas aller « plus à gauche » que la complexité minimale mais on peut toujours aller à droite. Cependant la proportion d’organismes à droite diminue avec la distance. 
Bon maintenant on a brassé du théorique, c’est rigolo… mais voyons des cas plus concrets : 

L’homme est-il réellement plus complexe ? Au niveau de la cognition ça ne fait pas de doute. Mais l’homme a aussi perdu beaucoup de caractères au cours de son évolution : sur ces points il a donc perdu en complexité. Notamment les branchies (A History of Fish 1 : Sans mâchoires y a de l'espoir !), la queue, pas mal d’os du crâne, différents types de poils (l’homme n’a pas de « moustaches » ou vibrisses comme les souris ou les chats). On pourra me dire « oui mais l’homme a plus de caractères complexes que simples ». Le problème c’est que chaque caractère est indépendant des autres donc comparer des choses indépendantes n’a pas de sens. 

Mais d’autres exemples peuvent être cités : admettons alors que pourquoi pas, les primates sont plus complexes au sein des mammifères, les mammifères plus complexes au sein des vertébrés, les vertébrés plus complexes au sein des animaux, etc. Alors c’est supposer que les « invertébrés » (entre guillemets parce qu’ils n’existent pas (Les mystères de la phylogénie...) !) sont moins complexes que nous (même si comme je l’ai dit plus haut, mesurer la complexité générale a peu de sens). 

Que nenni ! Prenez une éponge (cf illustration plus bas) : la plus amorphe créature au sein des animaux. Elle ne bouge pas, n’a pas d’organes, pas de système nerveux, filtre l’eau,... Bref, les éponges sont ce qu’on appelle le « groupe frère » des animaux, c’est à dire qu’à part être des animaux elles n’ont rien de commun avec les autres animaux. Premièrement il fallait bien que quelqu’un se dévoue pour cette place, on peut donc les féliciter pour leur sacrifice. Deuxièmement les éponges ont leurs propres caractères parfois bien complexes. En effet, on ne les définit pas seulement par les caractères d’animaux qu’elles n’ont pas (ce serait bizarre comme définition et de toute façon ça marche pas (cf  encore Les mystères de la phylogénie...) ). Elles ont ce qu’on appelle un système aquifère, c’est à dire un système de canaux internes qui font circuler l’eau et qui peut se diviser en sous chambres reliées par d’autres canaux. Bref, un labyrinthe de cavités dans lequel se paumerait le Minotaure (qui n’a au final qu’à suivre le courant !). Pas mal pour des "êtres inférieurs".

Voici le type d’organisation labyrinthique que l’ont peut trouver dans une éponge :  l'éponge labyrinthe.

Un autre caractère complexe présent chez beaucoup d’éponges, ce sont les spicules : des petites épines parfois aux formes compliquées servant de microsquelette aux éponges. Si la forme des spicules peut être complexe, leur agencement lui aussi peut l’être et est loin d’être aléatoire, formant un véritable macrosquelette cette fois. Et j’en connais qui n’ont pas de structures comme ça ! Quels êtres inférieurs a-spiculés ces humains, ils sont tellement simples qu’ils n’ont pas de spicules…

A gauche les spicules d’une éponge. Quand on a eu à retenir le nom de chaque type de spicule (et il y en a un certain nombre) on ne voit plus ça comme quelque chose de simple (diversité des spicules). A droite l’organisation d’une éponge avec la façon dont les spicules s’organisent (squelette de spicules). 

Bon puis je n’allais pas clore le sujet sans une belle image d’éponge, juste pour les yeux :

Belle éponge.


Bon mais alors qu’est-ce que je vous fais depuis tout à l’heure ? Suis-je en train de vous montrer le contraire de ce que je voulais vous faire comprendre ? Finalement les éponges elles aussi sont complexes, tout le monde tend bien alors vers la complexité ! Non non, ici je veux montrer que la complexité revêt des formes auxquelles en tant qu’humain on ne pense pas forcement. Et que tout être vivant tend différemment vers la complexité ou la simplicité selon les caractères ou les critères considérés. Ce qui illustre que l’évolution ne semble pas se diriger vers une tendance générale.

Mais vous voulez des exemples d’êtres qui se complaisent plus dans la simplicité que dans la complexité ?

Un des premiers types d’organismes que l’on peut citer est celui des parasites souvent morphologiquement simples. Mais ils peuvent avoir des cycles de vie très complexes par ailleurs. Par exemple cet article que j’ai écrit où j’insiste sur le développement complexe de certains parasites, cet article renvoyant lui même vers d’autres articles sur leurs cycles alambiqués (les néodermates).

Nos amies les ascidies sont de drôles d’organismes. J’en ai déjà parlé sur ce blog (deutérostomiens). Qu’est-ce qu’une ascidie ? Un sac planté au fond de l’eau qui filtre. Une éponge quoi ? Non non non ! Les ascidies sont des organismes qui ont bien plus à voir avec nous (les vertébrés) qu’avec les éponges. D’ailleurs il suffit de voir la larve pour s’en convaincre : c’est la larve d’un chordé typique (les vertébrés sont eux même des chordés). Une chorde dorsale de soutien du corps, un système nerveux au dessus de la chorde, etc. Mais lors de la métamorphose c’est le drame. Les ascidies se fixent par la tête et se transforment en cette espèce de sac filtreur qui ne peut plus se déplacer (cependant elles restent capables de mouvements).

Schéma de la terrible métamorphose de l’ascidie (Métamorphose !)… 

La larve a des organes sensoriels à l’avant comme un œil. Le système nerveux à l’avant forme aussi un épaississement, tout comme notre cerveau. Ces caractères, présents chez les chordés (et donc les vertébrés) sont alors perdus lors de la métamorphose. En gros passer d’une forme active et nageuse à un sac passif ça fait penser spontanément à de la simplification. Je me rappelle bien avant un examen de zoologie en Licence, lorsque nous révisions au dernier moment avant de rentrer dans la salle, une de mes camarades m’a alors fait la remarque suivante : « mais comment ça se fait que des animaux évolués comme les chordés (parce que nous en sommes) deviennent finalement si simples ? ». Simplement parce que ça fonctionne ! Allez sur une plage rocheuse, retournez un caillou et si vous êtes observateur vous trouverez des ascidies ! On les trouve quasiment partout. En fait les ascidies sont évoluées à leur manière. Et ce serait trop simple de dire qu’elles sont simples : leur branchies sont super développées, elles présentent un « manteau » ou une « tunique » qui les protège qu’on ne trouve pas chez les autres animaux et fait intéressant… le battement de leur cœur change régulièrement pour inverser le sens de circulation du sang… bien qu’on ne sache pas pourquoi c’est comme ça, c’est un fait apparemment unique chez les animaux !

Bon allez, la zolie image :

Clavellines jolies.

Mais chez les animaux on trouve encore quelqu’un de plus étrange : notre ami Trichoplax adherens le placozoaire. Lorsque le groupe des éponges est apparu, le groupe des autres animaux appelés « eumétazoaires » a également fait son apparition (je ne vais pour vous expliquer d’où vient ce nom, c’est une honte… Allez si ! ça signifie « vrais animaux » comme si les éponges en était des faux ! Ah ces humains, indécrottables !). Ce qui signifie que les éponges ne sont pas plus vieilles que nous puisque nous avons divergé au même moment. Bref, le groupe des eumétazoaires aurait divergé ensuite en donnant d’un côté le groupe des placozoaires et de l’autre celui des autres eumétazoaires (donc les eumétazoaires sont aussi vieux que les éponges et les placozoaires sont plus jeunes que les éponges au sein des eumétazoaires, capiche ? Bon allez, jetez un œil sur l’arbre qui suit, ça vous aidera peut-être). 

Voici un arbre très simplifié de l’évolution des animaux dont je parle pour que ce soit plus clair. J’en ai profité pour rajouter les animaux à quatre pattes ou « tétrapodes » (entre autre nous) et les ascidies. Notez cependant que certains auteurs placeront Trichoplax autre part…

Les placozoaires selon cette hypothèse n’auraient donc pas les caractères spécifiques aux autres eumétazoaires comme par exemple un système digestif. Décrivons déjà un placozoaire : c’est un truc. Ok plus précisément : il est constitué d’une couche de deux cellules, plate, qui rampe au fond de la mer ou des aquariums (là où on l’a découvert !). Ces animaux n’ont que quatre formes différentes de cellules, encore moins que les éponges ! Là désolé, je ne peux pas les sauver comme les éponges ou les ascidies, morphologiquement ils sont simples, point. Mais que nous a révélé le génome de Trichoplax ? Que bien qu’il n’ait pas le plus complexe des génomes chez les animaux, il contient tout de même plein de gènes qu’on ne s’attendrait pas à trouver ici notamment des gènes du développement qu’on retrouve chez les autres eumétazoaires. Cela est étrange sachant que la morphologie est très simple chez cet animal mais qu’on retrouve un grand nombre de gènes responsables de la morphologie plus complexe des autres eumétazoaires chez Trichoplax ! Mais alors à quoi ça peut bien servir à notre timide Trichoplax ? Plusieurs hypothèses : soit l’ancêtre de Trichoplax était un animal déjà complexe qui s’est simplifié en gardant ses gènes, soit ces gènes avaient au départ une autre utilité que celle qu’on leur connaît aujourd’hui. Il est encore difficile de trancher mais cette complexité génétique de Trichoplax reste surprenante pour un animal morphologiquement si simple…


Trichoplax adherens… Là il n’y a rien que je puisse faire… Ca ne ressemble à rien…  

Bon allez, un dernier petit exemple, je vais m’aventurer très timidement chez les plantes, Boris devrait vous en reparler en détails. Chez les plantes à fleur on distinguait deux grands groupes : les dicotyledones et les monocotyledones (les détails viendront plus tard). On considérait les dicot’ comme plus évoluées car ayant une structure plus complexe et les monocot’ moins évoluées car moins complexes. Les dicot’ sont aujourd’hui considérées comme paraphylétiques, c’est à dire qu’elles n’existent pas plus que les "poissons". Mais elles sont paraphylétiques parce que les monocot’ proviennent des dicot’ ! C’est à dire que les monocot’, supposées simples proviennent de plantes plus complexes. Simples vraiment ? Les « dicot’ » ont un vrai bois bien organisé alors qu’en substance ben les monocot’ c’est que des feuilles emboîtées… Que faire de ça ? C’est pas très compliqué… Et bien si ! C’est sans compter sur l’ingéniosité de ces plantes : rien qu’en emboîtant des feuilles on a des palmiers, de l’herbe, des orchidées, du bambou… Comment faire compliqué à partir du simple ! Les Shadocks auraient aimé ! Et ces plantes se retrouvent partout… Mais laissons Boris vous en parler plus en détails plus tard, toujours est-il que si l’évolution poussait vraiment vers la complexité, on ne devrait pas s’attendre à ce que la simplicité fonctionne aussi bien !

A gauche une foret de bambous, à droite d’étranges Bromeliacea… Y’a un monde entre leurs morphologies et leur mode de vie et pourtant, c’est toujours le même principe…

Voilà pour un petit tour de la question. Bien sûr il y aurait beaucoup de choses à dire en plus, ce problème est loin d’être évident. Mais ces quelques exemples montrent qu’on trouve de la simplicité dans la complexité et de la complexité dans la simplicité. Peut-être est-il trop schématique de caractériser dans sa totalité un organisme comme simple ou complexe…


Pour aller plus loin :

Srivastava M. et al. 2008. The Trichoplax genome and the nature of Placozoans. Nature, 454-955.

Rossenlenbroich, B. 2006. The notion of progress in evolutionnary – the unresolved problem and an empirical suggestion. Biology an philosophy, 21, 41-70.

Gould S. J. L’éventail du vivant : Le mythe du progrès. 2001. Editions points.

Les mondes darwiniens, L’évolution de l’évolution, coordonné par Heams T., Huneman P., Lecointre G. et Silbersetin M. 2009. editions Syllepses. Lecointre G. Récit de l’histoire de la vie ou De l’utilisation du récit.

SSAFT : [Le sur-sur-mercredi, on converge] Les Poissons Amphibies

SVT Colin : Lettre ouverte aux finalistes et aux gradistes...




mercredi 14 mars 2012

La coopération : pourquoi pose-t-elle problème ?

D’innombrables exemples…

La coopération au sens très large (l’entraide entre plusieurs individus) est un caractère éminemment présent dans la nature, loin de concerner uniquement l’espèce humaine. Pour ceux qui ne seraient pas convaincus, et je doute qu’ils soient nombreux, sachez que l’on retrouve des actes de coopération chez tous les grands groupes d’organismes, indépendamment de leur complexité, et à tous les niveaux au sein d’un organisme.

Je ne parle pas de la coopération « grand public », vous savez ces vidéos qui font le tour de la planète où on voit un hippopotame bravant un féroce crocodile dans le but ultime de délivrer une antilope des dents acérées du monstre… Aussi attendrissantes que soient ces vidéos dont on donne des significations très anthropomorphiques, nul besoin d’invoquer ces soudains excès de bravoures au semblant altruiste pour parler de la coopération. Prenons plutôt quelques exemples des plus simples.




La plupart des animaux qui vivent dans des groupes sociaux coopèrent pour maints aspects de leur vie quotidienne. Prenez un groupe d’oiseaux en train de picorer, chacun va lever la tête relativement souvent pour s’assurer qu’aucun prédateur ne rode dans les parages. Chaque individu profite de la vigilance des autres du groupe, de telle façon qu’il n’a pas besoin d’être aussi vigilant que s’il était seul, et que malgré ça il serait averti plus rapidement de l’approche d’un prédateur.

Chez les chauves-souris vampire qui se nourrissent de sang, il arrive qu’un individu n’ait pas réussi à se procurer de la nourriture, et se trouve dans une situation critique pour sa santé. Qu’à cela ne tienne, il lui suffit de solliciter un de ses partenaires pour que celui-ci lui régurgite une partie de son propre repas. Il s’agit alors d’un acte que l’on peut qualifier d’altruiste, puisque le donneur doit payer un coût (le sang régurgité) et ne reçoit aucun bénéfice direct. Cependant, il pourrait arriver par la suite que cet individu ait à son tour besoin de nourriture, et qu’on lui rende la pareille.


Partage de sang chez les chauves-souris vampire [Source gauche, droite]


Dans une troupe de lionnes, une véritable coopération se met en place lors de la chasse. Au lieu de chasser chacune leur propre proie, elles réunissent leurs forces et se coordonnent pour attraper des proies plus grosses. Et au final, même si cette proie devra être partagée par l’ensemble du groupe, un individu y gagne plus que s’il devait chasser tout seul des proies forcement plus petites et moins faciles à attraper.

La liste des actes de coopération n’en finit pas. Elle concerne également d’autres règnes que les animaux. Les plantes peuvent par exemple coopérer en se prévenant par des signaux chimiques de l’attaque d’un herbivore. La coopération peut tout à fait concerner plusieurs espèces, comme ces stations de nettoyage sous-marines où des petits poissons (qui n’existent pas, non, non !) débarrassent leurs clients de leurs parasites en s’en nourrissant. J’ai également parlé d’une coopération au sein de l’organisme. Pensez à nos petites cellules qui coopèrent bravement pour faire fonctionner notre organisme !


Quelques exemples de coopération parmi les nombreux que compte le règne animal : défense contre les prédateurs chez le bœuf musqué [Source], épouillage chez les primates [Source], nombreuses espèces de poissons nettoyeurs [Source], partage de l’élevage des jeunes chez les suricates [Source]



La coopération et l’évolution


Tous les exemples cités précédemment vous auront sans doute convaincu d’une chose : la coopération semble apporter d’énormes bénéfices à ses acteurs, ce qui vous paraît tout à fait logique puisqu’elle est soumise à la sélection naturelle. Cependant, la coopération a très longtemps posé problème, et continue de faire cogiter les chercheurs. Car malgré cette intuition de logique, comprendre comment la coopération a pu apparaître et se développer est loin d’être une chose aisée.

Pour vous expliquer simplement, reprenons un des exemples précédents. Un oiseau est plus en sécurité au sein d’un groupe puisqu’il profite de la somme des vigilances de tous les individus du groupe. Lui-même participe à cette vigilance commune, en observant autour de lui. Comme toutes les activités, être vigilant prend du temps et de l’énergie. Il faut sans cesse relever la tête, faut faire gaffe aux torticolis et puis ça empêche de se goinfrer comme il faut. Mais si jamais cet oiseau décidait de ne pas participer à la vigilance collective, il aurait tout loisir de manger tranquillement et ça ne changerait pas grand-chose à sa sécurité au final, pour une paire d’yeux de moins… Vous venez d’assister à l’apparition du premier individu dit « tricheur » de la population, et c’est justement, précisément, ce qui pose problème dans l’établissement et le maintien de la coopération. Car cette tendance à la tricherie risque de se répandre dans la population et d’engloutir dans le même temps la coopération.

Il en est de même pour les chauves-souris. Imaginez un individu qui sollicite les autres quand il est affamé mais refuse de partager sa nourriture lorsqu’on le sollicite à son tour. Si on reprend le raisonnement très simple de la sélection naturelle, comme il aura les bénéfices de la nourriture des autres et ne payera aucun coût pour en fournir aux affamés, il aura un meilleur succès que les autres, grandira plus vite par exemple, vivra plus longtemps ou pourra consacrer plus d’énergie à sa reproduction, si bien qu’il engendrera plus de descendants qui partagent le caractère « égoïste », et la population s’en trouvera alors envahie.

Pour finir de vous convaincre, les humains sont excellents lorsqu’il s’agit d’envahir une population d’individus tricheurs. C’est pour cette raison que les sociétés basées sur l’échange de services, et où l’argent n’existe pas, ne sont souvent que des utopies. Je vais vous citer l’exemple formidable qui m’a permis de comprendre la théorie des jeux. Dans une ville, les gens ont le choix entre aller au travail en voiture ou en bus. Evidemment, moins il y a de voitures qui circulent, plus la route est dégagée et plus les véhicules sont rapides pour acheminer les habitants à leur lieu de travail. Mais la voiture reste quand même toujours plus rapide que le bus. Si tout le monde prenait le bus, les routes seraient bien dégagées et le trajet mettrait disons 15 minutes. Sauf qu’en voiture, il ne faut que 10 minutes… Du coup les petits malins commencent à prendre leur voiture, quitte à faire ralentir les bus, mais aussi les voitures ! Petit à petit, comme il est toujours plus rapide de prendre sa voiture, tout le monde va s’y mettre si bien qu’au final il faudra une demi-heure de route en voiture (les routes étant saturées !) et trois quarts d’heure pour les irréductibles écologistes et les gens sans permis qui prennent toujours le bus.


Pour comprendre ce graphique, prenez n’importe quelle personne prenant le bus (en orange). La courbe bleue étant en dessous (temps de trajet plus faible), cette personne aura toujours intérêt à prendre la voiture. D’où le point de stabilité atteint au moment où tout le monde prend sa voiture, alors que le trajet serait plus court si tout le monde coopérait pour prendre le bus.



Pour résumer, si tout le monde coopère en prenant le bus, chacun ne met que 15 minutes pour rejoindre son travail. Mais irrémédiablement, la tricherie va envahir la ville et les habitants devront subir au minimum les 30 minutes de voiture !

Vous comprenez où je veux en venir ? Même si les habitants auraient tous intérêt à prendre le bus, la population tendra naturellement vers l’opposé. De même que dans la nature. Dans une population où tout le monde coopère, il suffit qu’un individu tricheur apparaisse et qu’il profite de la coopération des autres sans en payer le coût pour que la population bascule vers une population de tricheurs ! D’où le problème du maintien de la coopération.

Le problème est encore plus pointu pour l’apparition de la coopération, et non son maintien. En effet, si on considère au départ une population totalement égoïste, où tout le monde ne s’occupe que de lui, comment la coopération pourrait se répandre ? Si un individu tout gentil apparaît spontanément dans la population, tout le monde profitera de lui et il aura un succès encore plus faible que les autres, donc aucune chance de répandre son caractère coopératif en engendrant plus de descendants.




La solution ?


Pourtant, la coopération existe bel et bien, et elle est très répandue. La question ne se pose plus quant à son intérêt, puisqu’on a vu qu’elle apportait nombre de bénéfices à ses acteurs. Mais son apparition, son évolution et son maintient ont soulevé depuis longtemps de nombreuses théories. Je ne vais pas ici les expliquer en détail, il faudra attendre d’autres articles. Cependant, il est trop cruel de vous tenir en haleine sans vous lâcher quelques bribes d’explications.

La sélection de parentèle, mise en lumière par Hamilton, est une des principales hypothèses quant à l’apparition de la coopération. Un individu avide de répandre ses gènes aura tout intérêt à aider ses enfants, parents, frères et sœurs qui portent une grande partie de ses gènes. D’ailleurs la coopération observée est souvent plus importantes entre individus apparentés, pour cette raison.

J’ai parlé plus haut de la théorie des jeux. C’est un thème qui sera abordé dans ce blog et qui apportera pas mal de réponses, notamment à propos du maintient de la coopération. Sachez seulement qu’un équilibre entre tricheurs et coopérateurs pourra s’établir. Les tricheurs peuvent également être évincés de la population, ou punis, et la coopération se maintient alors sous la menace. Encore une hypothèse qui fonctionne à merveille chez les humains : la menace d’une punition encourage très fortement la coopération.

Enfin, la sélection de groupe revient en force dans le thème de la coopération. Toutefois, il faut prendre ce concept avec une infinie précaution. Nous sommes loin de la théorie de la sélection de groupe de Wynne-Edwards (1962), qui a été très vivement critiquée notamment par Williams (1972), et finalement considérée comme fausse. Loin également de Lorenz (1963) qui l’invoquait pour expliquer l’agressivité (selon lui, les individus se battent entre eux dans le but d’éliminer les plus faibles…). Depuis, la sélection de groupe est un peu tabou parmi les biologistes. On n’ose pas en parler, les étudiants se font taper sur les doigts s’ils en font allusion… Mais elle refait surface comme une bête de l’ancien temps qui se réveillerait d’une longue hibernation… Bon bon j’avoue je m’égare ! En attendant un article dévoilant le mystère de la coopération, je vous laisse cogiter !




Bibliographie


Pour les impatients, les articles clés expliquant l’évolution de la coopération :

- Nowak, M.A. 2006. Five rules for the evolution of cooperation. Science, 314, 1560-1563.

- West, S.A., Griffin, A.S. & Gardner, A. 2007. Evolutionary explanations for cooperation, Review. Current Biology, 17, R661-R672.


Pour le “retour” de la nouvelle théorie de la sélection de groupe, voire le magazine « New Scientist » n°2824 (aout 2011)
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