mercredi 1 novembre 2017

Des amphibiens adeptes de mélodrame

Les bestioles frêles et molles le savent, quand un être menaçant approche, mieux vaut réagir au quart de tour sous peine de se transformer en repas. Beaucoup d’animaux optent ainsi pour des stratégies classiques et indiscutablement efficaces. Les uns prennent les jambes à leur cou, les autres se camouflent en un temps record, cessent de bouger ou font le mort. Certains répliquent et contre-attaquent dans l’espoir de dissuader l’adversaire de les croquer. Et d’autres enfin se la jouent personnages de pièce mélodramatique à la Shakespeare, se lancent dans tout un cinéma lorsqu’ils se sentent menacés, offrant un spectacle déconcertant à leur ennemi. L’effet de déroute fait d’ailleurs partie du stratagème. Les maîtres en la matière : les amphibiens.

La supplication du condamné


Le crapaud n’a pas vu le prédateur s’approcher. Le meurtrier se tient devant lui, prêt à l’avaler d’une bouchée. Plus question de s’enfuir. Dans une tentative désespérée, le crapaud se recroqueville sur le sol, se tordant dans ce qui semble être une pathétique supplication de lui épargner la vie, se couvrant les yeux pour ne pas voir la mort arriver.

Reflexe d’Unken d’un crapaud sonneur à ventre jaune
(Crédits : Aleksandar Simovic, Burday Adam et Emmanuele Biggi)


Pris de pitié, le prédateur décide finalement d’épargner ce pauvre petit être sans défense. Comment ça pas crédible ? Parole de biologiste, cette position réflexe – le réflexe d’Unken de son petit nom – permet bien à crapauds et salamandres d’échapper à la mort ! Bon certes, l’empathie du prédateur n’est pas forcément une valeur sur laquelle on peut compter. Il n’empêche, la soudaine position insolite de la proie offre d’autres atouts de taille. Taille au sens littéral d’abord, puisque l’animal, après quelques goulées d’air, se gonfle et parait alors plus gros et plus impressionnant. Tout en protégeant ses yeux sensibles avec ses pattes, l’amphibien demeure immobile. En apparence tout du moins, puisqu’il profite de la surprise du prédateur pour secréter quelques toxines. Le repas du prédateur s’avère donc toxique, et ce dernier le sait ! Car la position du supplicié n’a pas tellement pour objectif d’attendrir le prédateur, mais bien de montrer ses jolies couleurs à son tortionnaire. Vous le savez sans doute, des couleurs vives sont souvent l’apanage des espèces toxiques. Et pour cause, c’est un signal suffisamment fort pour alerter les prédateurs de leur toxicité. Et éviter au passage de se faire croquer. On parle d’aposématisme. Un prédateur qui fait l’erreur de goûter une espèce aussi colorée a des chances de s’en souvenir longtemps. Et évitera par la suite tout bout de chair aux couleurs trop vives. C’est un peu comme le dégoût que nous inspirent des aliments qui nous ont rendu malades la dernière fois qu’on y a goûté ! Finalement, la position étrange des amphibiens s’apparente moins à une supplication désespérée qu’à un pied-de-nez au prédateur : « Va z’y, je bouge pas, mange-moi si tu l’oses ! »


“Come at me Bro!”; Réflexe d’Unken de triton rugueux, Taricha granulosa (Crédits : Gary Nafis)


Sacrifice charnel


Tenter d’impressionner son assassin n’est pas toujours une solution gagnante, surtout lorsqu’on ne dispose pas de toxines suffisamment dissuasives. Que faire face à un carnivore affamé ? Lui donner quelque chose à se mettre sous la dent pourrait bien être une stratégie salutaire… si seulement les proies se baladaient avec un bout de viande de secours. Qu’à cela ne tienne, beaucoup d’organismes ont trouvé la parade. Si le prédateur veut manger, autant faire un compromis et sauver sa vie ! Ainsi, certaines salamandres, malencontreusement attrapées par la queue par un serpent, préfèrent s’en délaisser (de la queue, et du coup du serpent par la même occasion). Cette technique, appelée autotomie, consiste à s’automutiler en cas de danger, offrant ainsi au prédateur un bout de barbaque et à la proie le répit nécessaire pour filer à l’anglaise. Cette stratégie n’est pas l’apanage des salamandres, puisqu’on la retrouve chez des organismes aussi variés que des lézards, des araignées, des crabes, des limaces… et même des souris capables, littéralement, de laisser leur peau(1) ! Chez les lézards comme chez les salamandres, le bout de queue laissé au prédateur peut continuer à se mouvoir tout seul, ce qui permet autant d’attirer l’attention du prédateur (si celui-ci n’a pas encore attrapé sa proie) que de le garder occupé le temps que le mutilé s’échappe(2).

Si la tactique peut paraître très efficace, elle est à utiliser avec parcimonie. Bien que les salamandres soient capables de régénérer leur membre amputé, cela demande du temps et de l’énergie. De plus, la queue des salamandres n’est pas dénuée d’utilité. La réserve de graisse qu’elle contient pourrait notamment être indispensable à la reproduction. De plus, les individus se déplacent beaucoup moins vite quand ils sont amputés(3). L’autotomie est donc utilisée, à priori, en dernier recours, lorsque les autres tactiques ont échoué(4).



Wolverine in real life


Pour finir sur les amphibiens qui en font trop, laissez-moi vous présenter Trichobatrachus robustus. Cette grenouille, du haut de ses 11 cm, se prend ni plus ni moins pour un des X-men. En plus d’être poilue, ce qui, il faut bien l’avouer, est très bizarre pour une grenouille, la bestiole est capable de sortir des griffes de sa peau lorsqu’elle se sent menacée. Non pas que ces griffes soient rétractiles, non, il s’agit d’excroissances osseuses capables de percer sa peau(5) ! Et pour sortir ces bouts d’os, la grenouille contracte un muscle, désolidarisant la partie pointue (la griffe) d’une partie osseuse qui elle reste à sa place. En somme, elle se casse les os, puis se transperce la peau… Pas étonnant qu’elle soit appelée « Wolverine frog » en anglais, ou encore « horror frog », littéralement « la grenouille de l’horreur » ! 


La grenouille Wolverine, avec sa jolie barbe… (Crédits : J. Green et Gustavocarra)


Si les amphibiens rivalisent de techniques pour échapper à leurs prédateurs, les autres animaux ne sont pas en reste. La nature regorge de stratégies, inventions des proies dans leur course aux armements avec les prédateurs... L'évolution n'a pas attendu l'imagination de humains pour créer des êtres aux pouvoirs de X-men ou autres super-héros !


Références :


(1) Seifert, A.W., Kiama, S.G., Seifert, M.G., Goheen, J.R., Palmer, T.M. & Maden, M. 2013. Skin shedding and tissue regeneration in African spiny mice (Acomys). Nature, 489, 561-565.
(2) Dial, B.E. & Fitzpatrick, C. 1983. Lizard tail autotomy: Function and energetics of postautotomy tail movement in Scincella lateralis. Science, 219, 391-393.
(3) Maiorana, V.C. 1977. Tail autotomy, functional conflicts and their resolution by a salamander. Nature, 265, 533-535.
(4) Ducey, P.K., Brodie, E.D.Jr. & Baness, E.A. 1993. Salamander tail autotomy and snake predation: Role of antipredator behavior and toxicity for three neotropical Bolitoglossa (Caudata: Plethodontidae). Biotropica, 25, 344-349.
(5) Blackburn, D.C., Hanken, J. & Jenkins, F.A.Jr. 2008. Concealed weapons: erectile claws in African frogs. Biology Letters, 4, 355-357.




mardi 22 août 2017

Pourquoi j’épluche des souches d’arbres dans les forêts irlandaises

Cela fait deux jours que nous sommes coupées du monde, exilées au fin fond de la campagne irlandaise, agenouillées dans les ronces sous une météo capricieuse. Mes collègues sont aussi couvertes de boue que moi. Armées d’outils de jardinage et de pinces à dissections, nous épluchons méticuleusement de vieilles souches de pin.

Après trois années de travail acharné (oui bon… de travail quoi !) à étudier l’interaction fascinante entre des parasites manipulateurs* et leurs hôtes zombifiés, thèse en poche et officiellement Docteur, je me suis exilée en Irlande pour une nouvelle mission scientifique. La bestiole qui m’intéresse désormais s’appelle Hylobius abietis. Grand charançon du pin, pour les intimes. Cet insecte, comme son nom l’indique, se retrouve principalement là où il y a des pins. Et pour cause, c’est dans les souches de cet arbre, voire dans d’autres résineux, que l’animal se développe. Les femelles sont notamment sensibles à l’odeur de pins fraichement coupés, et viennent y pondre leurs œufs. Bien cachée sous l’écorce, la larve qui sort grignote tranquillement son abri, se creusant un chemin vers la sortie et se métamorphosant au passage en pupe, une sorte de stade intermédiaire, puis en adulte.

Grand charançons du pin au stade larvaire, pupe et adulte (Crédit : Sophie Labaude)


Oui mais voilà, quand l’adulte émerge enfin à la lumière du jour, après avoir passé plusieurs mois à se nourrir de bois en décomposition, l’envie de goûter au bois frais se fait rapidement sentir. Délaissant sa souche nourricière, le voilà qui part boulotter de jeunes pins fraichement plantés. Or, la gestion actuelle des forêts de pins fait que des parcelles entières sont coupées en même temps. A la fin de l’été, ce sont donc des centaines, des milliers d’adultes qui émergent de cette nurserie géante ! Et tout ce beau monde n’a pas besoin de chercher bien loin pour se nourrir, d’autres parcelles proches sont invariablement peuplées de pins fraichement plantés. Ainsi, les pratiques sylvicoles actuelles couplées aux habitudes alimentaires de l’insecte font de lui le principal ravageur des plantations de résineux en Europe. La tragédie se joue sur deux tableaux. Tragédie économique d’une part, car en plus de devoir remplacer les arbres tués par les charançons, des traitements préventifs sont devenus indispensables, pour un coût à l’échelle de l’Europe qui avoisinerait les 150 millions d’euros par an. Tragédie environnementale d’autre part, puisque les méthodes de lutte actuelles incluent une utilisation massive de pesticides.

Le terrifiant assassin des pins, Hylobius abietis (Crédits : Sophie Labaude)

Pour limiter ces deux tragédies, on pourrait changer les pratiques sylvicoles, éviter ces monocultures qui génèrent invariablement des pertes considérables sitôt qu’un petit ravageur pointe le bout de son nez. Solution pour l’instant incompatible avec les exigences de rentabilité. Autre idée : trouver une méthode de lutte qui soit à la fois efficace et inoffensive pour les autres espèces et l’environnement. En somme, l’idée serait de remplacer les pesticides par une lutte biologique, et si possible peu coûteuse. La lutte bio, c’est une pratique qui se développe contre beaucoup de ravageurs, qu’ils soient animaux, végétaux ou micro-organismes divers. Pour lutter contre des insectes, on peut les exposer à leurs prédateurs. On connaît notamment l’exemple des coccinelles asiatiques lâchées sur les cultures pour les protéger des pucerons et autres ravageurs. En ce qui concerne le grand charançon du pin, un ennemi offre des pistes particulièrement prometteuses en termes de lutte bio : des nématodes entomopathogènes, ou tueurs d’insectes. Des parasites donc. Eh bien oui, je n’ai pas atterri en Irlande par pur hasard !

Les nématodes constituent un groupe d’organismes vermiformes, tout petits et qu’on trouve à peu près partout. Parmi les dizaines de milliers d’espèces que l’on connait, il y a deux groupes qui montrent un intérêt tout particulier : ceux des genres Heterorhabditis et Steinernema. Ces espèces ont en effet une forte affinité pour les larves de notre grignoteur de pins. Les jeunes nématodes ont une vie libre qu’ils passent à chercher un hôte. Une fois la victime trouvée, ils s’y engouffrent par tous les trous possibles (vous voyez l’idée) et y régurgitent une armée bactéries. Ces bactéries sont les alliées des nématodes. Ce sont elles qui vont mettre le coup de grâce à la pauvre larve, et ce sont aussi elles qui vont commencer à pré-digérer son contenu. Les nématodes se nourrissent dans la bouillie résultante, se reproduisant et se multipliant allégrement jusqu’à l’épuisement des ressources de l’hôte. Trois semaines après l’infection, ce sont des milliers de nouveaux nématodes qui suintent du cadavre, prêts à infecter de nouveaux insectes.

Un nématode de l'espèce Heterorhabditis downesi vu au microscope (Crédits : Sophie Labaude)

Les nématodes, et notamment les espèces susceptibles d’éliminer les charançons, sont connus depuis très longtemps, y compris pour leurs propriétés entomopathogènes. Il y a même plusieurs espèces qui sont déjà utilisées en matière de lutte biologique ! Mais alors qu’est-ce qu’on attend pour déverser des millions de nématodes dans nos forêts ? Pas si vite. L’élaboration d’un traitement dans les règles de l’art soulève de nombreuses questions, auxquelles il vaut mieux répondre avant de se lancer.

Beaucoup d’études se sont ainsi attachées à étudier le risque environnemental d’un déversement massif de nématodes : est-ce qu’ils attaquent des espèces non ciblées ? Est-ce qu’ils persistent dans l’environnement après le traitement ? Est-ce qu’ils entrent en compétition avec des espèces locales ? Pas question de troquer une catastrophe écologique (pesticides) contre une autre (invasion incontrôlée). C’est justement un des plus gros soucis liés à la lutte biologique : les coccinelles asiatiques dont je parlais plus haut sont devenues invasives, impactant sévèrement nos coccinelles locales. Il faut aussi mettre au point le traitement le plus efficace et le moins coûteux : quelle espèce choisir parmi les dizaines de finalistes ? Comment procéder à l’application du traitement ? On pourrait verser les nématodes mélangés à de l’eau, mais encore faut-il déterminer la concentration en nématodes, l’endroit où verser (autour des souches ? dessus ? sur les jeunes pins ?), la quantité optimale… On pourrait aussi répandre des insectes morts parasités de nématodes. Il ne faut pas non plus négliger les aspects techniques : est-il possible de produire industriellement de grandes quantités des espèces voulues ? Dispose-t-on des machines et des moyens nécessaires pour les traitements ? Inutile de mettre un place un traitement qu’il sera impossible d’appliquer. Et tout un tas d’autres questions susceptibles de bouleverser les résultats des interrogations précédentes : le type de sol ou le climat influencent-t-ils la survie des nématodes, et donc leur efficacité ? Dans quelles conditions de stockage avant utilisation obtient-on la meilleure efficacité ? Etc.

Les différents stades de vie du grand charançon du pin (Crédits : Sophie Labaude)

Bref, avant de déverser joyeusement des millions de parasites dans la nature, des années d’études sont nécessaires. A l’heure actuelle, nous arrivons à la fin du processus. Beaucoup de tests ont déjà été effectués au laboratoire ou à petite échelle, pour étudier l’effet de tel ou tel paramètre. Quelques espèces ont été retenues. Certaines sont déjà produites industriellement (c'est-à-dire dans des incubateurs, sans avoir besoin de millions d’insectes hôtes) par des compagnies spécialisées. Dans l’équipe où je travaille, nous en sommes aux derniers tests : les expérimentations sur le terrain à grande échelle. En situation réelle. Nous avons sélectionné dans toute l’Irlande des parcelles de pins coupés l’année dernière et qui abritent des charançons. Nous avons ensuite répandu les nématodes selon les résultats combinés de toutes les recherches menées au cours des dernières années. Pour ça, on a fait venir une énorme machine dotée de pulvérisateurs. Vient maintenant l’heure du bilan. Pour évaluer l’efficacité du traitement, deux méthodes. D’une part, on a posé des pièges, sur une sélection de souches traitées et de souches non traitées. Ces petites tentes sans issue permettront d’attraper tout charançon ayant réussi à survivre jusqu’à l’âge adulte. Il suffira alors de comparer le nombre de charançons entre les souches traitées et les souches contrôle. Deuxième méthode, décortiquer les souches pour repérer chaque charançon, qu’il soit larve, pupe ou adulte encore au chaud, et déterminer ceux qui sont en bonne santé et ceux qui sont parasités. Les résultats à la fin de l’année !


Les pièges sont posés au dessus des souches de pins pour capturer les charançons adultes qui en émergent (Crédits : Sophie Labaude)
Engin mi-agricole, mi-forestier, cette machine nous permet de pulvériser le traitement de parasites sur chaque souche (Crédits : Sophie Labaude)


Entre planification, préparation, visite des sites, sélection, recherche de partenaires locaux (nous travaillons en étroite collaboration avec la compagnie irlandaise des forêts), délimitation des parcelles, choix des souches à traiter, traitement, installation des pièges, récolte des individus et échantillonnage des souches, une bonne partie de mon travail se passe donc dans la forêt, en faveur de ce projet en partie financé par l’Union Européenne. Le reste de mon temps, je travaille sur d’autres thématiques, toujours liées aux nématodes, à propos de cafards, de scarabées, d’insectes en plastiques, de circuits électroniques et de larves qui changent de couleur et qui brillent dans le noir. La suite au prochain épisode !


Pour en savoir plus :

Page du projet Biocomes, dans lequel s’inscrit cette recherche


* Mes articles à propos des parasites manipulateurs :

De l’utilité de créer son propre zombie… ou le monde fabuleux des parasites manipulateurs
Le suicide du criquet, une aubaine pour la forêt
Parasites : une de leurs techniques diaboliques au service de la médecine
L’indolence poussée à son paroxysme : quand les parasites manipulateurs laissent les autres manipuler
Trois utilités insolites des parasites
Stockholm inversé : quand des parasites protègent leurs victimes



vendredi 4 août 2017

La fleur ancestrale, une fleur comme on n’en fait plus

Article invité écrit par Laetitia Carrive, une des auteures de l'étude scientifique dont il est question ici.

Il y a à peine quelques jours, Boris parlait ici-même de « l’abominable mystère » que constituait, pour Darwin, l’origine de la diversité des plantes à fleurs (ou angiospermes pour le nom savant). Comment, à partir d’un ancêtre commun à toutes ces plantes, a-t-on obtenu la diversité immense de formes, de structures, de couleurs, d’odeurs, que nous observons actuellement dans la nature ? En peu de temps en plus, puisque ce groupe semble apparaître brutalement dans le registre fossile et l’on trouve des fossiles assez différents d’âges proches. Quel scénario pourrait donc raconter l’histoire de ces plantes et de leur apparente radiation si soudaine ? 

Échantillon de la diversité de morphologies florales dans vingt-cinq familles de plantes à fleurs. De gauche à droite puis de haut en bas : Plantaginaceae, Iridaceae, Apiaceae, Gentianaceae, Musaceae, Melastomataceae, Passifloraceae, Orobanchaceae, Nymphaeaceae, Poaceae, Xanthorrhoeaceae (croyez-en l’orthographe !), Crassulaceae, Sapindaceae, Saxifragaceae, Arecaceae, Boraginaceae, Asparagaceae, Asteraceae, Brassicaceae, Orchidaceae, Malvaceae, Apocynaceae, Ranunculaceae, Salicaceae, Convolvulaceae. Photos : Laetitia Carrive.


Alors ici je voudrais vous parler d'une étude toute neuve (et en libre accès ici !) qui vient s'ajouter à l'édifice des réponses à cette grande question de la diversité des plantes à fleurs et à laquelle j'ai eu la chance de participer. En fait, pour pouvoir raconter une histoire, il faut bien un point de départ. Et pour pouvoir dire « les angiospermes ont produit toute cette diversité grâce à tel ou tel événement, mécanisme ou processus », ça aiderait d’avoir une idée d’à quoi elles pouvaient bien ressembler au début de leur histoire. Voici donc la question à laquelle Hervé Sauquet, l’auteur principal de cette étude, s’est attaqué : à quoi ressemblait la fleur du dernier ancêtre commun de toutes les plantes à fleurs ? 

Un tout petit détour clarificateur sur cette idée de dernier ancêtre commun, il ne s’agit pas de la première fleur, comme on peut le lire parfois, mais de la fleur la plus récente dont descendent toutes les fleurs qu’on observe aujourd’hui. Il y a certainement eu des fleurs plus anciennes, mais on ne pourra jamais être sûrs d’avoir trouvé les premières. 

Le pourquoi du comment

Comme vous vous en doutez, s’il s’agit d’un abominable mystère depuis le milieu du dix-neuvième siècle, beaucoup de botanistes ont déjà réfléchi à cette question et déjà proposé des hypothèses. Certains ont proposé que les fleurs ancestrales aient ressemblé à des magnolias (photo plus bas), soient de grandes fleurs hermaphrodites dont les parties fertiles (les étamines et les carpelles, voir photos d’explications plus bas) sont portées par un genre de cône. D’autres ont pensé qu’elles étaient plutôt petites, à sexes séparés, avec un nombre variable de tépales, d’étamines et de carpelles, comme Amborella (photo ci-dessous), une plante néocalédonienne groupe-frère de toutes les autres plantes à fleurs actuelles. Elles auraient aussi pu ressembler aux fleurs des nénuphars (Nymphaeaceae, photo ci-dessous) ou du poivre (Piperaceae, photo plus bas). Chercher la morphologie d’une fleur parmi des espèces qui ont au moins 140 millions d’années de plus est problématique, puisque cela suppose que certaines fleurs actuelles seraient « plus primitives » que d’autres. Malgré cela il y a derrière toutes ces hypothèses des arguments sérieux, aussi bien au niveau paléontologique que morphologique. Mais aucune des hypothèses principales ne s’était particulièrement dégagée et les méthodes analytiques que l’on utilisait jusque récemment butaient sur certaines questions, notamment celle de l’hermaphrodisme (des étamines et des carpelles fonctionnels dans la même fleur ou des fleurs mâles et femelles séparées) et de l’organisation de ces fleurs ancestrales (Endress & Doyle, 2009). 

De gauche à droite : Amborella trichopoda (Amborellaceae), fleurs males (source, Wikimedia Commons), Piper cubeba (Piperaceae), inflorescence (sourceWikimedia Commons), Magnolia liliflora (Magnoliaceae), fleur (photo : Laetitia Carrive), et Nymphaea alba (Nymphaeaceae), fleur (photo : Laetitia Carrive). 


Photos de deux fleurs représentant les différents organes dont cet article parle selon que la fleur est différenciée ou non. À gauche : Potentilla neumanniana (Rosaceae) et à droite Anemone pratensis (Ranunculaceae). Photos : Laetitia Carrive.

Nous sommes maintenant à une époque où l’amélioration des techniques de séquençage d’ADN, l’augmentation de la puissance des ordinateurs et de la puissance des algorithmes permettent de produire des arbres de parenté – phylogénies – pour des groupes d’organismes de plus en plus grands. Parallèlement, l’avancée des technologies de l’information et de la communication permet la création de grandes bases de données participatives, multi-utilisateurs et délocalisées, accessibles depuis n’importe quel périphérique connecté à internet. Ces deux types de données (des grandes phylogénies, des grandes bases de données) sont les ingrédients de méthodes appelées méthodes probabilistes qui permettent de déterminer statistiquement, pour un caractère donné (la symétrie des fleurs, par exemple), l’état qu’avaient le plus probablement les différents ancêtres si l’on connait les relations de parenté et l’état de ce caractère dans la diversité actuelle. Une phylogénie très complète déjà publiée (Magallón et al, 2015) a servi de point de départ à beaucoup de nouvelles analyses phylogénétiques pour pouvoir tester plusieurs hypothèses sur l’âge des angiospermes et leurs relations de parenté. Par ailleurs, pendant plusieurs années, un immense jeu de données sur la morphologie des fleurs a été développé, couvrant presque toute la diversité (86% des familles, par exemple) et assemblé par une multitude de personnes, dont j’ai fait partie. Il a fallu ensuite des centaines d’analyses et des milliers d’heures de calculs pour évaluer l’incertitude pesant sur tous les différents résultats et s’assurer d’avoir des résultats cohérents et solides. 

Aux origines : l’ancêtre 

Et sans plus attendre, voici donc la reconstitution de l’ancêtre commun des plantes à fleurs :

À gauche, le diagramme floral, qui est une représentation formelle et normalisée très utilisée (parce que tous les botanistes ne sont pas des supers dessinateurs !), qui résume la plupart des résultats sur les différents états ancestraux ; à droite, une reconstitution en 3D de cet ancêtre, qui part des résultats du papier et laisse ensuite l’imagination de l’artiste compléter ce que l’on ne sait pas ou ce que l’on n’a pas étudié. Sur cette reconstitution en 3D, par exemple, ni la forme ni la couleur des différentes parties n’ont été étudiées. En revanche la symétrie radiaire (en « étoile »), la bisexualité de la fleur, le nombre de cycles et de pièces par cycle, la position de l’ovaire etc. sont bien des résultats des analyses. Et puis comme c’est beau la 3D, vous pouvez voir ici le modèle sous toutes ces coutures. Source du diagramme, source du modèle, Sauquet et al, 2017. 


Cette fleur était donc probablement hermaphrodite, était organisée en plusieurs cycles de tépales indifférenciés et libres (séparés, non-fusionnés), avait une symétrie radiaire, plus de six étamines organisées en cycles de trois (voir photo d’explications plus haut) et qui libéraient leur pollen vers le centre de la fleur, plus de cinq carpelles portés au-dessus du réceptacle, organisés en spirale. 

Beaucoup d’articles de presse et beaucoup de commentaires disent que cette fleur ressemble à un magnolia. Je vois là-dedans un peu de la vieille et fausse idée que les magnolias sont les « plus ancestrales » des fleurs, idée qui a malheureusement la peau bien dure. Sans doutes que la forme et la couleur des tépales de cette reconstitution ressemble un peu aux magnolias mais ce ne sont que des libertés artistiques. Et d’ailleurs d’autres y ont vu une ressemblance à d’autres fleurs, bien éparpillées dans la phylogénie (elle a aussi été comparée à un lys, un nymphéa, un lotus, une rose…). 

En réalité un des résultats les plus importants de cette étude est que cette fleur ne ressemble à aucune encore présente de nos jours. Autrement dit, tous les descendants qui ont survécu jusqu’à nous ont évolué d’une manière ou d’une autre par rapport à leur ancêtre commun pour au moins quelques-uns de la vingtaine de caractères étudiés. 

Une fleur comme on n’en fait plus, mais d’où viennent toutes les suivantes…

Voilà donc le point de départ de l’histoire des angiospermes. On se demande alors immédiatement comment, de cette fleur ancestrale, on a pu aboutir à la diversité actuelle et à la morphologie des grands groupes d’angiospermes, comme par exemple les Magnoliidae, les monocotylédones (dont Boris a déjà parlé sur ce blog), les eudicotylédones qui contiennent elles-mêmes le groupe immense des Pentapetalae. 

Exemples de représentants des quatre groupes dont je viens de parler : Magnolia stellata pour les Magnoliidae, Lilium martagon pour les Monocotylédones, Meconopsis grandis pour les Eudicotylédones et Dianthus furcatus pour les Pentapetaleae. Chacune de ces espèces est un exemple de morphologie courante dans ces groupes mais en aucun cas elles ne sont censées représenter une image des ancêtres reconstruits des groupes auxquelles elles appartiennent. Photos : Laetitia Carrive.

Les analyses d’états ancestraux ont donc également été effectuées pour quatorze autres nœuds de l’arbre des plantes à fleurs et donc une reconstitution de la fleur de quatorze sous-groupes a été effectuée selon la même méthodologie qu’indiqué plus haut. Voici un schéma simplifié des diagrammes floraux probables des ancêtres de certains de ces sous-groupes replacés sur une phylogénie simplifiée :

Diagrammes floraux reconstruits à partir des résultats d’états ancestraux pour quelques nœuds-clefs de l’arbre des angiospermes, représentés sur une phylogénie résumée. Source, Sauquet et al. 2017.

Au-delà du fait que ces ancêtres en eux-mêmes apportent des éléments de réponse aux questions que l’on pourrait se poser sur l’évolution des groupes qui descendent d’eux, ils représentent aussi des étapes sur les chemins menant de l’ancêtre des angiospermes aux fleurs actuelles, des genres de passages obligés. Il devient donc possible de proposer des scénarios qui expliquent le début de l’histoire des plantes à fleurs, les chemins qui mènent de l’ancêtre aux différents grands groupes. Il suffit, par exemple, de perdre des cycles entiers pour arriver à la fleur ancestrale des Magnoliidae ; de devenir unisexué et spiral pour ressembler à Amborella ; de perdre encore plus de cycles pour aboutir aux Monocotylédones ; ou de fusionner des cycles entre eux et de différencier des pétales et des sépales pour arriver aux Pentapetalae. Ces séries de changements hypothétiques pourraient servir de points de départ à des recherches avec d’autres approches (en évolution du développement et en paléontologie notamment), qui pourraient en retour rejeter, ou compléter et affiner notre connaissance des différents chemins qu’a pris l’évolution pour aboutir à cette si grande diversité. 

Cette semaine on a réalisé un grand pas vers une résolution de l’abominable mystère et j’espère que ce morceau d’histoire des plantes à fleurs est aussi excitant à découvrir que ça a été de participer à sa construction et de voir maintenant cette image en 3D un peu partout sur les sites de news scientifiques et de vulgarisation !

Bibliographie 

Sauquet, H. et al. The ancestral flower of angiosperms and its early diversification. Nat. Commun. 8, 16047 doi: 10.1038/ncomms16047 (2017).

Endress, P. K. & Doyle, J. A. Reconstructing the ancestral angiosperm flower and its initial specializations. Am. J. Bot. 96, 22–66 (2009).

Magallón, S., Gómez-Acevedo, S., Sánchez-Reyes, L. L. & Hernández-Hernández, T. A metacalibrated time-tree documents the early rise of flowering plant phylogenetic diversity. New Phytol. 207, 437–453 (2015).


Laetitia

Actuellement en thèse à la fac d’Orsay, je travaille aujourd’hui sur l’évolution de la fleur dans la famille du bouton d’or. Après plusieurs années à trainer dans une association naturaliste avec certains membres de l’équipe du bocal, j’ai effectué un master de systématique du muséum d’histoire naturelle. C’est lors de mes stages de master et du début de ma thèse, en travaillant avec Hervé Sauquet, que j’ai participé à l’assemblage du jeu de données morphologiques utilisé dans cette étude sur l’ancêtre des plantes à fleurs. 


vendredi 28 juillet 2017

L’abominable mystère de Darwin : aux origines des plantes à fleurs

L’autre jour, j’ai eu la chance d’assister à une conférence du botaniste Francis Hallé, sur les comparaisons entre plantes et animaux. Entre autres choses, M. Hallé est à l’origine du projet « radeau des cimes » qui vise à étudier la canopée des forêts tropicales humides par le dessus (et c’est quand même ultracool). Mais ce qui m’a interpellé, lors de cette conférence, c’est cette affirmation : les plantes à fleurs, telles que nous les connaissons, n’ont pas besoin des animaux pour vivre, évoluer, se reproduire, se nourrir. Alors, je suis d’accord que la plupart du temps, en effet, les animaux sont prédateurs des plantes – brouteurs surtout – mais il est un cas pour lequel je suis en désaccord avec M. Hallé, et c’est le cas des rapports des plantes avec leurs pollinisateurs. 

Quelques exemples des animaux capables de polliniser les plantes à fleurs. En haut, à gauche, une abeille sur une Salvia; en haut à droite, un syrphe sur un Caltha; en bas à gauche un colibri, en bas à droite une chauve souris avec une Gesneriaceae.

L’ayant fait remarquer à M. Hallé, celui-ci répondit par l’affirmation qu’à terme, si les pollinisateurs disparaissaient, certaines espèces végétales en souffriraient et s’éteindraient probablement, mais que la grande majorité des végétaux n’en serait pas ou peu affectée. Alors, peut-être que cela sera le cas dans le futur – et avec tous les soucis actuels liés à l’empoisonnement des abeilles par les pesticides utilisés en agriculture intensive, on est bien partis pour observer une réelle diminution des production agricoles où la pollinisation par ces insectes joue un rôle important – et ça personne ne peut le prédire, mais ce qui m’intéresse ici, ce n’est pas ce qui va se passer, mais ce qui s’est déroulé il y a bien longtemps… au Crétacé. Car c’est à cette époque que les premières plantes à fleurs sont apparues – selon les dernières datations et fossiles retrouvés. Ce qui est intriguant ici, c’est que dès leur apparition, les angiospermes ont subit une explosion de diversification, jusqu’à devenir le groupe de végétaux majoritaire sur Terre en termes de nombre d’espèces et d’individus. Et je me demande, les plantes à fleurs ont-elles « explosé » ainsi toutes seules, ou bien ont-elles été aidées… par leurs pollinisateurs ? On parle en effet beaucoup de coévolution entre les plantes et les insectes actuellement, mais qu’en était-il au tout début ? Quelle est la part du rôle des insectes et autres pollinisateurs dans l’évolution des plantes à fleurs ?


Au commencement…


L’apparition des plantes à fleur a posé un gros problème conceptuel à Darwin lorsqu’il a pensé sa théorie de l’évolution. En effet, dans la majorité des groupes d’êtres vivants, Darwin constate une apparition graduelle des caractères au cours de l’évolution, qui permettent de relier les groupes entre eux. Le problème, chez les plantes à fleurs, c’est qu’il n’y a,à première vue, aucune structure intermédiaire de « fleur » pouvant expliquer son apparition et le tâtonnement de l’évolution au cours du temps : on passe d’un système de reproduction sans fleurs à un système où les fleurs deviennent le moyen majoritaire de se reproduire. Cela semble totalement aberrant pour Darwin, pour qui l’évolution est graduelle et faite progressivement ; or dans le cas des plantes à fleurs, elle semble rapide et menant directement à une structure florale extrêmement constante et bien établie.

Pour expliquer cette absence de gradualisme, Darwin propose l’hypothèse suivante : les plantes à fleurs se sont développées sur un continent maintenant disparu, ce qui entraine une absence de fossiles qui auraient pu donner des exemples de morphologie intermédiaire. Par la suite, les angiospermes auraient migré sur les autres parties de la Terre, pour coloniser tous les milieux possibles.

Un scientifique contemporain de Darwin, nommé Saporta, émet quant à lui une autre hypothèse novatrice pour l’époque. Il part de l’observation que certains groupes d’insectes, actuellement diversifiés et possédant des interactions avec les plantes à fleurs, ne se retrouvent pas dans le registre fossile de l’époque pré-angiospermienne. Il propose alors que les plantes à fleurs aient co-évolué avec d’autres groupes animaux, de manière fulgurante, au Crétacé : il s’agit d’une des premières conceptualisations des variations de taux de diversification au cours de l’évolution, chose qui pour Darwin n’est au départ pas concevable – il considérait que l’évolution avait une vitesse constante pour tous les organismes, or on s’est aperçu plus tard que c’était loin d’être le cas. Darwin va se montrer très enthousiaste lorsque Saporta lui suggère cette idée, et s’empresse de la considérer comme l’hypothèse la plus plausible pour expliquer son « abominable mystère ».

Alors, peut-on considérer que l’origine des angiospermes est avant tout un « saut évolutif », sans processus graduel, ou bien manque-t-il effectivement des informations fossiles pour nous permettre d’avoir une vue d’ensemble plus exacte ?


Un scénario probable


Traditionnellement, l’apparition des plantes à fleurs sur Terre est datée du Crétacé, aux alentours de 130 millions d’années (Herendeen et al 2017), même si la datation moléculaire tend à reconstruire l’âge d’origine des angiospermes comme antérieur au Crétacé. Avant cette époque, aucune trace fossile certaine et non-ambigüe n’existe pour attester de la présence des angiospermes. De nombreuses études sont penchées sur la question de cette apparition soudaine, et il en ressort que l’explosion évolutive des plantes à fleurs puisse s’expliquer par une forte relation avec les insectes. Même si de nombreux groupes d’insectes étaient déjà présent avant l’apparition des plantes à fleurs sur Terre, on sait que lorsqu’un insecte consomme du pollen, il en est également le vecteur pour la pollinisation. C’est le cas par exemple du groupe des Coléoptères, qui étaient des pollinisateurs potentiels pour les premières plantes à graines comme les fougères à graines ou les gymnospermes. On retrouve même certains fossiles d’insectes qui possèdent du pollen stocké dans leur estomac !

Les insectes possédant des caractères strictement liés à la nutrition grâce aux fleurs, comme les longues trompes (proboscis) permettant d’aller chercher le nectar au fond de la corolle, n’apparaissent qu’à partir du Crétacé, soit en même temps que les premières angiospermes. On observe une diversification des lignées comprenant les abeilles, les guêpes, les bourdons, les syrphes, bref, tous les pollinisateurs les plus actifs à l’heure actuelle. On peut donc parler ici d’une coévolution et co-radiation* des insectes pollinisateurs et des plantes à fleurs. Mais quant à savoir qui a été le premier à entraîner la diversification de l’autre, pour le moment, on ne peut rien en dire !

*en biologie, on parle de radiation évolutive pour décrire l’apparition de nombreuses lignées sœurs sur laps de temps très court


Les fleurs ancestrales pollinisées par les insectes ?


En évolution, on se sert principalement des arbres phylogénétiques (graphiques permettant de représenter les liens de parenté entre les organismes vivants) pour tester tout un tas de scénarios évolutifs et pour reconstruire l’apparition de certains caractères. L’étude de Hu et al (2008) utilise ce principe : les chercheurs se sont basés sur la phylogénie connue des plantes à fleurs – autrement dit, les relations évolutives entre les différentes familles actuelles de plantes à fleurs – afin de modéliser l’évolution des modes de pollinisation au cours du temps. C’est seulement par la suite au cours de l’évolution que le mode de pollinisation par le vent s’est développé jusqu’à parfois devenir majoritaire dans certains groupes, alors que la pollinisation par les insectes est considérée comme ancestrale.
Figure tirée de l’article de Hu et al (2008) montrant que le mode de pollinisation par les insectes (en blanc, sur les branches) est considéré comme le plus probable pour l’ancêtre des plantes à fleurs.

Bon, vous me direz, tout ça, c’est seulement des conjectures, pas forcément vérifiables puisqu’il s’agit de choses qui ont eu lieu il y a très longtemps. Sauf que les chercheurs n’en sont pas restés là : ils ont aussi analysé des agrégats de grains de pollens, retrouvés dans les couches sédimentaires. Par comparaison avec ce que l’on trouve de nos jours, ces agrégats sont caractéristiques de la pollinisation par les insectes. En effet, les fleurs pollinisées par les insectes vont avoir tendance à produire ce type de pollen collant et visqueux. La présence de ces agrégats, dès le Crétacé moyen – âge supposé de l’apparition des plantes à fleurs – est donc un indice supplémentaire permettant de dire que les premières fleurs étaient pollinisées par les insectes.


Qui de l’insecte ou de la fleur est apparu en premier ?


Bon, en vrai dans notre cas, il faudrait dire « Qui de l’insecte ou de la fleur s’est diversifié en premier ? ». Pour revenir à notre question initiale, nous ne savons toujours pas si ce sont les insectes qui ont enclenché la diversification des plantes à fleurs en devenant pollinisateurs, ou bien le contraire, c'est-à-dire si l’apparition des plantes à fleurs a augmenté la diversification des insectes.

Regardons à présent l’aspect génétique de la chose. Chez les plantes à fleurs, il est courant d’observer des duplications du génome, encore appelé polyploidisation. Ce sont des évènements aléatoires, qui génèrent de la diversité génétique de manière ponctuelle. Souvent, ce phénomène est associé à l’apparition de nouvelles fonctions – au niveau du génome ainsi que de la morphologie. Plusieurs lignées peuvent aussi subir plusieurs évènements de polyploidisation indépendants successifs. Il n’est donc pas incongru de penser, comme l’équipe de DeBodt et al (2005) le propose, que la diversité de forme et de fonction des plantes à fleurs est potentiellement due à des évènements de duplication du génome au cours de l’évolution. La présence de la fleur telle que nous la connaissons serait donc, d’après eux et d’après de nombreuses autres études, le résultat d’une duplication des gènes. Si l’on considère cette hypothèse – étayée par les études des génomes de nombreuses plantes actuelles – alors en effet, les insectes n’auraient aucun rôle dans la diversification des plantes à fleurs au cours du Crétacé.


… et pour finir


Mais alors, les insectes ne servent à rien dans tout le processus de diversification des plantes à fleurs ? Nenni !! Au contraire, ils sont fort utiles ! Il est vrai qu’on ne peut pas être certain quant au rôle de ceux-ci dans la diversification des plantes à fleurs au Crétacé – et la question restera probablement en suspens. Par contre, chez certains groupes actuels de plantes à fleurs, plusieurs études mettent en évidence qu’il existe une forte corrélation entre un changement de pollinisateur et une diversification intense. C’est le cas des plantes du genre Aquilegia, comme décrit dans l’étude de Whittall et Hodges (2007) : l’interaction très étroite avec des pollinisateurs spécialisés est fortement corrélée à l’augmentation des taux de spéciation chez les plantes, qui est la force évolutive à l’origine de l’apparition de nouvelles espèces.


Pour conclure, on peut dire que les plantes à fleurs sont probablement apparues suite à des remaniements intenses dans le génome, mais qu’elles ont pu se diversifier grâce à l’interaction avec les insectes pollinisateurs. On sait également que les insectes ne sont pas les seuls pollinisateurs des plantes à fleurs, et que dans de nombreux groupes tropicaux, ce sont les oiseaux et les chauves-souris qui assurent la pollinisation… Si les insectes n’avaient pas existé, il est probable qu’un autre groupe d’animaux auraient pris l’avantage et se seraient diversifié conjointement avec les angiospermes. Dire que les plantes à fleurs auraient pu se débrouiller toute seules, comme le fait M. Hallé, n’est donc pas entièrement juste et nécessite de considérer les phénomènes évolutifs avec le plus grand soin, afin de ne pas faire de raccourcis pour sauter d’une observation à la conclusion, sans passer par la case de la réflexion !


Bibliographie


Friedman, W.E. The meaning of Darwin’s « abominable mystery ». 2009. American Journal of Botany. 96(1):5-21

Herendeen, P.S., Friss, E.M., Pedersen, K.R., Crane, P.R. 2017. Palaeobotanical redux: revisiting the age of the angiosperms. 3:17015

Grimaldi, D. The co-radiations of pollinating insects and angiosperms in the Cretaceous. 1999. Annals of the Missouri Botanical Garden. 86:373-406

Labandeira C.C. A paleobiologic perspective on plant-insect interactions. 2013. Current opinion in Plant Biology. 16:414-421

Hu, S, Dilcher D.L., Jarzen D.M., Taylor D.W. 2008. Early steps of angiosperm–pollinator coevolution. PNAS. 105(1):240-245

De Bodt, S., Maere S., Van de Peer, Y. 2005. Genome duplication and the origin of angiosperms. Trends in Ecology and Evolution. 20(11):591-597

Whittall, J.B., Hodges, S.A. 2007. Pollinator shifts drive increasingly long nectar spurs in columbine flowers. 447(7):706-710


Boris


lundi 24 avril 2017

Halipegus, le voyageur insolite

Voyager, découvrir de nouveaux endroits, des paysages et des climats qui ne se ressemblent pas. S’établir pour un temps et repartir à l’aventure. Un rêve pour certains, un besoin fondamental pour d’autres. Car certaines créatures naissent avec ça dans leur ADN, cette nécessité viscérale de vivre plusieurs vies.

Il était une fois une grenouille, un escargot, une demoiselle (la cousine de la libellule, pas la jeune fille !) et un ostracode. Ces quatre animaux avaient bien du mal à se trouver des similitudes. Un amphibien, un mollusque, un insecte et un crustacé, difficile de faire plus différent. Pourtant, ils partageaient un point commun, peut-être un tantinet intime et dérangeant : un parasite.
 
 
Un crustacé ostracode (Crédits : Markus Lindholm), un mollusque physidae (Crédits : Fountain Posters), un insecte odonate Ischnura verticalis (Crédits : Joltthecoat) et une grenouille Rana catesbeiana (Crédits : Esteban Alzate)


Que des parasites soient capables d’infecter une myriade d’espèces différentes n’a rien d’exceptionnel. Au contraire, les parasites généralistes, c'est-à-dire qui ne font pas les difficiles quant à l’espèce de leur hôte, sont d’autant plus susceptibles d’en trouver un rapidement. Et de perdurer. Au contraire, les parasites spécialistes, ceux qui chipotent et veulent absolument pour hôte une espèce bien précise sont complètement dépendants de cette espèce pour boucler leur cycle de vie. Et puis il y a Halipegus eccentricus. Ce ver trématode (photos plus bas) porte bien son nom. D’un côté, il est plutôt de la catégorie des généralistes, et se contente de plusieurs espèces d’hôtes différentes, du moment qu’elles se ressemblent un peu. Mais d’un autre côté, un hôte ne lui suffit pas. Ni deux. Ni trois. Car Halipegus eccentricus, vous l’aurez compris, est un des rares parasites à inclure quatre hôtes successifs dans son cycle de vie : quatre bestioles, citées plus haut, qui appartiennent en plus à des groupes on ne peut plus différents. Ça tombe bien, notre parasite aussi, sait être différent…

Tout comme les autres trématodes, Halipegus eccentricus passe par plusieurs stades pendant son cycle de vie. Tout commence dans une grenouille. Dans ses trompes d’Eustache, ce canal entre la bouche et les oreilles, pour être plus précis. C’est ici que l’on trouve généralement les adultes. Ceux-ci pondent des œufs qui sont relâchés directement dans l’environnement. Oui car en plus d’avoir réussi à s’adapter aux entrailles de quatre animaux, nos trématodes peuvent aussi se balader à l’air libre ! Du moins dans l’eau, dans le cas présent. Les œufs sont ensuite avalés par un premier hôte intermédiaire, un escargot aquatique, où ils se développent en plusieurs stades, avec multiplication asexuée des individus. En particulier, des sporocystes produisent des rédies, qui produisent ce qu’on appelle des cercaires, des larves parées pour la suite de l’aventure.

Les cercaires sont ensuite expulsées du mollusque par voie naturelle, et vont infecter un deuxième hôte intermédiaire, des crustacés ostracodes, devenant au passage des métacercaires. Pour rejoindre l’hôte définitif, c'est-à-dire l’hôte dans lequel le parasite va se reproduire (les grenouilles donc), deux possibilités s’offrent aux métacercaires. D’une part, il est possible que les crustacés ostracodes soient mangés par des têtards. Le parasite survivrait alors jusqu’à la métamorphose complète en grenouilles. Plus récemment, une autre voie a été mise en évidence. Celle-ci fait intervenir des odonates, des insectes qui ont également une larve aquatique et un adulte aérien, et qui constituent une proie pour les grenouilles. Il semble que les parasites, lorsqu’ils passent par les insectes, subissent peu de modifications. L’insecte est donc relayé au rang d’hôte paraténique, c'est-à-dire un hôte non obligatoire mais facilitant la transmission.

Cycle de vie du parasite Halipegus eccentricus.
Crédits des photos de parasite : Matthiew Bolek, Bolek et al. 2010.

Face à un parasite au cycle de vie si complexe, de nombreuses questions se posent. Notamment celle de l’évolution d’un tel cycle. Une des hypothèses est que les parasites avaient au départ des cycles plus simples, mais étaient régulièrement ingérés par accident par d’autres espèces. En réussissant à survivre à ces évènements traumatisants, les parasites auraient fini par inclure ces espèces dans leur cycle de vie. Cela signifie également que les parasites doivent faire face à un certain nombre de contraintes. D’une part, si habiter un hôte peut paraître confortable (nourriture disponible, habitat aux conditions stables, etc.), le parasite doit développer des stratégies pour éviter de se faire éjecter par le système immunitaire de l’hôte. D’autant plus que celui-ci diffère d’un hôte à l’autre ! D’autre part, ce sont quatre épisodes de transmission qui attendent le parasite, avant que celui-ci puisse accéder à la reproduction sexuée. Le succès du cycle dépend donc de nombreux facteurs, notamment la présence de tous ses hôtes dans le même environnement.

En raison de ces nombreuses contraintes, les cycles de vie des parasites comportent rarement autant d’hôtes. Ici, un des quatre hôtes du parasite (l’odonate) n’a été découvert que tardivement. Ce qui est intéressant, c’est qu’un parasite très similaire à Halipegus eccentricus, originaire d’Amérique, avait déjà été décrit dès 1978 en Europe. Halipegus ovocaudatus, selon la description originale de son cycle de vie, infecte également successivement amphibiens, mollusques, crustacés et odonates. Bizarrement, tandis que son homologue américain continue d’attirer l’attention, Halipegus ovocaudatus semble être tombé dans l’oubli… Vu la complexité de leur cycle, ils méritent pourtant tous deux l’attention des chercheurs. Ils feraient notamment de bons candidats pour être des parasites manipulateurs !


Références :


Bolek, M.G., Tracy, H.R. & Janovy, J.Jr. 2010. The role of damselflies (Odonata: Zygoptera) as paratenic hosts in the transmission of Halipegus eccentricus (Digenea: Hemiuridae) to anurans. Journal of Parasitology, 96, 724-735.

Kechemir, N. 1978. Evolution ultrastructurale du tégument d'Halipegus ovocaudatus Vulpian, 1858 au cours de son cycle biologique. Zeitschrift für Parasitenkunde, 57, 17-33.



vendredi 17 février 2017

Un casse-tête enfin résolu pour les zoologistes

Bon ça fait presque deux ans que je n’ai pas publié ici. Du coup je suis un peu en retard sur l’histoire que je vais vous raconter, mais il fallait que je vous en parle ! Replongeons-nous donc dans l’étude des bébêtes bizarres !

En 2014, je vous parlais de l’étrange Dendrogramma (Un nouveau casse-tête pour les zoologistes). Cet animal des fonds des mers australiennes ressemblant à un champignon avait fasciné les zoologistes pendant quelques mois. En effet, leur morphologie laissait supposer qu’il faisait partie d’un nouveau groupe d’animaux, proche peut-être des méduses et coraux, ou des éponges de mer, et que par leur position dans l’arbre de la vie ils pourraient nous en apprendre plus sur l’origine des animaux. Rien que ça pour un p’tit bout de truc mou au fond des mers ! Malheureusement le matériel était assez abîmé. Les spécimens récoltés il y a plus de 30 ans sont restés  conservés pendant des années (pour être finalement décrits en 2014) dans du formol et de l’alcool, ce qui les a déformés et fripés comme des raisins secs, aussi rendant l’ADN difficile à récupérer, laissant les scientifiques perplexes. Si certains étaient très enthousiastes, beaucoup disaient que sans ADN on ne pouvait rien conclure et que c’était probablement un parent des méduses et autres coraux.


Pour vous rafraîchir la mémoire, voici de vieux Dendrogramma desséchés ! Source Just et al . 2014.


Finalement, moins de deux ans après cette publication, une équipe de chercheurs australiens a réussi à récolter cet animal une nouvelle fois. Chose qui ne serait probablement jamais arrivée si les auteurs du premier papier n’avaient jamais publié leur matériel de mauvaise qualité (mais c’est pas leur faute on a dit). Cette équipe australienne a pu ainsi accumuler beaucoup de données génétiques de Dendrogramma, publiant un second papier sur le sujet, pour enfin le placer confortablement et bien au chaud dans l’arbre du vivant. Et quelle ne fut pas leur non-stupeur quand ils réalisèrent que c’était bien un parent des coraux et méduses : un cnidaire, surprise ! (Cette blague est une des plus lourdes des zoologistes, à lire à voix haute on comprend mieux). Plus précisément un hydrozoaire siphonophore. Et c’est quoi un hydrozoaire siphonophore ? Les hydrozoaires sont, au même titre que les coraux et les méduses, des cnidaires, mais qui tiennent un peu des deux. En effet, beaucoup d’hydrozoaires font des colonies comme les coraux, et ces colonies vont souvent former des méduses. C’est un groupe très commun (on en trouve même en eaux douces) et ils peuvent former des colonies très complexes. Notamment les siphonophores constituent des colonies compliquées consistant en plusieurs individus dont certains servent à la chasse, et d’autres à la flottaison (certains lecteurs ont peut-être déjà croisé un siphonophore : la physalie, ou caravelle portugaise, à la piqûre très douloureuse, sur la plage ou dans l’eau). 


Une Physalie, un des siphonophores les plus connus. Attention ça pique ! Source : magnifique siphonophore.


Et c’est la complexité des siphonophores qui a brouillé les pistes par rapport à Dendrogramma. Dendrogramma n’est pas un siphonophore entier mais juste une partie d’un siphonophore de la famille des Rhodaliidae (on continue avec les noms barbares, rassurez-vous je les ai presque tous placés). Des siphonophores vivant profondément qui flottent tout en restant accrochés au fond, un peu comme des ballons. Et certains individus chez les Rhodaliidae forment ce qu’on appelle des bractées, des unités qui aident à la flottaison ou à la défense, on ne sait pas bien. Or un œil dans la littérature des Rhodaliidae (et non pas dans les Rhodaliidae, c’est urticant) montre que Dendrogramma ressemble à s’y méprendre à une bractée. Affaire close donc… Les bractées ne possèdent pas de « cnidocytes », des cellules spécialisées qui servent à la chasse propres aux cnidaires, et c’est pour cela que les premiers auteurs n’ont pas pu assigner Dendrogramma à coups sûr aux cnidaires. Aussi il y a deux espèces de Dendrogramma décrites mais les données génétiques semblent montrer que ce n’en est qu’une seule : soit ce sont deux types de bractées différentes d’une même colonie, soit ce sont différents stades de développement de la bractée. Enfin, Dendrogramma semble être une nouvelle espèce de Rhodaliidae vu que les bractées sont bien plus grandes que ce qu’on trouve chez les autres espèces connues (2 à 6 millimètres en général, et jusqu’à 20 millimètres pour Dendrogramma : le monstre ! Mais malheureusement il n’existe pas de données génétiques sur  la majorité des Rhodaliidae décrits pour confirmer cela avec les gènes).


Des Dendrogramma tout frais et leur position phylogénétique. Finalement pas si bizarre que ça en a l’air… Source : O-Hara et al 2016.

Un Rhodaliidae accroché au fond. Oui ça ne ressemble pas à grand-chose mais croyez-moi, il y a des bractées dedans… Je crois. Source : Rhodaliidae joyeux

Alors, l’affaire est close ? On a un organisme a priori nouveau qui n’en n’est pas tellement un (enfin un peu, c’est probablement une nouvelle espèce). Au final c’était beaucoup de tumulte pour rien, quelle déception… Eh bien si l’affaire est vite réglée d’un point de vue biologique, c’est une histoire assez intéressante qui illustre parfaitement le fonctionnement de la science ! Mais aussi de la communication scientifique ! Penchons-nous donc un peu sur l’aspect plus « sociologique » de cette histoire. A partir d’ici l’article sera plus une réflexion personnelle (j’allais pas manquer d’enthousiasme sur une histoire de bébêtes bizarres quand même !).

Il est déjà intéressant de noter que si la découverte de Dendrogramma a été annoncée à coups de grands titres racoleurs sur internet (par exemple : une nouvelle espèce animale ressemblant à un champignon mais qui défie les classifications), il y a eu moins de bruit autour de leur assignation dans les siphonophores. C’est normal c’est du sensationnalisme, si la découverte d’un nouvel organisme est quelque chose de notable, réassigner un organisme c’est quelque chose de commun. Cependant, ça peut laisser l’impression que Dendrogramma est toujours un mystère et que rien n’a été publié entre temps.

On peut aussi noter la véhémence de certains scientifiques sur internet après la découverte initiale de Dendrogramma, décrédibilisant cette découverte sous prétexte qu’on n’avait pas d’ADN (The Tale of a New Phylum That Really Wasn’t). Cette critique m’a laissé perplexe vu qu’on entendait moins de gens dire « il faut du meilleur matériel pour la morphologie ». En effet, s’il s’était avéré que Dendrogramma était un nouveau type d’organisme mais qu’on avait toujours du matériel ininterprétable morphologiquement, on aurait eu l’air fin et on aurait pu faire bien peu de conclusions. Au lieu de ça des gens ont suggéré que Dendrogramma ressemblait à des pensées de mer (cf mon article précédent). Les deux se ressemblent grossièrement mais sont organisées de manière fondamentalement différente. Mais au final, quand on compare des schémas des bractées d’autres Rhodaliidae et de Dendrogramma, on voit très facilement la similarité. Et là se pose une question. Pendant plus d’un an entre les deux publications, alors que Dendrogramma a fait le buzz même au-delà des milieux scientifiques, comment se fait-il que même sans ADN personne n’ait affirmé avec force que Dendrogramma n’est qu’une bractée de Rhodaliidae ? Très probablement parce qu’il y a peu de gens capables de reconnaître ces étranges animaux, et encore moins leurs parties. Le problème n’était pas tellement le manque d’ADN, mais le manque d’expertise dans le domaine (allez, fallait bien que je râle un peu pour défendre les disciplines qui me sont chères !)…


Des bractées comme illustrées dans une publication de 2005. Si quelqu’un avait cette publication en tête en voyant Dendrogramma, il l’aurait reconnu…  source : Hissmann 2005


Donc au final cette histoire ne nous aura pas apporté grand-chose scientifiquement ? Peut-être pas, qui sait, avec un peu de chance cela va relancer un peu la recherche sur ces siphonophores ! Et pour rebondir là-dessus, si certaines personnes semblaient penser que le papier original n’était pas très intéressant, certaines qu’on avait à faire à un cnidaire (sans bien pouvoir expliquer pourquoi), cette découverte a eu le mérite de stimuler les zoologistes pendant plusieurs semaines et de ressusciter un groupe d’animaux auquel personne ne s’intéressait vraiment, tout en collectant de nouvelles données morphologiques et génétiques dessus. Ceci n’aurait jamais été possible sans l’imparfaite publication originale. Et ça illustre exactement le fait que la science est une discipline dynamique et labile. Qu’il ne faut pas attendre d’avoir des résultats parfaits pour se lancer et publier : une publication scientifique en soit est incomplète, elle n’est complétée qu’à la lumière des discussions qui l’entourent et des publications qui suivent. Ca nous rappelle aussi qu’il ne faut jamais faire de conclusions définitives en science à partir d’une seule publication (conclusions qui ne se trouvaient pas dans l’article original mais ça et là dans la presse). Or, malheureusement, les exemples de publications uniques qui entraînent une foule d’affirmations dans la presse sont nombreux. Mais surtout le premier papier nous montre qu’il y a encore tellement de nouveaux organismes à découvrir au fond des océans, tandis que le second papier nous rappelle, lui, que nous avons tout à redécouvrir au fond des océans.


Pour aller plus loin :

L’article de blog original : Un nouveau casse-tête pour les zoologistes.

Le premier article sur le sujet :

-Just J, Kristensen RM, Olesen J (2014) Dendrogramma, New Genus, with Two New Non-Bilaterian Species from the Marine Bathyal of Southeastern Australia (Animalia, Metazoa incertae sedis) – with Similarities to Some Medusoids from the Precambrian Ediacara. 

L’article qui montre que ce sont des siphonophores :

-O’Hara TD, Hugall AF, MacIntosh H, Naughton KM, Williams A, et Moussalli A (2016). Dendrogramma is a Siphonophore. Current Biology 26:R457-R458.

Un article qui montre des Rhodaliidae et leurs bractées :

-Hissmann K (2005). In situ observations on benthic siphonophores (Physonectae: Rhodaliidae) and descriptions of three new species from Indonesia and South Africa. Systematics and Biodoversity 2(3):223-249.

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