jeudi 13 septembre 2012

Les belles vénéneuses : chronique évolutive de plantes empoisonneuses


Socrate, en voyant cet homme, dit : « Eh bien, mon brave, comme tu es au courant de ces choses, dis-moi ce que j’ai à faire ». — « Pas autre chose, répondit-il, que de te promener, quand tu auras bu, jusqu’à ce que tu sentes tes jambes s’alourdir, et alors de te coucher ; le poison agira ainsi de lui-même. » En même temps il lui tendit la coupe. Socrate la prit avec une sérénité parfaite […], il porta la coupe à ses lèvres, et la vida jusqu’à la dernière goutte avec une aisance et un calme parfaits.

Extrait de « Phédon, ou de l’âme », Platon (traduction É. Chambry)  – début du IVème siècle avant J-C.

Alle Ding sind Gift, und nichts ohn Gift; allein die Dosis macht, das ein Ding kein Gift ist.
« Tout est poison, rien n’est poison ; seule la dose fait qu’une chose n’est pas un poison »

Paracelse – XVIème siècle après J-C

De tous temps, les être humains ont utilisé certaines plantes à des fins thérapeutiques, pour se soigner et conserver la santé… mais aussi parfois à des fins politiques, pour éliminer des rivaux gênants. Certaines classifications étaient même basées sur l’usage médicinal que l’on pouvait trouver aux plantes ! Les « sorcières », au Moyen-âge, étaient chassées en partie à cause de leurs savoirs sur les simples* qu’elles cultivaient ou allaient cueillir dans les bois… Mais toutes ces propriétés salvatrices ou destructrices des plantes, si elles sont bien utiles à l’humanité, n’ont rien de magique ! Les plantes utilisées à l’heure actuelle en phytothérapie et en herboristerie possèdent des principes chimiques identifiés et dont l’action sur le corps humain est généralement bien connue et maitrisée.

Ici, vous reconnaîtrez quelques plantes utilisées en cuisine mais aussi en phytothérapie... [source]

Mais si l’être humain sait utiliser les plantes à sa disposition, on peut se demander pourquoi certaines plantes ont des effets sur le corps humain, tandis que d’autres ne modifient en rien notre santé ? Et surtout, quel est l’intérêt évolutif pour une plante d’avoir des propriétés particulières… si ses voisines du champ d’à-côté n’en ont pas ?

Tout d’abord, voyons pourquoi certaines plantes sont utiles ou dangereuses pour l’Homme.

Vous le savez peut être, au cœur des cellules végétales se trouve toute une machinerie permettant à la cellule d’assurer sa survie, sa croissance et son développement, sa nutrition, sa reproduction. Toute cette machinerie regroupe un ensemble très complexe de réactions biochimiques, appelé « voies métaboliques ». Cet ensemble de réactions fait intervenir des enzymes, qui sont des catalyseurs biologiques**.
Toutes les molécules complexes permettant d’assurer la survie et le développement de la cellule sont donc issues du métabolisme primaire de la cellule. Parmi elles, on trouve par exemple des acides aminés (qui sont les « briques » essentielles composant les protéines), les nucléotides (qui sont les « briques » de construction de l’ADN et des ARN), les acides gras à fonction membranaire (eh oui ! sans acides gras, la cellule ne peut plus former la membrane protectrice qui la délimite) et tous les sucres essentiels au bon fonctionnement de la cellule.

Mais par la suite, on a observé que bon nombre de plantes étaient capables de synthétiser ce que l’on appelle des « métabolites secondaires » à partir des métabolites primaires, qui sont les composés essentiels à la vie de la cellule dont j’ai parlé dans le paragraphe précédent. Toutes ces nouvelles molécules ne sont pas directement essentielles à la survie et au développement cellulaire à court terme, mais elles le sont à long terme. Par exemple, un des métabolites secondaires les plus présents à la surface de la Terre chez les plantes est la lignine : c’est une molécule entrant dans la constitution du bois des arbres et qui permet entre autres la rigidification des axes verticaux (les troncs) et horizontaux (les branches) de ces végétaux. Vous voyez bien qu’à terme, un arbre sans lignine ne peut pas avoir une croissance normale.

Pour avoir un aperçu, voici l’ensemble des voies métaboliques primaires et secondaires connues à l’heure actuelle que l’on peut retrouver chez une plante. Attention ça fait peur !
Mais et nos poisons dans tout ça ? Que sont-ils ? Et surtout, quels avantages évolutifs apportent-ils à la plante lorsque celle-ci en produit ?

Il existe différents types de poisons, qui sont classés dans différentes catégories. Je vais vous présenter quelques uns de ces composés et je vous donnerai quelques exemples de plantes qui produisent ces substances.

D’après Wink (2003), on trouve dans le règne végétal plus d’une quinzaine de familles de composés secondaires. Je ne vais pas vous détailler l’ensemble de ce qui se fabrique chez les plantes, aussi ai-je choisi de vous présenter quelques végétaux que vous connaissez certainement, comme par exemple l’Ortie Urtica dioica.
L’Ortie, vous en avez certainement fait l’expérience assez tôt au cours de votre enfance, ça pique… Mais comment se fait il qu’un simple contact avec la tige ou les feuilles puisse provoquer une brûlure parfois très intense ?

A gauche, les poils urticants de l'Ortie vus à la loupe [source] ; à droite, les poils urticants vus au microscope électronique [source]
Les poils urticants de l’Ortie sont creux et composés de silice (le même matériau minéral qui forme les grains de sable ou le verre). Au moindre contact avec un corps étranger à la plante, les poils se cassent et libèrent leur contenu. Si les produits libérés arrivent au contact de la peau d’un animal, on observe une inflammation… Mais à quoi est due cette réaction ? Eh bien, il faut savoir que dans les poils d’Ortie, on trouve des composés tels que l’acétylcholine et l’histamine (de Bonneval, 2006). Ces deux molécules sont classées dans la famille des amines et des ester. Dis comme ça, on ne se rend peut être pas bien compte. Si je vous dis maintenant que l’histamine est une substance naturellement produite par les animaux et qu’elle joue un rôle dans la réponse immunitaire, en engendrant par exemple une accélération du rythme cardiaque ou un rétrécissement des bronches accompagné de démangeaisons cutanées… Eh oui ! L’histamine joue un rôle dans les réactions allergiques ! D’où les démangeaisons et douleurs  qui résultent de la piqure d’une telle plante. L’acétylcholine quant à elle n’est rien de moins qu’un neurotransmetteur. Ces molécules sont responsables (entre autres) des transmissions des signaux nerveux dans le corps des animaux. En particulier, une des synapomorphies des Bilatériens (vous, moi, un chat, un requin-baleine, un papillon… voir l'article sur la phylogénie animale) est la présence de synapses*** unidirectionnelles utilisant l’acétylcholine comme neurotransmetteur (Lecointre et Le Guyader, 2001). Rendez vous compte, ce végétal produit des substances que l’on pensait strictement cantonnées aux animaux !

Chez d’autres plantes, on retrouve des composés appelés alcaloïdes. C’est le cas par exemple de l’Aconit Aconitum napellus dont voici une belle photo ci-dessous.

Aconitum napellus, une belle plante mortelle [source :  photo personnelle]

Des expériences ont été menées très tôt pour constater l’effet que l’aconitine (un alcaloïde produit par cette plante) était particulièrement visible au niveau du cœur (Matthews, 1897). Après injection d’une très petite quantité d’extrait d’Aconit chez un Vertébré, les pulsations cardiaques accélèrent puis ralentissent ; les battements deviennent désordonnés et la mort de l’individu s’ensuit par arrêt cardiaque. Quelques grammes de plante fraiche suffisent à tuer un être humain adulte en quelques heures… C’est pour cela qu’il est même déconseillé de cueillir une telle plante à main nue !

Une autre belle plante que l’on trouve à l’automne est la Colchique Colchicum autumnale. Elle est de la même famille que le Crocus de nos jardins  et elle lui ressemble en bien des points… 

A gauche, la Colchique d'automne [source] et à droite, le Crocus à safran [source]. Il faut savoir que le Crocus est une petite fleur qui sort de terre au printemps, avant que les arbres n’aient encore toutes leurs feuilles ; cette plante est généralement une des premières à faire des fleurs violettes, jaunes ou blanches au printemps. Le Crocus n’est pas toxique et il existe une espèce Crocus sativus qui sert à produire le safran, épice utilisée en cuisine.

Mais elle produit un alcaloïde dangereux pour un grand nombre d’organismes : la colchicine. Cette substance se trouve dans la plante entière et elle a pour propriété de bloquer la formation du fuseau mitotique. En clair, elle empêche les cellules de se diviser ! Une cellule mise au contact de la colchicine ne pourra pas effectuer un cycle cellulaire complet : elle restera bloquée au cours de sa division ce qui engendrera sa mort.

Vous connaissez certainement l’amande, fruit de l’Amandier Prunus dulcis. On l’utilise beaucoup en pâtisserie ou en cuisine… mais savez vous que le goût très caractéristique des amandes provient en réalité de l’acide cyanhydrique ? (Couplan, 2009)


A gauche, les amandes pas encore mûres accrochées sur l'arbre [source] ; à droite, les amandes utilisées en cuisine [source]. Voir ici quelques belles images d'Amandier en fleurs.

L’acide cyanhydrique interfère avec le fonctionnement des mitochondries, qui sont la centrale énergétique de la cellule et qui assurent la fonction de respiration cellulaire. En clair, l’acide cyanhydrique va stopper une réaction en chaine qui a lieu constamment en temps normal dans la mitochondrie. La cellule ne pourra plus utiliser l’oxygène correctement et l’organisme entier va subir des conditions d’anoxie (c'est-à-dire qu’il va être privé d’oxygène). Le mécanisme est un peu compliqué à expliquer, mais en gros le cœur va s’arrêter de battre car les cellules contractiles n’auront plus d’oxygène à leur disposition (cours en ligne de l’université de Strasbourg).
Il faut savoir qu’une quantité équivalente à 50g d’amandes fraiches de l’Amandier est létale pour l’être humain adulte… à consommer avec modération !

Ainsi donc, certaines plantes produisent des substances toxiques, tandis que d’autres n’en produisent pas. Pourquoi ? Quel est l’avantage évolutif que procure la production de telles substances ?

D’après l’étude récapitulative de Bennett et Wallsgrove (1994), les composés chimiques secondaires produits par les plantes servent avant tout à se protéger de l’herbivorie. Cette protection peut être appliquée pour différents types d’herbivores ; ainsi, la fécondité de certaines espèces de pucerons et l’appétence de certaines espèces de limaces sont réduites par l’augmentation de la quantité de glucosinolates dans la plante (les glucosinolates sont aussi des composés chimiques secondaires). Mais ces composés ne semblent pas avoir d’effets sur les animaux vertébrés (Lapin et Pigeon par exemple). D’autres composés, comme la canavanine, miment des acides aminés essentiels à la composition des protéines… mais n’ont pas les mêmes propriétés physico-chimiques : un insecte qui aurait mangé des tissus contenant cette substance fabriquerait des protéines « erronées » et non fonctionnelles. C’est comme si vous fabriquiez vous-même une chaine de vélo mais que l’un des maillons était défectueux : l’ensemble de la chaine serait correct mis à part un petit détail, mais la chaine ne pourrait pas tourner correctement dans le pédalier et se briserait au premier coup de pédale !
Cependant, quelques rares insectes possèdent un métabolisme capable de différencier les « bons » composés utilisables dans les protéines des « mauvais ». Alors que les plantes produisant de la canavanine sont protégées de la majorité des insectes, elles sont la proie privilégiée de Caryedes brasiliensis (Bruchidae) et Sternechus tuberculatu (Curculionidae), deux espèces de Coléoptère qui sont capables d’ingérer de la canavanine sans avoir de soucis (Rosenthal et al., 1982 et article en ligne).

Un autre exemple de lutte contre les brouteurs est souvent donné lorsqu’on parle des composés secondaires : le cas de l’Acacia caffra et des antilopes appelées Koudous Tragelaphus strepsiceros en Afrique (Hallé, 1999). Il est connu que les Koudous broutent les Acacia de manière incomplète : ils changent sans arrêt d’arbre au cours de leur repas. Pourquoi donc ? Eh bien, lorsque les feuilles sont broutées, elles produisent des composés phénoliques toxiques (là aussi issus du métabolisme secondaire) donnant un goût astringent à la plante. Le Koudou se détourne alors de la plante et s’en va chercher un autre arbre à brouter.
Dans ce cas, on peut voir que le composé secondaire n’est pas présent tout le temps dans la feuille : il n’est fabriqué qu’en cas de stress et de blessure.


A gauche, le dévoreur [source] ; à droite, le dévoré [source]

Je l’ai déjà dis, toutes les plantes à fleurs ne produisent pas forcément les mêmes composés secondaires. Si l’on s’intéresse à l’aspect phylogénétique, on se rend compte très rapidement que les composés secondaires possèdent souvent des ascendances communes et ne sont pas apparus au hasard au cours de l’évolution des plantes. Par exemple, l’étude de Wink (2003) montre qu’au sein de la famille des Solanaceae (les Pommes de Terre, les Tomates et le Tabac entre autres), on retrouve seulement trois fois l’apparition des alcaloïdes stéroïdes (voir figure ci-dessous). Cela montre bien qu’à un moment donné dans l’histoire évolutive de cette famille, les alcaloïdes ont été produits et que cette innovation évolutive a été conservée car elle apportait un avantage évolutif certain.

Arbre phylogénétique des Solanaceae, d'après Wink (2003). Les branches en gras montrent la présence d'alcaloïdes stéroïdes dans cette famille. Illustrations : Schizanthus pinnatus , Solanum dulcamara , Atropa belladona , Lycopersicon esculentum , Physalis alkekengi , Nicotiana tabacum

Cependant on ne retrouve pas les mêmes composés secondaires chez toutes les plantes. Cela s’explique par le fait que la fabrication de telles molécules engendre une dépense énergétique importante. Il s’agit ici de « stratégie évolutive » : en produisant beaucoup d’alcaloïdes, l’Aconit va « privilégier » ses défenses chimiques plutôt que l’élaboration d’un appareil végétatif pérenne.
J’emploie ici un terme finaliste sciemment (entres guillemets) pour faire un raccourci, mais vous comprenez bien que la plante n’a aucune volonté consciente d’un choix d’allocation de ses ressources énergétiques dans la production d’alcaloïdes ou la croissance d’organes à durée de vie longue : c’est le résultat de la sélection naturelle au cours du temps.

Les plantes sont donc capables de synthétiser toutes sortes de composés organiques leur permettant de se défendre face à leurs prédateurs, les herbivores… Bien que le panel de molécules produites dans la nature soit impressionnant et très diversifié, tous ces composés atteignent leur but, à savoir la défense contre les prédateurs herbivores. De différentes façon, les plantes arrivent à leur fin.
On peut alors se demander ce qui se passe lorsqu’un herbivore nait avec une mutation lui permettant de passer outre les défenses chimiques de la plante… Comment la plante va-t-elle réagir ? Quelles sont les solutions qu’elle peut mettre en place pour se protéger à nouveau ? Un article prochain vous parlera peut être de ce phénomène fascinant en biologie, appelé la théorie de la Reine Rouge !

* simple : en langage de botaniste, les « simples » sont les plantes médicinales cultivées dans un jardin.
** catalyseur : « Substance qui augmente la vitesse d'une réaction chimique sans paraître participer à cette réaction » (Larousse). J’ajouterais qu’un catalyseur est une entité chimique (ou biochimique) qui se retrouve à l’identique à la fin de la réaction et qui peut être réutilisé pour recommencer une réaction identique.
*** synapse : connexion entre neurones ou entre neurone moteur et fibre musculaire striée (Encyclopaedia Universalis). En clair, une synapse est le « vide » existant entre deux neurones (qui sont les « câbles » qui font passer les informations électriques dans notre corps) ou entre un neurone et un muscle.

Bibliographie

P. de Bonneval ; L’herboristerie. 2006. Edition DesIris. p 97

S. A. Matthews; A study of the action of aconitin on the mammalian heart and circulation. 1897. The Journal of Experimental Medicine. 2(5): 593–605

F. Couplan; Le régal végétal. 2009. Edition Sang de la Terre. pp 256 – 257

Cours en ligne de l’Université de Strasbourg (consultation le 9/09/12) :

R. N. Bennett and R. M. Wallsgrove; Secondary Metabolites in Plant Defence Mechanisms. 1994.  New Phytologist, Vol. 127, No. 4 pp. 617-633

F. Hallé; Eloge de la plante. 1999. Edition du Seuil. pp 164 – 165

G. A. Rosenthal, C. G. Hughes, D. H. Janzen; L-Canavanine, a dietary nitrogen source for the seed predator Caryedes brasiliensis (Bruchidae).1982. Science. Vol. 217 no. 4557 pp. 353-355

Article en ligne (consultation le 10/09/12) : http://www.uky.edu/~garose/cancerrev.htm

G. Lecointre et H. Le Guyader ; Classification phylogénétique du vivant. 2001. Edition Belin. p 221. 


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