lundi 7 mai 2012

La spéciation selon King Kong

Une fois n’est pas coutume, partons de science fiction pour aborder l’évolution. Comment expliquer de façon ludique le principe de la spéciation dite allopatrique ? Je vais prendre un cas très intriguant, connu sous le nom d’évolution insulaire. Un phénomène qui est à l’origine du nanisme et du gigantisme de certaines créatures des îles…

Vous avez sans doute déjà vu ces images. Une troupe d’américains débarque sur une île du nom lugubre de Skull Island  (l’île du crâne), où une créature y est vénérée comme un dieu. Une créature qui a toute l’apparence d’un gorille… hormis la taille ! Et pour cause, il est littéralement géant. Alors que tout un chacun est subjugué par le film, les scientifiques dans l’âme ne pourront s’empêcher de se poser la question fatidique : mais comment est-ce possible ? Est-ce crédible ? Comment un gorille géant peut-il exister ?


King Kong en version 1933 et 2005


Evidemment, le roi Kong appartient à la science-fiction, et je doute fort qu’un jour il soit découvert un singe de sa taille. Néanmoins, s’il devait y avoir une explication plausible à la présence de Kong sur cette île (une explication qui ne ferait intervenir ni gorille mutant, ni expériences  de clonage ayant mal tourné et encore moins des petits hommes verts), elle pourrait se formuler en deux mots : spéciation allopatrique (du grec « allo » = différent, et « patrida » = patrie). Le principe est tout simple. Deux populations (ou groupes d’individus) d’une espèce sont séparées géographiquement, et ne peuvent donc plus se reproduire entre elles. Chacune de ces deux populations va donc évoluer en prenant des chemins différents, si bien qu’au final, ces deux populations vont former deux espèces différentes. Les îles se prêtent particulièrement bien au principe de cette spéciation. D’ailleurs ce n’est pas pour rien qu’un des exemples les plus connus de Darwin, les pinsons, provienne d’une spéciation insulaire. Mais revenons à King Kong. Comment  diantre expliquer son existence ?

Localisation supposée de Skull Island (source)

Il y a plusieurs scénarios possibles, mais prenons le plus simple. Au départ, aucun singe géant sur aucune île. Mais une population de gorilles de taille tout à fait banale, et habitant encore plus banalement en Afrique, comme nos gorilles actuels. Cette population peut d’ailleurs ressembler fortement à nos gorilles actuels, même si elle est un peu plus vieille. Ce sont en fait leurs ancêtres. Et puis quelque part, plus à l’Est et à peu près à la même latitude, se trouve une île. Nos gorilles et l’île (Skull Island vous l’aurez deviné), sont séparés par un océan. Cet obstacle est infranchissable, sauf selon une probabilité tout juste suffisante à ce que quelques gorilles, un jour, le franchissent. Il peut s’agir par exemple de gorilles importés par les humains de l’île lors de leur arrivée par bateau. Toujours est-il qu’un jour, quelques gorilles d’Afrique sont parvenus sur cette île. Et qu’ont-ils fait alors ? Et bien comme tout le monde, en tentant de survivre, ils se sont adaptés aux conditions locales. Et leur taille a augmentée, au fil des générations. Il se peut que cela soit dû à une nourriture plus abondante, à des conditions météorologiques ou des pressions de prédation différentes… Et c’est ainsi qui naquit King Kong ! (d’ailleurs, si Kong semble le seul singe géant de l’île dans la dernière version cinématographique, sachez que le reste de la population est caché, puisqu’un film sorti en 1933 relate des aventures du fils de Kong !). Il est à noter que la petite taille de la population d’origine (une poignée d’individus) augmente la chance d’obtenir rapidement des changements assez impressionnants, même si ces changements ne sont pas adaptatifs, c'est-à-dire qu’ils n’augmentent pas forcement les chances de survie ou de reproduction des individus. Par exemple, s’il se trouve qu’un des individus qui arrivent sur l’île porte une mutation bizarre (concernant sa taille ou quoique ce soit d’autre), il risque de la répandre même si elle n’apporte aucun intérêt, tout simplement puisque cet individu sera à la racine de la nouvelle population qui va envahir l’île. On parle de goulot d’étranglement.

Les exemples de gigantisme ou de nanisme passionnent tant ils sont impressionnants. Je pourrais également vous citer les aventures de Gulliver et sa rencontre avec les Lilliputiens (des hommes minuscules), ou encore de leurs homologues géants et moins connus les Brobdingnagiens. Et puis les réalisateurs s’en donnent à cœur-joie pour créer des insectes gigantissimes ou des éléphants minuscules, comme dans la récente adaptation cinématographique du célèbre roman « L’île mystérieuse », de Jules Verne. Mais peut être que des exemples réels seraient plus parlants.

 
Les disproportions du film « Voyage au centre de la terre 2 » s’expliquent par l’évolution insulaire. Celle-là même qui a pu faire diminuer les Lilliputiens.

Et bien sachez que les éléphants de taille miniature ont bel et bien existé ! Ils peuplaient certaines îles méditerranéennes durant le Pléistocène et n’atteignaient pas un mètre de haut. Du côté des hommes aussi la fiction rejoint la réalité. L’homme de Florès, Homo floresiensis, habitant d’une île indonésienne il y a quelques dizaines de milliers d’années, mesurait également aux alentours d’un mètre de hauteur.  Si les îles sont des paradis de spéciation allopatrique, il convient également de prendre le terme d’île dans un sens plus large, c'est-à-dire tout environnement favorable à une espèce et séparé des autres environnements favorables par une barrière quelconque. Par exemple, pour une plante vivant exclusivement en altitude, chaque montagne est une île et chaque vallée joue le rôle d’un océan. Si l’on en revient aux hommes, le principe de nanisme insulaire peut alors expliquer la petite taille des populations pygmées, même si la spéciation (différenciation en deux espèces distinctes) ne s’est pas encore produite. Aucune île, mais un espace de vie séparé des autres hommes a permis cette évolution différente.

Reconstitution de l’éléphant nain de Sicile Elephas falconeri. Chaque île méditerranéenne abritait une espèce d’éléphant nain différente (source)
Reconstitution de deux cerfs nains du Pléistocène : Megaceros cretensis (à gauche), de l’île de Crête et Megaceros algarensis (au milieu) de Sardaigne, comparé à leur ancêtre continental présumé Megaceros verticornis (Benton et al. 2010)


Du côté des géants, nous pouvons trouver par exemple le rat de l’île Tenerife (qui fait partie des îles Canaries), éteint lui aussi, et qui devait atteindre un kilo. Ou tout simplement des tortues géantes qui peuplent plusieurs îles.

Enfin pour finir, sachez que la spéciation allopatrique est un phénomène très important dans la création de nouvelles espèces, mais que d’autres types de spéciation existent. Peut-être que l’exemple de Godzilla servira à les expliquer dans un prochain article !



Bibliographie


Benton, M. J., Csiki, Z., Grigorescu, D., Redelstorff, R., Sander, P. M., Stein, K., & Weishampel, D. B. 2010. Dinosaurs and the island rule : The dwarfed dinosaurs from Haţeg Island. Palaeogeography, Palaeoclimatology, Palaeoecology, 293, 438-454.

Poulakakis, N., Mylonas, M., Lymberakis, P. & Fassoulas, C. 2002. Origin and taxonomy of the fossil elephants of the island of Crete (Greece): problems and perspectives. Palaeogeography, Palaeoclimatology, Palaeoecology, 186, 163-183.

Van Heteren, A. H. 2012. The hominins of Flores: Insular adaptations of the lower body. Comptes Rendus Palevol, 11, 169-179.

Sophie

6 commentaires:

  1. Outre le problème de la spéciation, le problème de la taille, voilà qui soulève plein de questions annexes !

    Par rapport aux causes "proximales" des modifications de taille notamment; on peut également citer les hétérochronies du développement comme mécanisme aboutissant à ces modifications...
    On peut également se poser la questions des limites à l'augmentation de taille, avec les questions d'allométrie que cela comprend.

    Bien sur je comprend qu'on ne puisse pas tout citer dans un tel article (surtout que King-Kong est un prétexte). Mais voilà de quoi faire l'objet d'un prochain article !

    Ici ou ailleurs ;)
    (Pff va encore falloir être rapide)

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  2. Effectivement, la simple modification de la taille au cours des générations peut s’expliquer par de nombreux phénomènes sous-jacents. L’hétérochronie, qui rappelons-le correspond à une modification du « timing » du développement de l’individu, est un phénomène d’autant plus important qu’il nécessite peu de modifications génétiques. Une simple mutation dans un gène du développement peut ainsi causer d’impressionnantes modifications dans l’apparence de l’organisme. Il peut ainsi expliquer des modifications assez brutales, et non progressives, de la taille. D’ailleurs ce phénomène est tellement impressionnant qu’il mériterait un article à lui tout seul :-)

    Quant aux questions d’allométrie, malheureusement pour King Kong, ça pourrait être effectivement une raison expliquant pourquoi il ne peut pas exister…

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  3. Je ne veux pas remettre en question l'existence de King Kong, mais les cas de gigantismes et nanismes insulaires permettent de dégager des tendances générales assez claires :
    - les gros deviennent petits (nanisme),
    - les petits deviennent gros (gigantisme).

    Tout cela amène donc plutôt une tendance au moyen.

    Le Gorille étant déjà le plus gros des primates, j'ai un peu de mal à imaginer qu'un gigantisme insulaire soit facilement expliquable dans son cas.

    La prédation et les ressources alimentaires sont souvent utilisés pour expliquer les contraintes évolutives sur les tailles, et que le passage dans un nouvel environnement insulaire (par exemple avec des ressources limitées et/ou pas de prédateur) libère certaines de ces contraintes.

    Cependant, Skull Island ne paraît pas fournir des ressources alimentaires démesurées pour un végétarien comme le Gorille. Le territoire d'une groupe de Gorille est de quelques dizaines de km². Si l'île n'est pas très grande, un groupe de Gorille de cette taille la ravagerait en peu de temps...

    Enfin, le Gorille n'a pas des masses de prédateurs en Afrique (la Panthère doit bien grignoter un bébé de temps à autres) à part un autre primate bien connu. En plus, il se trouve que ce primate prédateur semble aussi se trouver sur Skull Island, même si leur peuplade locale considère plutôt King Kong comme un dieu. Donc une variation de pression de prédation est également peu probable pour expliquer la taille.

    Il reste la possibilité d'un abus d'hormone de croissance, comme les jumeaux aliens soi-disant scientifiques qui parasitent la télé de temps à autres...

    En conclusion, King Kong existe, évidemment, mais les raisons du gigantisme observé, en plus d'être un défi à la biomécanique, ne sont pas claires...

    Une question qui m'intéresse un peu plus : quelles sont les contraintes évolutives majeures expliquant le gigantisme de certains Dinosaures ?

    Par ailleurs, même si ça ne change pas grand chose au propos, il vaut mieux parler d'effet fondateur plutôt que de goulot d'étranglement pour une population qui investit un nouvel environnement.

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    1. Tu veux parler des sauropodes ? Il y a d'abord un élément qui n'est pas une contrainte évolutive, qui est le fait qu'il avaient une croissance continue : tant qu'ils survivaient, ils continuaient à grandir. Ensuite les prosauropodes faisaient déjà une belle taille,mais ils avaient le cou plus court. Il semble que ce soit la croissance du cou qui ait entrainé le reste : un cou très long et très flexible latéralement leur permettait de brouter sur une très large surface sans faire un pas, donc de diminuer la dépense énergétique liée à l'alimentation. Vu la quantité phénoménale d'œufs que pouvaient pondre une femelle au cours de sa vie et leur relative petite taille (pas plus de 80 cm de diamètre), je pense qu'une faible proportion atteignaient ces grandes tailles, mais avec leurs très gros os, ils avaient aussi plus de chance de se fossiliser. On a trouvé des centaines de nids, mais combien de juvéniles ? Je pense qu'il y a un léger biais taphonomique. En gros les rares survivants, une fois trop gros pour les prédateurs, étaient quasiment assurés de devenir énormes. Autre détail, le petit cerveau évitait d'avoir à pomper beaucoup de sang dans la tête, portée à l'horizontale. En bref une grande économie de moyens…

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    2. Peut-être que les sauropodes avaient un petit cerveau par manque d’afflux sanguin dans la tête :p

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  4. Bien évidemment, cet article n’a pas pour but de prouver l’existence de King Kong ! King Kong n’est qu’un prétexte pour introduire la notion de spéciation allopatrique de manière suffisamment ludique et originale pour intéresser des non biologistes.

    Cependant, quelques remarques. Le fait que le gorille soit « le plus gros des primates » n’est en soi pas un problème. Cela voudrait dire qu’au sein d’un groupe d’organismes apparentés, les tailles sont forcément homogènes ? Prenez le daman et l’éléphant… De plus, un singe plus grand qu’un gorille n’est pas impossible, et a d’ailleurs déjà existé (Gigantopithecus par exemple atteignait 3 mètres). Evidemment, en raison notamment des contraintes allométriques évoquées dans les précédents commentaires, la taille ne peut pas augmenter (ou se réduire) indéfiniment. Mais il suffit de remonter le temps pour trouver des organismes s’illustrant par leur taille impressionnante et qui n’ont rien à envier à King Kong.

    Pour la question des prédateurs, il faut rappeler que Skull Island abritait… des dinosaures carnivores fort ressemblant à des T-rex. La taille peut être un avantage certain face à de tels monstres. Preuve en est faite : King Kong leur tient tête ! Et pour les hommes, justement, ils ne s’attaquent pas à King Kong parce qu’ils le vénèrent, probablement pour sa carrure impressionnante. Dans ce cas, la taille est bien adaptative face à l’homme… Enfin, en ce qui concerne les prédateurs plus classique et si on oublie King Kong, une taille plus grande peut simplement résulter d’une course aux armements. Plus on est grand, plus il est difficile de se faire tuer.

    Toutes ces hypothèses impliquent une réelle valeur adaptative, mais la dérive pourrait être beaucoup plus simplement à l’origine d’un tel gigantisme (dérive qui peut par la suite être renforcée par une valeur adaptative). C’est ce goulot d’étranglement qui facilite une telle dérive, en effet grâce à un effet fondateur : sur la grande population africaine de gorilles, seuls quelques uns sont acheminés sur l’île, et il s’avère qu’ils (ou leurs descendants) possèdent justement la mutation ou version du gène propice à une telle divergence de taille par rapport à la population d’origine.

    Pour la question des hormones de croissance, nous nous situons à une échelle différente : la spéciation ou le gigantisme s’opèrent sans distinction du mécanisme immédiat sous-jacent. Si les hormones ne sont pas naturelles (un genre de mixture supra-puissant administré par les hommes pour rendre les primates gigantesques), c’est une autre histoire qui n’a rien à voir avec la spéciation !

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