mercredi 14 mars 2012

La coopération : pourquoi pose-t-elle problème ?

D’innombrables exemples…

La coopération au sens très large (l’entraide entre plusieurs individus) est un caractère éminemment présent dans la nature, loin de concerner uniquement l’espèce humaine. Pour ceux qui ne seraient pas convaincus, et je doute qu’ils soient nombreux, sachez que l’on retrouve des actes de coopération chez tous les grands groupes d’organismes, indépendamment de leur complexité, et à tous les niveaux au sein d’un organisme.

Je ne parle pas de la coopération « grand public », vous savez ces vidéos qui font le tour de la planète où on voit un hippopotame bravant un féroce crocodile dans le but ultime de délivrer une antilope des dents acérées du monstre… Aussi attendrissantes que soient ces vidéos dont on donne des significations très anthropomorphiques, nul besoin d’invoquer ces soudains excès de bravoures au semblant altruiste pour parler de la coopération. Prenons plutôt quelques exemples des plus simples.




La plupart des animaux qui vivent dans des groupes sociaux coopèrent pour maints aspects de leur vie quotidienne. Prenez un groupe d’oiseaux en train de picorer, chacun va lever la tête relativement souvent pour s’assurer qu’aucun prédateur ne rode dans les parages. Chaque individu profite de la vigilance des autres du groupe, de telle façon qu’il n’a pas besoin d’être aussi vigilant que s’il était seul, et que malgré ça il serait averti plus rapidement de l’approche d’un prédateur.

Chez les chauves-souris vampire qui se nourrissent de sang, il arrive qu’un individu n’ait pas réussi à se procurer de la nourriture, et se trouve dans une situation critique pour sa santé. Qu’à cela ne tienne, il lui suffit de solliciter un de ses partenaires pour que celui-ci lui régurgite une partie de son propre repas. Il s’agit alors d’un acte que l’on peut qualifier d’altruiste, puisque le donneur doit payer un coût (le sang régurgité) et ne reçoit aucun bénéfice direct. Cependant, il pourrait arriver par la suite que cet individu ait à son tour besoin de nourriture, et qu’on lui rende la pareille.


Partage de sang chez les chauves-souris vampire [Source gauche, droite]


Dans une troupe de lionnes, une véritable coopération se met en place lors de la chasse. Au lieu de chasser chacune leur propre proie, elles réunissent leurs forces et se coordonnent pour attraper des proies plus grosses. Et au final, même si cette proie devra être partagée par l’ensemble du groupe, un individu y gagne plus que s’il devait chasser tout seul des proies forcement plus petites et moins faciles à attraper.

La liste des actes de coopération n’en finit pas. Elle concerne également d’autres règnes que les animaux. Les plantes peuvent par exemple coopérer en se prévenant par des signaux chimiques de l’attaque d’un herbivore. La coopération peut tout à fait concerner plusieurs espèces, comme ces stations de nettoyage sous-marines où des petits poissons (qui n’existent pas, non, non !) débarrassent leurs clients de leurs parasites en s’en nourrissant. J’ai également parlé d’une coopération au sein de l’organisme. Pensez à nos petites cellules qui coopèrent bravement pour faire fonctionner notre organisme !


Quelques exemples de coopération parmi les nombreux que compte le règne animal : défense contre les prédateurs chez le bœuf musqué [Source], épouillage chez les primates [Source], nombreuses espèces de poissons nettoyeurs [Source], partage de l’élevage des jeunes chez les suricates [Source]



La coopération et l’évolution


Tous les exemples cités précédemment vous auront sans doute convaincu d’une chose : la coopération semble apporter d’énormes bénéfices à ses acteurs, ce qui vous paraît tout à fait logique puisqu’elle est soumise à la sélection naturelle. Cependant, la coopération a très longtemps posé problème, et continue de faire cogiter les chercheurs. Car malgré cette intuition de logique, comprendre comment la coopération a pu apparaître et se développer est loin d’être une chose aisée.

Pour vous expliquer simplement, reprenons un des exemples précédents. Un oiseau est plus en sécurité au sein d’un groupe puisqu’il profite de la somme des vigilances de tous les individus du groupe. Lui-même participe à cette vigilance commune, en observant autour de lui. Comme toutes les activités, être vigilant prend du temps et de l’énergie. Il faut sans cesse relever la tête, faut faire gaffe aux torticolis et puis ça empêche de se goinfrer comme il faut. Mais si jamais cet oiseau décidait de ne pas participer à la vigilance collective, il aurait tout loisir de manger tranquillement et ça ne changerait pas grand-chose à sa sécurité au final, pour une paire d’yeux de moins… Vous venez d’assister à l’apparition du premier individu dit « tricheur » de la population, et c’est justement, précisément, ce qui pose problème dans l’établissement et le maintien de la coopération. Car cette tendance à la tricherie risque de se répandre dans la population et d’engloutir dans le même temps la coopération.

Il en est de même pour les chauves-souris. Imaginez un individu qui sollicite les autres quand il est affamé mais refuse de partager sa nourriture lorsqu’on le sollicite à son tour. Si on reprend le raisonnement très simple de la sélection naturelle, comme il aura les bénéfices de la nourriture des autres et ne payera aucun coût pour en fournir aux affamés, il aura un meilleur succès que les autres, grandira plus vite par exemple, vivra plus longtemps ou pourra consacrer plus d’énergie à sa reproduction, si bien qu’il engendrera plus de descendants qui partagent le caractère « égoïste », et la population s’en trouvera alors envahie.

Pour finir de vous convaincre, les humains sont excellents lorsqu’il s’agit d’envahir une population d’individus tricheurs. C’est pour cette raison que les sociétés basées sur l’échange de services, et où l’argent n’existe pas, ne sont souvent que des utopies. Je vais vous citer l’exemple formidable qui m’a permis de comprendre la théorie des jeux. Dans une ville, les gens ont le choix entre aller au travail en voiture ou en bus. Evidemment, moins il y a de voitures qui circulent, plus la route est dégagée et plus les véhicules sont rapides pour acheminer les habitants à leur lieu de travail. Mais la voiture reste quand même toujours plus rapide que le bus. Si tout le monde prenait le bus, les routes seraient bien dégagées et le trajet mettrait disons 15 minutes. Sauf qu’en voiture, il ne faut que 10 minutes… Du coup les petits malins commencent à prendre leur voiture, quitte à faire ralentir les bus, mais aussi les voitures ! Petit à petit, comme il est toujours plus rapide de prendre sa voiture, tout le monde va s’y mettre si bien qu’au final il faudra une demi-heure de route en voiture (les routes étant saturées !) et trois quarts d’heure pour les irréductibles écologistes et les gens sans permis qui prennent toujours le bus.


Pour comprendre ce graphique, prenez n’importe quelle personne prenant le bus (en orange). La courbe bleue étant en dessous (temps de trajet plus faible), cette personne aura toujours intérêt à prendre la voiture. D’où le point de stabilité atteint au moment où tout le monde prend sa voiture, alors que le trajet serait plus court si tout le monde coopérait pour prendre le bus.



Pour résumer, si tout le monde coopère en prenant le bus, chacun ne met que 15 minutes pour rejoindre son travail. Mais irrémédiablement, la tricherie va envahir la ville et les habitants devront subir au minimum les 30 minutes de voiture !

Vous comprenez où je veux en venir ? Même si les habitants auraient tous intérêt à prendre le bus, la population tendra naturellement vers l’opposé. De même que dans la nature. Dans une population où tout le monde coopère, il suffit qu’un individu tricheur apparaisse et qu’il profite de la coopération des autres sans en payer le coût pour que la population bascule vers une population de tricheurs ! D’où le problème du maintien de la coopération.

Le problème est encore plus pointu pour l’apparition de la coopération, et non son maintien. En effet, si on considère au départ une population totalement égoïste, où tout le monde ne s’occupe que de lui, comment la coopération pourrait se répandre ? Si un individu tout gentil apparaît spontanément dans la population, tout le monde profitera de lui et il aura un succès encore plus faible que les autres, donc aucune chance de répandre son caractère coopératif en engendrant plus de descendants.




La solution ?


Pourtant, la coopération existe bel et bien, et elle est très répandue. La question ne se pose plus quant à son intérêt, puisqu’on a vu qu’elle apportait nombre de bénéfices à ses acteurs. Mais son apparition, son évolution et son maintient ont soulevé depuis longtemps de nombreuses théories. Je ne vais pas ici les expliquer en détail, il faudra attendre d’autres articles. Cependant, il est trop cruel de vous tenir en haleine sans vous lâcher quelques bribes d’explications.

La sélection de parentèle, mise en lumière par Hamilton, est une des principales hypothèses quant à l’apparition de la coopération. Un individu avide de répandre ses gènes aura tout intérêt à aider ses enfants, parents, frères et sœurs qui portent une grande partie de ses gènes. D’ailleurs la coopération observée est souvent plus importantes entre individus apparentés, pour cette raison.

J’ai parlé plus haut de la théorie des jeux. C’est un thème qui sera abordé dans ce blog et qui apportera pas mal de réponses, notamment à propos du maintient de la coopération. Sachez seulement qu’un équilibre entre tricheurs et coopérateurs pourra s’établir. Les tricheurs peuvent également être évincés de la population, ou punis, et la coopération se maintient alors sous la menace. Encore une hypothèse qui fonctionne à merveille chez les humains : la menace d’une punition encourage très fortement la coopération.

Enfin, la sélection de groupe revient en force dans le thème de la coopération. Toutefois, il faut prendre ce concept avec une infinie précaution. Nous sommes loin de la théorie de la sélection de groupe de Wynne-Edwards (1962), qui a été très vivement critiquée notamment par Williams (1972), et finalement considérée comme fausse. Loin également de Lorenz (1963) qui l’invoquait pour expliquer l’agressivité (selon lui, les individus se battent entre eux dans le but d’éliminer les plus faibles…). Depuis, la sélection de groupe est un peu tabou parmi les biologistes. On n’ose pas en parler, les étudiants se font taper sur les doigts s’ils en font allusion… Mais elle refait surface comme une bête de l’ancien temps qui se réveillerait d’une longue hibernation… Bon bon j’avoue je m’égare ! En attendant un article dévoilant le mystère de la coopération, je vous laisse cogiter !




Bibliographie


Pour les impatients, les articles clés expliquant l’évolution de la coopération :

- Nowak, M.A. 2006. Five rules for the evolution of cooperation. Science, 314, 1560-1563.

- West, S.A., Griffin, A.S. & Gardner, A. 2007. Evolutionary explanations for cooperation, Review. Current Biology, 17, R661-R672.


Pour le “retour” de la nouvelle théorie de la sélection de groupe, voire le magazine « New Scientist » n°2824 (aout 2011)

8 commentaires:

  1. Très bon article récapitulatif !

    L'étude de la coopération est un champ passionnant en biologie évolutive mais trop souvent rendu opaque par des problèmes de... définitions et vocabulaire (altruisme, altruisme réciproque, réciprocité forte / faible, etc...).

    West et Griffin que vous citez dans la biblio sont très bons pour démêler tout ça, une lecture à recommander à tous ceux qui commencent l'étude de la coopération.

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  2. Merci beaucoup !
    Effectivement, beaucoup de termes pour beaucoup de concepts concernant la coopération.
    Un prochain article devrait d'ailleurs approfondir quelques notions !

    Sophie

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  3. Moi aussi j'ai beaucoup aimé cet exemple :)

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  4. Concernant l'exemple des chauves-souris il y a eu du nouveau depuis : il apparaîtrait que les chauves-souris donneraient leur sang surtout pour éviter le coup énergétique entrainé par la perturbation sonore due au quémandage des chauves-souris affamées ;-). Encore un exemple de coopération tournant à l'égoïsme XD.

    Sinon j'ai été bien déçu par la "nouvelle sélection de groupe" qui s'avérait passionnante au début mais dès que l'on creuse ...

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    1. Effectivement, je connaissais la nouvelle publication sur le quémandage chez les chauves-souris. Cela dit, à mon sens on peut toujours parler de coopération puisque d’après les connaissances actuelles, les chauves-souris qui quémandent sont celles qui sont affamées. Un individu n’aurait-il pas intérêt à se la couler douce et se contenter de quémander quand les autres rentrent de la chasse ? Ce n’est pas ce qu’on observe. Certes, les mécanismes proximaux impliquent des signaux sonores qui peuvent lasser les congénères, mais les conditions sont là : pas d’individus tricheurs (ils seraient écartés dans le cas contraire), et donc une possibilité d’éviction de l’individu quémandeur.

      Et puis, même si l’exemple n’est pas parfait, il est quand même utile pour illustrer mes propos ;-)

      En ce qui concerne la « nouvelle sélection de groupe », il ne faut surtout pas la prendre comme une amélioration de la première sélection de groupe de Wynne-Edwards qui a été largement critiquée. Il s’agit toujours de sélection à l’échelle individuelle mais qui s’exprime dans un contexte de groupe. Chacun y trouve son intérêt, et c’est pour cela que ça fonctionne.

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    2. J'entends bien, pour la nouvelle sélection de groupe. Je voulais juste sous-entendre que, malgré le côté "sexy" de cette explication, on en revient à l'égoïsme à chaque fois.

      Je veux dire par là que chacun des exemples de la nouvelle sélection de groupe a toujours pu être expliqué plus simplement par de l'égoïsme pur et dur à l'ancienne (enfin à la manière de Darwin après explication de Dawkins). Et malheureusement, depuis Morgan, on préférera toujours l'explication la plus simple par soucis de parcimonie!

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  5. Oui, mais… en supposant qu'un "tricheur" apparaisse, est-ce qu'on n'évacue pas un peu vite la pléiotropie ? Les animaux qui sont grégaires doivent avoir des caractères "sociaux" plus ou moins intriqués, et ça ne doit pas être évident d'augmenter par exemple le niveau de confiance d'un oiseau dans la vigilance de ses congénères sans baisser son instinct de survie, non ?
    Et même en admettant qu'un tricheur apparaisse et que le trait se répande, au fur et à mesure que sa prévalence augmenterait dans la population, il deviendrait un trait de l'environnement et donc un facteur de sélection.

    Sinon, je trouve un peu raide de convoquer Darwin pour défendre l'égoïsme, lui qui pensait que les soins parentaux et la coopération étaient à l'origine de la compassion chez l'homme. Il faut rendre à Dawkins ce qui appartient à Dawkins, encore que même lui ne soit pas si caricatural.

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