jeudi 25 octobre 2012

Une histoire à en rester mué.


Il est bien connu que les adolescents qui grandissent ont la voix qui mue. Le terme muer vient du latin « mutare » qui signifie changement. Au final tous les organismes changent, personne ne me contredira. Le terme « mue » est aussi employé pour les animaux tétrapodes (à quatre pattes  que l’ont connaît bien) lorsqu’ils changent de fourrure, de plumage ou de peau. Peut-être avez vous déjà croisé au détour d’un chemin une mue de serpent (oui, le serpent est un tétrapode, ses ancêtres avaient quatre pattes) ? Et lorsque le canard colvert  change de plumage ? Il arrive aussi probablement à votre chat de perdre ses poils au printemps. Oui mais tout ça ce sont des mues d’amateurs… Il existe un groupe taxonomique dans la nature qui pousse cet art à son paroxysme… Ce groupe là on l’appelle… Attendez, je ne vais pas vous faire peur  avec des gros mots maintenant, citons quelques exemples tout d’abord.

Deux exemples de tétrapodes muant. Mais ce ne sont que des amateurs. Source : mouton laid et serpent casque.

Si vous êtes déjà allés à la campagne (normalement) et que vous avez exploré de vieilles caves, vous avez probablement déjà croisé des carcasses vides d’araignées mortes (peut-être cela vous a-t-il rassuré , moi je trouve ça triste) qui s’envolent au moindre souffle. En réalité, et j’espère que justement vous en aurez le souffle coupé pour pouvoir observer ces carcasses de plus près, ce sont généralement des « mues » d’araignées plutôt que des araignées mortes. C’est à dire que ce n’est que le squelette externe de l’araignée et que notre charmante gardienne de cave est probablement en train de se balader quelque part. Mieux encore (pire selon certains), qu’elle a grandi ! Un autre exemple ? Pour les amateurs de plages et les curieux des crabes, vous avez déjà probablement trouvé sur la plage des carcasses de crabes vides. Dans le mille ! Même phénomène ! C’est très probablement une mue plutôt qu’un crabe mort ! Le crabe lui, est peut-être en train de pincer les pieds de quelqu’un plus loin. Encore un exemple ! J’ai gardé le meilleur pour la fin… Un phénomène qui émerveille toujours est celui de la métamorphose. Encore une fois je ne parle pas de métamorphoses à deux balles de la grenouille mais de celle du papillon … Et oui ! C’est une mue encore une fois ! Un des phénomènes les plus formidables de la nature !

Trois autres organismes qui muent, de gauche à droite : une araignée, un crabe et un papillon. Pour ce dernier, on ne fait plus dans la dentelle, on change tout d’un coup ! 

Tous ces organismes (araignée, crabe, papillon) sont ce qu’on appelle des arthropodes, c’est à dire des animaux à pattes articulées. Vous me direz que c’est pareil pour nous, que nos pattes sont articulées. Oui mais chez les arthropodes l’articulation est particulièrement bien prononcée. Il existe dans la nature actuelle quatre grands groupes d’arthropodes : arachnides, insectes, crustacés (ces derniers en fait n’existent pas plus que les poissons puisque les insectes devraient être considérés comme des crustacés) et mille-pattes. En fait tous les arthropodes muent ! Même les mille-pattes ! Mais, et là il est temps de sortir des gros mots, la mue est encore plus répandue. En fait c’est le propre des… ecdysozoaires, un groupe d’animaux extrêmement important. Je les ai déjà évoqués ici « La phylogénie animale, une affaire pleine de rebondissements ». Et ce groupe est simplement caractérisé par la mue : tous les sous groupes qui y appartiennent muent. « Ecdysis »  par ailleurs veut dire mue en grec. C’est un groupe d’une incroyable diversité comprenant les arthropodes dont j’ai parlé plus haut, que vous connaissez bien, mais aussi les nématodes, un groupe de vers extrêmement diversifié dont quelques-uns  sont de sérieux parasites de l’homme comme l'ascaris. D’ailleurs certains parasites passent d’un organe à l’autre (charmant n’est-ce pas ?) et en réalité, ils le font  lorsqu’ils muent. Imaginez qu’en plus de traverser les organes, ils laissent des déchets derrière eux - ce n'est pas ce qu'il y a de plus hygiénique. Mais leur diversité est encore plus phénoménale et comprend certains animaux qui ne viendraient même pas à l’esprit du plus imaginatif des auteurs de science fiction.

Diversité des ecdysozoaires méconnus : a) Les loricifères que j’appelle les « animaux feu d’artifice » voyez pourquoi, b) Les nématodes ou « vers ronds » parce qu’ils sont… RONDS (transversalement) !, c) Les kinorhynches  ou « dragons de boue » parce qu’ils ont plein d’épines et vivent souvent dans la vase, d) Les onychophores ou « vers soyeux » parce qu’ils ont un aspect tout soyeux, e) les tardigrades ou « oursons d’eau » parce qu’ils vivent dans l’eau et sont trop choux, f) Les nématomorphes ou « vers gordiens » parce qu’ils font des nœuds improbables et g) Les priapuliens ou « vers pénis » parce que… bah je vous laisse deviner. Ces organismes aussi divers soient-ils muent tous et sont plus apparentés entre eux (arthropodes compris) qu’ils ne le sont de tout autre animal actuel.

La première question que l’on pourrait se poser est : « pourquoi la mue ?». Les ecdysozoaires sont des animaux à cuticule, c’est à dire qu’ils sont recouverts d’une « peau » dure et peu flexible. Par conséquent lorsque l’organisme grandit, la cuticule garde la même forme et l’animal ne prend pas de volume. Qu’à cela ne tienne ! Il suffit de se débarrasser de la cuticule, de grandir et d’en faire une autre ! Et hop, voilà simplement ce qu’on appelle la mue. Cela implique une chose évidemment c’est que la mue est un des processus les plus périlleux du règne animal. Et oui, après avoir mué nos chers amis ont la cuticule molle. Ils sont donc mous et vulnérables jusqu’à ce que la nouvelle cuticule durcisse ! Pas très avantageux me direz vous ! On peut tergiverser autant qu’on veut sur l’avantage adaptatif ou non d’avoir une cuticule rigide (c’est cool) qui rend compliquée la croissance (c’est moins cool), toujours est-il que les ecdysozoaires représentent un peu plus de la moitié des espèces vivantes  et 80% des espèces animales connues  ! C’est dire si c’est  la manière de croître majoritaire… Cela entraîne un mode de croissance bien spécial par paliers puisque l’organisme ne prend du volume qu’après la mue et arrête d’en prendre dès que la cuticule est rigidifiée. Cependant l’animal prend du poids après la mue et n’en prend plus pendant la mue. Pour nous et les autres animaux c’est simple : nous prenons de la masse et du volume continuellement et en même temps.

La croissance par mue en forme d’escaliers (D’après Invertebrates de Brusca et Brusca).

Ensuite comment se déroule la mue ? Les ecdysozoaires ne se débarrassent pas à proprement parler de leur peau mais de la cuticule, c’est à dire de la couche externe constituée de chitine, calcaire ou collagène. La couche de peau (l’épiderme) en dessous produit une nouvelle couche de cellules augmentant la surface de peau et forçant la cuticule à se détacher. Puis, une nouvelle cuticule molle va se former. Les muscles eux même sont attachés à la vieille cuticule et s’associent à la nouvelle seulement lors de la mue elle-même. Cependant les ecdysozoaires restent capable de bouger à ce moment. Il faut penser que même les « poils » (appelés soies) sensoriels des insectes et autres arthropodes fonctionnent jusqu’au dernier moment ! Et tenez-vous bien, chaque soie est reliée à un neurone et va être remplacée (tout comme les attaches musculaires) ! C’est au moment même de la mue qu’en quelques minutes chaque neurone va se connecter à la soie correspondante. Vous ne vous êtes pas encore évanouis face à tant d’émotions ? Chez les insectes la respiration se fait par un système labyrinthique de trachées disposées dans tout le corps. Oui les trachées elles aussi muent ! La mue est aussi un phénomène interne. Dans ce cas la respiration est plus difficile mais l’insecte doit faire face. De plus, juste après la mue l’insecte n’est plus « imperméable » et ne doit pas se déshydrater. Oui la mue c’est tout ça et bien plus. Quand je vous disais que c’est un phénomène formidable je ne vous mentais pas. 

Sur cette mue de cigale vous pouvez voir que le système interne de trachées lui aussi mue : ce sont les filaments blancs. Source : mue cigale.

Chez les insectes encore la mue est initiée par une hormone  intégrant de manière complexe la taille, le poids, l’alimentation et l’excrétion. Puis cette hormone va entraîner la sécrétion d’une autre appelée ecdysone (comme ecdysozoaire !) qui elle même va être convertie en une nouvelle hormone (oui c’est compliqué j’en ai bientôt fini avec les détails) la 20-hydroxy-ecdysone (ouille, ça pique les yeux) qui va être l’hormone qui va tout gérer : division des cellules de la peau, séparation de la vieille cuticule, arrêt de la mue, etc. C’est notamment contre cette hormone qu’agissent certains insecticides provoquant la mue au mauvais moment. Et comme la mue est un processus d’une complexité incroyable, si elle s’effectue au mauvais moment, l’insecte meurt. La plupart des choses que je vous ai racontées sont valables chez les insectes et sont moins connues chez les autres arthropodes et encore moins chez les autres ecdysozoaires. Il y a un organisme ecdysozoaire éloigné des insectes qui est très étudié c’est le ver  Caenorhabditis elegans, un inoffensif nématode de laboratoire. Il semble que pour l’instant il y a plus de questions que de réponses concernant sa mue. Certains résultats sur ce petit ver montrent cependant que des gènes encore non étudiés jusqu’alors semblent impliqués dans la mue. On verra bien ce que nous diront les recherches futures mais un travail colossal nous reste encore à accomplir avant de comprendre le mécanisme de la mue chez tous les ecdysozoaires notamment chez les groupes très peu connus comme les loricifères ou les kinorhynches…

Cycle de vie de Caenorhabditis elegans. Entre chaque stade « larvaire » il y a une mue. Source : ver de laboratoire.

Maintenant que l’on a vu le mécanisme de la mue en général, voici quelques anecdotes.

Tout d’abord, autant que je sache, la mue s’effectue toujours en une fois chez les ecdysozoaires, sauf chez un groupe : les cloportes et leurs proches parents (ou isopodes). En plus d’être un des deux groupes de crustacés dont certains représentants sont complètement affranchis du milieu aquatique avec les insectes (oui je vous l’avais dit, les insectes sont des crustacés ou les crustacés n’existent pas !), ce sont les seuls ecdysozoaires à faire la mue en deux fois ! Ils se débarrassent déjà de l’avant puis quelques jours après de l’arrière. Comme ça la mue est deux fois plus simple ! Mais deux fois plus fréquente… Ca entraîne aussi quelque chose d’assez joli chez certains isopodes aquatiques (proches des cloportes), c’est qu’ils vont onduler pour se débarrasser d’une moitié de mue, ce qui donne une danse amusante.

Un de mes cloportes  en train de muer. Remarquez que seul l’avant est évacué et qu’en dessous ça parait mou.
Une aselle en train de muer difficilement.

Il y a peu de gâchis dans la nature et imaginez que se débarrasser de sa cuticule c’est laisser pas mal de bagages derrière soi. Je l’ai oublié plus haut mais sachez tout d’abord que lors de la mue, la cuticule est dissoute et recyclée en grande partie pour produire la nouvelle. Mais certains insectes ont quand même des états d’âmes à laisser la partie la plus externe de la cuticule. J’ai pu observer chez mes phasmes par exemple qu’ils mangent souvent leur mue une fois qu’ils ont fini  ! Pas bête la bête !

Ici on peut voir un de mes phasmes muer puis (en fait je triche ce n’est pas le même) un phasme manger sa propre mue. Bah après tout, beaucoup de gens se mangent les peaux mortes…

J’espère que vous comprendrez avec tout ça pourquoi il est difficile d’imaginer des insectes géants . Si les ecdysozoaires actuels sont des virtuoses de la mue et que ça ne semble pas si difficile quand on voit un insecte muer, imaginez quand même que plus l’animal est grand, plus c’est difficile et ça demande des efforts. Pour vous en assurer regardez plus bas une vidéo de la mue du plus grand arthropode qui existe : une araignée de mer (qui est en fait un crabe) du Japon qui peut atteindre 3,5 mètres d’envergure ! 

Voici une araignée de mer géante muant. Ah oui ça n’a pas l’air d’être de la tarte ! 


Pour les fans de Miyazaki je suis désolé mais jamais vous ne porterez d’armure taillée dans une mue d’Ômu : ils sont bien trop grands pour exister et/ou muer. On peut quand même reconnaître à Miyazaki (entre beaucoup d’autres choses) d’avoir pris en considération ce phénomène. Source : Ômu pas content !

La mue est l’occasion de grandir et donc de changer. Cela va du petit changement à la métamorphose. Chez certains crustacés et insectes, parfois c’est assez monotone : le poisson d’argent (ou lépisme) ou le cloporte restent identiques si ce n’est un changement de taille, de couleur et l’apparition d’organes sexuels au cours des mues. D’ailleurs ils peuvent muer autant qu’ils veulent (si tant est qu’ils décident). Les mille-pattes eux gagnent de nouveaux segments à chaque mue, plus un mille-pattes est vieux plus il a de pattes (mais ils n’atteignent généralement pas le millier, désolé). S’il est vrai que les insectes ont six pattes et les arachnides huit, il y a un petit piège : les bébés acariens ont six pattes ! Voilà de quoi berner  les étudiants en zoologie et à vrai dire les profs ne s’en privent pas. Mais tous ces changements sont mineurs. La métamorphose c’est le grand jeu. On la retrouve déjà chez la plupart des crustacés : la larve est typique et appelée nauplius. Et pour certains, on aura à chaque mue une larve rigolote et différente jusqu’à avoir un crabe par exemple. Chez les insectes, les maîtres de la métamorphose sont les « holométaboles » ce qui signifie « changement complet ». En effet, notamment chez les hyménoptères (guêpes et mouches), les coléoptères (coccinelles, scarabées), les diptères (mouches, moustiques) et les lépidoptères (papillons), on a une larve (par exemple la chenille) qui va muer plusieurs fois. Puis la larve va donner une nymphe (la chrysalide) qui elle-même va donner l’ « imago » (le papillon pour cet exemple). On ignore  bien souvent la larve mais elle constitue la majorité de la vie de l’insecte. Et en fait, l’imago ne mue pas ! Chez ces insectes, le nombre de mues est donc limité. Si le passage de la larve à la nymphe est un changement externe sans mue, la métamorphose elle est une réelle mue. La plus impressionnante de toutes. Celle où les ailes apparaissent enfin. C’est en effet lors de la « mue imaginale », la dernière mue chez tous les insectes ailés, qu’ils aient une métamorphose ou non, que les ailes apparaissent enfin… Alors si vous avez bien compris, les bébés insectes n’ont jamais d’ailes ! Donc fini l’image de la famille de coccinelles avec le bébé à moins de point sur le dos car en fait le dos est recouvert par des élytres : des ailes modifiées qui n’apparaissant donc qu’à la métamorphose !

Voici la métamorphose du crabe passant par différents stades larvaires : zoé, megalopa, adulte.

Et là la métamorphose de la coccinelle. Oui le bébé coccinelle n’est pas une petite coccinelle avec peu de points sur le dos. Et la larve est cette espèce de ver adorable. Source : bébé coccinelle deviendra grande.

Et pour finir dans 1001 pattes le bébé fourmi ne devrait pas avoir de petites ailes (on repassera l’exactitude scientifique notamment avec la position des pattes et leur nombre mais je sais, ce n’est qu’un dessin animé )… Source : erreur zoologique.

Pour info, il se trouve que la mue se retrouve aussi chez quelques annélides (vers à anneaux). Certaines sangsues mueraient aussi et quelques vers marins ont des mâchoires  particulièrement développées qui muent également. Comme quoi ce phénomène est encore plus commun que ce que l’on peut penser. Mais si la mue est héritée d’un ancêtre commun chez les ecdysozoaires, il y a peu de chance qu’elle le soit entre un ecdysozoaire et une sangsue… 

Certains remarqueront que je suis un zoologiste et donc que je m’émerveille sur chaque petite bête que je croise et je deviens gaga dès qu’elle remue un poil de patte… Cependant la mue reste pour moi le phénomène le plus émouvant de la nature. C’est une espèce de renaissance de l’animal qui s’extirpe difficilement de son ancienne carapace. Un exercice délicat et difficile, périlleux et complexe. C’est l’expression du changement dans toute sa splendeur. 

Pour finir, une belle punaise effectuant sa dernière mue, enfin prête à s’envoler…

Pour aller plus loin / Bibliographie.

Ewer J. 2005. How the Ecdysozoan Changed its Coat. PloS, 3(10), 1696-1699.

Brusca R.C. et Brusca G.J. 2003. Chapter 15: The Emergence of the Arthropods: Onychophorans, Tardigrades, Trilobites, and the Arthropod Bauplan : 461-463, dans
Invertebrates, second edition. Sinauer, Sunderland.

Paxton H. 2005. Molting polychaete jaws - ecdysozoans are not the only molting animals. Evolution and Development, 7(4), 337-340.

Valentine J. W. et Collins A. G. 2000. The significance of moulting in Ecdysozoan evolution. Evolution and Development, 2(3), 152-156. 


Article Ecdysone sur Wikipédia : http://fr.wikipedia.org/wiki/Ecdysone

mercredi 17 octobre 2012

La personnalité dans le monde animal

Il est un constat assez simple quand on observe les animaux : certains comportements paraissent évidents dans des situations précises. On s’attend ainsi à ce qu’un zèbre prenne la fuite face à un lion, à ce qu’un rat-taupe creuse des galeries, ou encore qu’un animal territorial se montre agressif face à ses concurrents. Mais un autre constat est aussi assez évident : on observe une variabilité dans le comportement des individus. Par exemple, certains zèbres vont faire face au lion, essayer de lui donner des coups de sabots tandis que d’autres seront déjà loin. Pourquoi une telle variabilité ? Plusieurs explications possibles. Un comportement peut être lié à l’état de l’animal (faim,  état reproducteur, etc.). Typiquement, un herbivore qui a un jeune va être plus enclin à faire face aux prédateurs pour défendre sa progéniture. L’âge de l’individu peut également modifier son comportement, celui-ci gagnant en expérience et en assurance. Evidemment, des variations entre individus peuvent également être invoquées, telles qu’une variabilité génétique ou épigénétique.
 
Parallèlement, une autre cause liée à tous ces facteurs peut expliquer les différences comportementales entre deux individus : leur personnalité.


Qu’est-ce que la personnalité animale ?


La personnalité est un concept bien connu chez l’être humain. Untel est plus timide ou plus extraverti, untel est de nature optimiste, untel ne peut pas tenir en place et a besoin de découvrir le monde tandis que son frère jumeau préfère geeker sur son ordinateur toute la journée… Est-ce le même genre de « personnalité » dont on parle dans le règne animal ? Hé bien, oui. En quelque sorte. Si vous avez eu des animaux de compagnie, vous vous en êtes rendu compte vous-même. L’un était joueur, l’autre de nature tranquille, le dernier enfin était un froussard…

Les propriétaires d’animaux domestiques l’ont tous remarqué : les différences comportementales sont flagrantes entres les individus. L’un est facétieux ou curieux, l’autre est un froussard, le plus vieux est grincheux et son frère est joueur… (Source)

La personnalité chez les animaux a longtemps fait débat, notamment depuis l’époque où les animaux étaient considérés comme inférieurs aux humains puisque contrairement à ces derniers, ils ne possédaient pas d’âme. Cependant, depuis quelques années, c’est un peu le concept à la mode en écologie comportementale.
 
La personnalité, ou tempérament, a de multiples définitions (voir Réale et al. 2007). Je la définirais ainsi dans cet article : la personnalité d’un animal fait référence à ses propres tendances émotionnelles affectant son comportement de manière constante dans le temps et dans différents contextes. La fin de la phrase est très importante, puisque c’est par la constance que les chercheurs reconnaissent la personnalité.

Prenons un exemple. L’agressivité fait partie des traits de personnalité les plus classiquement étudiés. Si nous voulons mettre en évidence la personnalité chez une espèce de poisson (« poisson » lato sensu pour ne pas tâcher le titre du blog !) pour ce trait, nous pourrions placer devant eux un miroir (le miroir simule la présence d’un congénère), et compter pendant un temps déterminé le nombre de tentatives de morsures. Si on observe une différence entre individus (certains mordent beaucoup et d’autres peu), c’est une bonne piste, mais ça ne suffit pas pour parler de personnalité : il faut une constance dans le temps. On va alors répéter l’expérience après quelques jours, avec les mêmes individus. Si les individus les plus agressifs lors de la première expérience sont également les plus agressifs lors de la deuxième expérience, la personnalité se précise. Mais il faut également considérer la constance « dans différents contextes ». On peut ainsi modifier l’environnement ou l’intrus : par exemple en mettant des vidéos à la place des miroirs, qui montrent des individus de plus ou moins grosses tailles, les individus les plus agressifs face aux petits concurrents doivent également être les plus agressifs face aux gros concurrents pour qu’on puisse parler proprement de personnalité.

Le miroir est souvent utilisé pour simuler la présence d’un congénère et déclencher l’agressivité. Parmi les autres techniques : des vidéos montrant des congénères (agressifs ou non), des leurres simulant des congénères ou des objets indésirables, ou encore des individus réels séparés de l’individu focal par une vitre, éventuellement teintée d’un côté pour éviter une réponse de la part des individus non étudiés, et donc une influence sur le comportement du poisson focal (Source).


Dans l’étude de la personnalité, cinq grands types de traits sont souvent considérés : la timidité-témérité, l’exploration, l’activité, la sociabilité et l’agressivité (Réale et al. 2007).

On peut aller encore plus loin : il a été montré chez plusieurs espèces qu’il existait des corrélations entre plusieurs traits de personnalité. Par exemple, chez certaines espèces, les individus les plus explorateurs sont également les plus actifs et les plus enclins à prendre des risques. On parle alors de syndrome de personnalité.


Syndrome de personnalité mis en évidence par David et al. 2011 chez le diamant mandarin Taeniopygia guttata. Les différents traits (réaction à un signal, néophobie, exploration et activité) présentent des corrélations positives ou négatives. Par exemple, une forte corrélation négative existe entre néophobie et activité, ce qui veut dire que les individus les plus actifs sont aussi ceux qui ont le moins peur des objets nouveaux.



Le diamant mandarin Taeniopygia guttata est un des oiseaux les plus utilisés pour les tests comportementaux en laboratoire (Source)

 
Enfin, sachez que la personnalité a été mise en évidence chez un très grand nombre d’espèces appartenant à tous les groupes, y compris chez des invertébrés (voir Wray et al. 2011 pour un exemple chez l’abeille).


Conséquences de la personnalité


La personnalité des individus a évidement un impact sur de nombreuses variables : efficacité d’approvisionnement, dispersion, comportement anti-prédateur, comportement sexuel, grégarisme, etc. Elle affecte donc à la fois la survie et le succès reproducteur des individus.

Par exemple, la personnalité de deux partenaires peut avoir un impact sur leur succès reproducteur. Schuett et ses collaborateurs (2011) ont ainsi mis en évidence, chez le diamant mandarin Taeniopygia guttata, que l’aptitude phénotypique de la descendance (leur capacité à survivre et laisser des descendants viables, pour faire simple) augmente lorsque les parents ont une personnalité similaire. De même, il a été montré chez la mésange charbonnière Parus major que les couples formés d’individus de personnalités proches ont un meilleur succès reproducteur (Both et al. 2005).
 
Au cours de mon master, j’ai eu la chance de faire un stage sur la personnalité d’un poisson, le cichlide zébré Amatitlania nigrofasciata, et j’aimerais clôturer cet article en vous racontant un peu cette expérience. L’animal est d’un naturel fort agressif, et sa taille modeste ne l’empêchait pas outre mesure de s’en prendre à moi par d’infâmes tentatives de morsures lorsque j’avais la gentillesse de nettoyer les aquariums… Par ailleurs, c’était assez fréquent de retrouver des petits squelettes flottant à la surface, signe d’un drame nocturne dans les aquariums… Au cours de la reproduction, ces poissons forment des couples monogames, où les deux partenaires s’occupent de défendre le nid et les jeunes. Quand il ne leur prend pas l’envie de les dévorer…


Le cichlidé zébré Amatitlania nigrofasciata (Source)


De ces constats, on peut suggérer que l’agressivité doit jouer un rôle important dans la défense du nid. On a donc voulu savoir si madame ne préférait pas un mâle agressif à titre de bon garde du corps. Pour cela, on a placé la femelle dans un aquarium où, de chaque côté, se trouvait un mâle. L’un des mâles avait un miroir pour se défouler sur son reflet et montrer à la femelle à quel point il était agressif…



Dispositif expérimental de l’expérience. La femelle se trouve au milieu et les mâles de chaque côté. Les séparations opaques forment un petit labyrinthe qui permet à la femelle de visiter les deux mâles tout en empêchant ces derniers de se voir. De plus, la femelle ne peut ainsi en voir qu’un seul mâle à la fois. Les tubes en PVC forment une cachette propice au dépôt d’œufs, et donc améliorent le territoire du mâle, l’incitant à le défendre.

L’expérience n’a pas du tout fonctionné : le mâle ne s’occupait pas trop du miroir à vrai dire. Comment booster son agressivité naturelle ? L’idée est venue rapidement de la douleur de la morsure infligée par un des mâles qui défendait des œufs… Le mâle doit se sentir « chez lui » pour avoir un comportement territorial agressif. On a alors laissé les mâles avec une madame pendant quelques jours, histoire qu’il se fasse à sa maison, et on a répété l’expérience (en enlevant les mesdames). Cette fois, le mâle au miroir s’est littéralement défoulé dessus, pensant défendre sa maison et sa future petite famille, et la femelle a pu apprécier son agressivité et la comparer avec celle inexistante du mâle passif de l’autre bout de l’aquarium. Il faut préciser que seul ce caractère pouvait être pris en compte par la femelle : les mâles étaient de taille égale (on sait que chez cette espèces les femelles préfèrent les gros mâles), leur territoire était strictement identique et une vitre la séparait de ces messieurs pour éviter le passage d’odeurs ou d’interactions physiques. Résultats de la manip ? Bingo ! Les femelles ont en moyenne passé bien plus de temps à zieuter le mâle agressif que son congénère passif !


Un des résultats de la manipulation : on voit que la femelle passe en moyenne plus de temps du côté du mâle agressif (mâle avec le miroir).


La personnalité peut donc être un des critères sur lesquels se basent les femelles (ou les mâles le cas échéant) pour choisir leur partenaire sexuel. D’ailleurs, ce n’est pas une découverte : on savait par exemple que, chez le guppy Poecilia reticulata (un autre poisson), les femelles montrent une préférence envers les mâles les plus téméraires (Godin & Dugatkin 1996 ; Pomiankowski 1997). Hé bien oui, chez les poissons comme chez tous les animaux, il n’y a pas que l’apparence qui compte !



Bibliographie


Both, C., Dingemanse, N.J., Drent, P.J. & Tinbergen, J.M. 2005. Pairs of extreme avian personalities have highest reproductive success. Journal of Animal Ecology, 74, 667–674.

David, M., Auclair, Y. & Cézilly, F. 2011. Personality predicts social dominance in female zebra finches, Taeniopygia guttata, in a feeding context. Animal Behaviour, 81, 219–224.

Godin, J.G.J. & Dugatkin, L.A. 1996. Female mating preference for bold males in the guppy, Poecilia reticulata. Proceedings of the National Academy of Sciences of the United States of America, 93, 10262-10267.

Pomiankowski, A. 1997. Sexual selection: Rebels with a cause. Current Biology, 7, R92-R93.

Réale, D., Reader, S.M., Sol, D., McDougall, P.T. & Dingemanse, N.J. 2007. Integrating animal temperament within ecology and evolution. Biological reviews of the Cambridge Philosophical Society, 82, 291–318.

Schuett, W., Dall, S.R.X. & Royle, N.J. 2011. Pairs of zebra finches with similar 'personalities' make better parents. Animal Behaviour, 81, 609-618.

Wray, M.K., Mattila, H.R. & Seeley, T.D. 2011. Collective personalities in honeybee colonies are linked to colony fitness. Animal Behaviour, 81, 559–568.


Sophie Labaude

jeudi 13 septembre 2012

Les belles vénéneuses : chronique évolutive de plantes empoisonneuses


Socrate, en voyant cet homme, dit : « Eh bien, mon brave, comme tu es au courant de ces choses, dis-moi ce que j’ai à faire ». — « Pas autre chose, répondit-il, que de te promener, quand tu auras bu, jusqu’à ce que tu sentes tes jambes s’alourdir, et alors de te coucher ; le poison agira ainsi de lui-même. » En même temps il lui tendit la coupe. Socrate la prit avec une sérénité parfaite […], il porta la coupe à ses lèvres, et la vida jusqu’à la dernière goutte avec une aisance et un calme parfaits.

Extrait de « Phédon, ou de l’âme », Platon (traduction É. Chambry)  – début du IVème siècle avant J-C.

Alle Ding sind Gift, und nichts ohn Gift; allein die Dosis macht, das ein Ding kein Gift ist.
« Tout est poison, rien n’est poison ; seule la dose fait qu’une chose n’est pas un poison »

Paracelse – XVIème siècle après J-C

De tous temps, les être humains ont utilisé certaines plantes à des fins thérapeutiques, pour se soigner et conserver la santé… mais aussi parfois à des fins politiques, pour éliminer des rivaux gênants. Certaines classifications étaient même basées sur l’usage médicinal que l’on pouvait trouver aux plantes ! Les « sorcières », au Moyen-âge, étaient chassées en partie à cause de leurs savoirs sur les simples* qu’elles cultivaient ou allaient cueillir dans les bois… Mais toutes ces propriétés salvatrices ou destructrices des plantes, si elles sont bien utiles à l’humanité, n’ont rien de magique ! Les plantes utilisées à l’heure actuelle en phytothérapie et en herboristerie possèdent des principes chimiques identifiés et dont l’action sur le corps humain est généralement bien connue et maitrisée.

Ici, vous reconnaîtrez quelques plantes utilisées en cuisine mais aussi en phytothérapie... [source]

Mais si l’être humain sait utiliser les plantes à sa disposition, on peut se demander pourquoi certaines plantes ont des effets sur le corps humain, tandis que d’autres ne modifient en rien notre santé ? Et surtout, quel est l’intérêt évolutif pour une plante d’avoir des propriétés particulières… si ses voisines du champ d’à-côté n’en ont pas ?

Tout d’abord, voyons pourquoi certaines plantes sont utiles ou dangereuses pour l’Homme.

Vous le savez peut être, au cœur des cellules végétales se trouve toute une machinerie permettant à la cellule d’assurer sa survie, sa croissance et son développement, sa nutrition, sa reproduction. Toute cette machinerie regroupe un ensemble très complexe de réactions biochimiques, appelé « voies métaboliques ». Cet ensemble de réactions fait intervenir des enzymes, qui sont des catalyseurs biologiques**.
Toutes les molécules complexes permettant d’assurer la survie et le développement de la cellule sont donc issues du métabolisme primaire de la cellule. Parmi elles, on trouve par exemple des acides aminés (qui sont les « briques » essentielles composant les protéines), les nucléotides (qui sont les « briques » de construction de l’ADN et des ARN), les acides gras à fonction membranaire (eh oui ! sans acides gras, la cellule ne peut plus former la membrane protectrice qui la délimite) et tous les sucres essentiels au bon fonctionnement de la cellule.

Mais par la suite, on a observé que bon nombre de plantes étaient capables de synthétiser ce que l’on appelle des « métabolites secondaires » à partir des métabolites primaires, qui sont les composés essentiels à la vie de la cellule dont j’ai parlé dans le paragraphe précédent. Toutes ces nouvelles molécules ne sont pas directement essentielles à la survie et au développement cellulaire à court terme, mais elles le sont à long terme. Par exemple, un des métabolites secondaires les plus présents à la surface de la Terre chez les plantes est la lignine : c’est une molécule entrant dans la constitution du bois des arbres et qui permet entre autres la rigidification des axes verticaux (les troncs) et horizontaux (les branches) de ces végétaux. Vous voyez bien qu’à terme, un arbre sans lignine ne peut pas avoir une croissance normale.

Pour avoir un aperçu, voici l’ensemble des voies métaboliques primaires et secondaires connues à l’heure actuelle que l’on peut retrouver chez une plante. Attention ça fait peur !
Mais et nos poisons dans tout ça ? Que sont-ils ? Et surtout, quels avantages évolutifs apportent-ils à la plante lorsque celle-ci en produit ?

Il existe différents types de poisons, qui sont classés dans différentes catégories. Je vais vous présenter quelques uns de ces composés et je vous donnerai quelques exemples de plantes qui produisent ces substances.

D’après Wink (2003), on trouve dans le règne végétal plus d’une quinzaine de familles de composés secondaires. Je ne vais pas vous détailler l’ensemble de ce qui se fabrique chez les plantes, aussi ai-je choisi de vous présenter quelques végétaux que vous connaissez certainement, comme par exemple l’Ortie Urtica dioica.
L’Ortie, vous en avez certainement fait l’expérience assez tôt au cours de votre enfance, ça pique… Mais comment se fait il qu’un simple contact avec la tige ou les feuilles puisse provoquer une brûlure parfois très intense ?

A gauche, les poils urticants de l'Ortie vus à la loupe [source] ; à droite, les poils urticants vus au microscope électronique [source]
Les poils urticants de l’Ortie sont creux et composés de silice (le même matériau minéral qui forme les grains de sable ou le verre). Au moindre contact avec un corps étranger à la plante, les poils se cassent et libèrent leur contenu. Si les produits libérés arrivent au contact de la peau d’un animal, on observe une inflammation… Mais à quoi est due cette réaction ? Eh bien, il faut savoir que dans les poils d’Ortie, on trouve des composés tels que l’acétylcholine et l’histamine (de Bonneval, 2006). Ces deux molécules sont classées dans la famille des amines et des ester. Dis comme ça, on ne se rend peut être pas bien compte. Si je vous dis maintenant que l’histamine est une substance naturellement produite par les animaux et qu’elle joue un rôle dans la réponse immunitaire, en engendrant par exemple une accélération du rythme cardiaque ou un rétrécissement des bronches accompagné de démangeaisons cutanées… Eh oui ! L’histamine joue un rôle dans les réactions allergiques ! D’où les démangeaisons et douleurs  qui résultent de la piqure d’une telle plante. L’acétylcholine quant à elle n’est rien de moins qu’un neurotransmetteur. Ces molécules sont responsables (entre autres) des transmissions des signaux nerveux dans le corps des animaux. En particulier, une des synapomorphies des Bilatériens (vous, moi, un chat, un requin-baleine, un papillon… voir l'article sur la phylogénie animale) est la présence de synapses*** unidirectionnelles utilisant l’acétylcholine comme neurotransmetteur (Lecointre et Le Guyader, 2001). Rendez vous compte, ce végétal produit des substances que l’on pensait strictement cantonnées aux animaux !

Chez d’autres plantes, on retrouve des composés appelés alcaloïdes. C’est le cas par exemple de l’Aconit Aconitum napellus dont voici une belle photo ci-dessous.

Aconitum napellus, une belle plante mortelle [source :  photo personnelle]

Des expériences ont été menées très tôt pour constater l’effet que l’aconitine (un alcaloïde produit par cette plante) était particulièrement visible au niveau du cœur (Matthews, 1897). Après injection d’une très petite quantité d’extrait d’Aconit chez un Vertébré, les pulsations cardiaques accélèrent puis ralentissent ; les battements deviennent désordonnés et la mort de l’individu s’ensuit par arrêt cardiaque. Quelques grammes de plante fraiche suffisent à tuer un être humain adulte en quelques heures… C’est pour cela qu’il est même déconseillé de cueillir une telle plante à main nue !

Une autre belle plante que l’on trouve à l’automne est la Colchique Colchicum autumnale. Elle est de la même famille que le Crocus de nos jardins  et elle lui ressemble en bien des points… 

A gauche, la Colchique d'automne [source] et à droite, le Crocus à safran [source]. Il faut savoir que le Crocus est une petite fleur qui sort de terre au printemps, avant que les arbres n’aient encore toutes leurs feuilles ; cette plante est généralement une des premières à faire des fleurs violettes, jaunes ou blanches au printemps. Le Crocus n’est pas toxique et il existe une espèce Crocus sativus qui sert à produire le safran, épice utilisée en cuisine.

Mais elle produit un alcaloïde dangereux pour un grand nombre d’organismes : la colchicine. Cette substance se trouve dans la plante entière et elle a pour propriété de bloquer la formation du fuseau mitotique. En clair, elle empêche les cellules de se diviser ! Une cellule mise au contact de la colchicine ne pourra pas effectuer un cycle cellulaire complet : elle restera bloquée au cours de sa division ce qui engendrera sa mort.

Vous connaissez certainement l’amande, fruit de l’Amandier Prunus dulcis. On l’utilise beaucoup en pâtisserie ou en cuisine… mais savez vous que le goût très caractéristique des amandes provient en réalité de l’acide cyanhydrique ? (Couplan, 2009)


A gauche, les amandes pas encore mûres accrochées sur l'arbre [source] ; à droite, les amandes utilisées en cuisine [source]. Voir ici quelques belles images d'Amandier en fleurs.

L’acide cyanhydrique interfère avec le fonctionnement des mitochondries, qui sont la centrale énergétique de la cellule et qui assurent la fonction de respiration cellulaire. En clair, l’acide cyanhydrique va stopper une réaction en chaine qui a lieu constamment en temps normal dans la mitochondrie. La cellule ne pourra plus utiliser l’oxygène correctement et l’organisme entier va subir des conditions d’anoxie (c'est-à-dire qu’il va être privé d’oxygène). Le mécanisme est un peu compliqué à expliquer, mais en gros le cœur va s’arrêter de battre car les cellules contractiles n’auront plus d’oxygène à leur disposition (cours en ligne de l’université de Strasbourg).
Il faut savoir qu’une quantité équivalente à 50g d’amandes fraiches de l’Amandier est létale pour l’être humain adulte… à consommer avec modération !

Ainsi donc, certaines plantes produisent des substances toxiques, tandis que d’autres n’en produisent pas. Pourquoi ? Quel est l’avantage évolutif que procure la production de telles substances ?

D’après l’étude récapitulative de Bennett et Wallsgrove (1994), les composés chimiques secondaires produits par les plantes servent avant tout à se protéger de l’herbivorie. Cette protection peut être appliquée pour différents types d’herbivores ; ainsi, la fécondité de certaines espèces de pucerons et l’appétence de certaines espèces de limaces sont réduites par l’augmentation de la quantité de glucosinolates dans la plante (les glucosinolates sont aussi des composés chimiques secondaires). Mais ces composés ne semblent pas avoir d’effets sur les animaux vertébrés (Lapin et Pigeon par exemple). D’autres composés, comme la canavanine, miment des acides aminés essentiels à la composition des protéines… mais n’ont pas les mêmes propriétés physico-chimiques : un insecte qui aurait mangé des tissus contenant cette substance fabriquerait des protéines « erronées » et non fonctionnelles. C’est comme si vous fabriquiez vous-même une chaine de vélo mais que l’un des maillons était défectueux : l’ensemble de la chaine serait correct mis à part un petit détail, mais la chaine ne pourrait pas tourner correctement dans le pédalier et se briserait au premier coup de pédale !
Cependant, quelques rares insectes possèdent un métabolisme capable de différencier les « bons » composés utilisables dans les protéines des « mauvais ». Alors que les plantes produisant de la canavanine sont protégées de la majorité des insectes, elles sont la proie privilégiée de Caryedes brasiliensis (Bruchidae) et Sternechus tuberculatu (Curculionidae), deux espèces de Coléoptère qui sont capables d’ingérer de la canavanine sans avoir de soucis (Rosenthal et al., 1982 et article en ligne).

Un autre exemple de lutte contre les brouteurs est souvent donné lorsqu’on parle des composés secondaires : le cas de l’Acacia caffra et des antilopes appelées Koudous Tragelaphus strepsiceros en Afrique (Hallé, 1999). Il est connu que les Koudous broutent les Acacia de manière incomplète : ils changent sans arrêt d’arbre au cours de leur repas. Pourquoi donc ? Eh bien, lorsque les feuilles sont broutées, elles produisent des composés phénoliques toxiques (là aussi issus du métabolisme secondaire) donnant un goût astringent à la plante. Le Koudou se détourne alors de la plante et s’en va chercher un autre arbre à brouter.
Dans ce cas, on peut voir que le composé secondaire n’est pas présent tout le temps dans la feuille : il n’est fabriqué qu’en cas de stress et de blessure.


A gauche, le dévoreur [source] ; à droite, le dévoré [source]

Je l’ai déjà dis, toutes les plantes à fleurs ne produisent pas forcément les mêmes composés secondaires. Si l’on s’intéresse à l’aspect phylogénétique, on se rend compte très rapidement que les composés secondaires possèdent souvent des ascendances communes et ne sont pas apparus au hasard au cours de l’évolution des plantes. Par exemple, l’étude de Wink (2003) montre qu’au sein de la famille des Solanaceae (les Pommes de Terre, les Tomates et le Tabac entre autres), on retrouve seulement trois fois l’apparition des alcaloïdes stéroïdes (voir figure ci-dessous). Cela montre bien qu’à un moment donné dans l’histoire évolutive de cette famille, les alcaloïdes ont été produits et que cette innovation évolutive a été conservée car elle apportait un avantage évolutif certain.

Arbre phylogénétique des Solanaceae, d'après Wink (2003). Les branches en gras montrent la présence d'alcaloïdes stéroïdes dans cette famille. Illustrations : Schizanthus pinnatus , Solanum dulcamara , Atropa belladona , Lycopersicon esculentum , Physalis alkekengi , Nicotiana tabacum

Cependant on ne retrouve pas les mêmes composés secondaires chez toutes les plantes. Cela s’explique par le fait que la fabrication de telles molécules engendre une dépense énergétique importante. Il s’agit ici de « stratégie évolutive » : en produisant beaucoup d’alcaloïdes, l’Aconit va « privilégier » ses défenses chimiques plutôt que l’élaboration d’un appareil végétatif pérenne.
J’emploie ici un terme finaliste sciemment (entres guillemets) pour faire un raccourci, mais vous comprenez bien que la plante n’a aucune volonté consciente d’un choix d’allocation de ses ressources énergétiques dans la production d’alcaloïdes ou la croissance d’organes à durée de vie longue : c’est le résultat de la sélection naturelle au cours du temps.

Les plantes sont donc capables de synthétiser toutes sortes de composés organiques leur permettant de se défendre face à leurs prédateurs, les herbivores… Bien que le panel de molécules produites dans la nature soit impressionnant et très diversifié, tous ces composés atteignent leur but, à savoir la défense contre les prédateurs herbivores. De différentes façon, les plantes arrivent à leur fin.
On peut alors se demander ce qui se passe lorsqu’un herbivore nait avec une mutation lui permettant de passer outre les défenses chimiques de la plante… Comment la plante va-t-elle réagir ? Quelles sont les solutions qu’elle peut mettre en place pour se protéger à nouveau ? Un article prochain vous parlera peut être de ce phénomène fascinant en biologie, appelé la théorie de la Reine Rouge !

* simple : en langage de botaniste, les « simples » sont les plantes médicinales cultivées dans un jardin.
** catalyseur : « Substance qui augmente la vitesse d'une réaction chimique sans paraître participer à cette réaction » (Larousse). J’ajouterais qu’un catalyseur est une entité chimique (ou biochimique) qui se retrouve à l’identique à la fin de la réaction et qui peut être réutilisé pour recommencer une réaction identique.
*** synapse : connexion entre neurones ou entre neurone moteur et fibre musculaire striée (Encyclopaedia Universalis). En clair, une synapse est le « vide » existant entre deux neurones (qui sont les « câbles » qui font passer les informations électriques dans notre corps) ou entre un neurone et un muscle.

Bibliographie

P. de Bonneval ; L’herboristerie. 2006. Edition DesIris. p 97

S. A. Matthews; A study of the action of aconitin on the mammalian heart and circulation. 1897. The Journal of Experimental Medicine. 2(5): 593–605

F. Couplan; Le régal végétal. 2009. Edition Sang de la Terre. pp 256 – 257

Cours en ligne de l’Université de Strasbourg (consultation le 9/09/12) :

R. N. Bennett and R. M. Wallsgrove; Secondary Metabolites in Plant Defence Mechanisms. 1994.  New Phytologist, Vol. 127, No. 4 pp. 617-633

F. Hallé; Eloge de la plante. 1999. Edition du Seuil. pp 164 – 165

G. A. Rosenthal, C. G. Hughes, D. H. Janzen; L-Canavanine, a dietary nitrogen source for the seed predator Caryedes brasiliensis (Bruchidae).1982. Science. Vol. 217 no. 4557 pp. 353-355

Article en ligne (consultation le 10/09/12) : http://www.uky.edu/~garose/cancerrev.htm

G. Lecointre et H. Le Guyader ; Classification phylogénétique du vivant. 2001. Edition Belin. p 221. 


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