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vendredi 28 juillet 2017

L’abominable mystère de Darwin : aux origines des plantes à fleurs

L’autre jour, j’ai eu la chance d’assister à une conférence du botaniste Francis Hallé, sur les comparaisons entre plantes et animaux. Entre autres choses, M. Hallé est à l’origine du projet « radeau des cimes » qui vise à étudier la canopée des forêts tropicales humides par le dessus (et c’est quand même ultracool). Mais ce qui m’a interpellé, lors de cette conférence, c’est cette affirmation : les plantes à fleurs, telles que nous les connaissons, n’ont pas besoin des animaux pour vivre, évoluer, se reproduire, se nourrir. Alors, je suis d’accord que la plupart du temps, en effet, les animaux sont prédateurs des plantes – brouteurs surtout – mais il est un cas pour lequel je suis en désaccord avec M. Hallé, et c’est le cas des rapports des plantes avec leurs pollinisateurs. 

Quelques exemples des animaux capables de polliniser les plantes à fleurs. En haut, à gauche, une abeille sur une Salvia; en haut à droite, un syrphe sur un Caltha; en bas à gauche un colibri, en bas à droite une chauve souris avec une Gesneriaceae.

L’ayant fait remarquer à M. Hallé, celui-ci répondit par l’affirmation qu’à terme, si les pollinisateurs disparaissaient, certaines espèces végétales en souffriraient et s’éteindraient probablement, mais que la grande majorité des végétaux n’en serait pas ou peu affectée. Alors, peut-être que cela sera le cas dans le futur – et avec tous les soucis actuels liés à l’empoisonnement des abeilles par les pesticides utilisés en agriculture intensive, on est bien partis pour observer une réelle diminution des production agricoles où la pollinisation par ces insectes joue un rôle important – et ça personne ne peut le prédire, mais ce qui m’intéresse ici, ce n’est pas ce qui va se passer, mais ce qui s’est déroulé il y a bien longtemps… au Crétacé. Car c’est à cette époque que les premières plantes à fleurs sont apparues – selon les dernières datations et fossiles retrouvés. Ce qui est intriguant ici, c’est que dès leur apparition, les angiospermes ont subit une explosion de diversification, jusqu’à devenir le groupe de végétaux majoritaire sur Terre en termes de nombre d’espèces et d’individus. Et je me demande, les plantes à fleurs ont-elles « explosé » ainsi toutes seules, ou bien ont-elles été aidées… par leurs pollinisateurs ? On parle en effet beaucoup de coévolution entre les plantes et les insectes actuellement, mais qu’en était-il au tout début ? Quelle est la part du rôle des insectes et autres pollinisateurs dans l’évolution des plantes à fleurs ?


Au commencement…


L’apparition des plantes à fleur a posé un gros problème conceptuel à Darwin lorsqu’il a pensé sa théorie de l’évolution. En effet, dans la majorité des groupes d’êtres vivants, Darwin constate une apparition graduelle des caractères au cours de l’évolution, qui permettent de relier les groupes entre eux. Le problème, chez les plantes à fleurs, c’est qu’il n’y a,à première vue, aucune structure intermédiaire de « fleur » pouvant expliquer son apparition et le tâtonnement de l’évolution au cours du temps : on passe d’un système de reproduction sans fleurs à un système où les fleurs deviennent le moyen majoritaire de se reproduire. Cela semble totalement aberrant pour Darwin, pour qui l’évolution est graduelle et faite progressivement ; or dans le cas des plantes à fleurs, elle semble rapide et menant directement à une structure florale extrêmement constante et bien établie.

Pour expliquer cette absence de gradualisme, Darwin propose l’hypothèse suivante : les plantes à fleurs se sont développées sur un continent maintenant disparu, ce qui entraine une absence de fossiles qui auraient pu donner des exemples de morphologie intermédiaire. Par la suite, les angiospermes auraient migré sur les autres parties de la Terre, pour coloniser tous les milieux possibles.

Un scientifique contemporain de Darwin, nommé Saporta, émet quant à lui une autre hypothèse novatrice pour l’époque. Il part de l’observation que certains groupes d’insectes, actuellement diversifiés et possédant des interactions avec les plantes à fleurs, ne se retrouvent pas dans le registre fossile de l’époque pré-angiospermienne. Il propose alors que les plantes à fleurs aient co-évolué avec d’autres groupes animaux, de manière fulgurante, au Crétacé : il s’agit d’une des premières conceptualisations des variations de taux de diversification au cours de l’évolution, chose qui pour Darwin n’est au départ pas concevable – il considérait que l’évolution avait une vitesse constante pour tous les organismes, or on s’est aperçu plus tard que c’était loin d’être le cas. Darwin va se montrer très enthousiaste lorsque Saporta lui suggère cette idée, et s’empresse de la considérer comme l’hypothèse la plus plausible pour expliquer son « abominable mystère ».

Alors, peut-on considérer que l’origine des angiospermes est avant tout un « saut évolutif », sans processus graduel, ou bien manque-t-il effectivement des informations fossiles pour nous permettre d’avoir une vue d’ensemble plus exacte ?


Un scénario probable


Traditionnellement, l’apparition des plantes à fleurs sur Terre est datée du Crétacé, aux alentours de 130 millions d’années (Herendeen et al 2017), même si la datation moléculaire tend à reconstruire l’âge d’origine des angiospermes comme antérieur au Crétacé. Avant cette époque, aucune trace fossile certaine et non-ambigüe n’existe pour attester de la présence des angiospermes. De nombreuses études sont penchées sur la question de cette apparition soudaine, et il en ressort que l’explosion évolutive des plantes à fleurs puisse s’expliquer par une forte relation avec les insectes. Même si de nombreux groupes d’insectes étaient déjà présent avant l’apparition des plantes à fleurs sur Terre, on sait que lorsqu’un insecte consomme du pollen, il en est également le vecteur pour la pollinisation. C’est le cas par exemple du groupe des Coléoptères, qui étaient des pollinisateurs potentiels pour les premières plantes à graines comme les fougères à graines ou les gymnospermes. On retrouve même certains fossiles d’insectes qui possèdent du pollen stocké dans leur estomac !

Les insectes possédant des caractères strictement liés à la nutrition grâce aux fleurs, comme les longues trompes (proboscis) permettant d’aller chercher le nectar au fond de la corolle, n’apparaissent qu’à partir du Crétacé, soit en même temps que les premières angiospermes. On observe une diversification des lignées comprenant les abeilles, les guêpes, les bourdons, les syrphes, bref, tous les pollinisateurs les plus actifs à l’heure actuelle. On peut donc parler ici d’une coévolution et co-radiation* des insectes pollinisateurs et des plantes à fleurs. Mais quant à savoir qui a été le premier à entraîner la diversification de l’autre, pour le moment, on ne peut rien en dire !

*en biologie, on parle de radiation évolutive pour décrire l’apparition de nombreuses lignées sœurs sur laps de temps très court


Les fleurs ancestrales pollinisées par les insectes ?


En évolution, on se sert principalement des arbres phylogénétiques (graphiques permettant de représenter les liens de parenté entre les organismes vivants) pour tester tout un tas de scénarios évolutifs et pour reconstruire l’apparition de certains caractères. L’étude de Hu et al (2008) utilise ce principe : les chercheurs se sont basés sur la phylogénie connue des plantes à fleurs – autrement dit, les relations évolutives entre les différentes familles actuelles de plantes à fleurs – afin de modéliser l’évolution des modes de pollinisation au cours du temps. C’est seulement par la suite au cours de l’évolution que le mode de pollinisation par le vent s’est développé jusqu’à parfois devenir majoritaire dans certains groupes, alors que la pollinisation par les insectes est considérée comme ancestrale.
Figure tirée de l’article de Hu et al (2008) montrant que le mode de pollinisation par les insectes (en blanc, sur les branches) est considéré comme le plus probable pour l’ancêtre des plantes à fleurs.

Bon, vous me direz, tout ça, c’est seulement des conjectures, pas forcément vérifiables puisqu’il s’agit de choses qui ont eu lieu il y a très longtemps. Sauf que les chercheurs n’en sont pas restés là : ils ont aussi analysé des agrégats de grains de pollens, retrouvés dans les couches sédimentaires. Par comparaison avec ce que l’on trouve de nos jours, ces agrégats sont caractéristiques de la pollinisation par les insectes. En effet, les fleurs pollinisées par les insectes vont avoir tendance à produire ce type de pollen collant et visqueux. La présence de ces agrégats, dès le Crétacé moyen – âge supposé de l’apparition des plantes à fleurs – est donc un indice supplémentaire permettant de dire que les premières fleurs étaient pollinisées par les insectes.


Qui de l’insecte ou de la fleur est apparu en premier ?


Bon, en vrai dans notre cas, il faudrait dire « Qui de l’insecte ou de la fleur s’est diversifié en premier ? ». Pour revenir à notre question initiale, nous ne savons toujours pas si ce sont les insectes qui ont enclenché la diversification des plantes à fleurs en devenant pollinisateurs, ou bien le contraire, c'est-à-dire si l’apparition des plantes à fleurs a augmenté la diversification des insectes.

Regardons à présent l’aspect génétique de la chose. Chez les plantes à fleurs, il est courant d’observer des duplications du génome, encore appelé polyploidisation. Ce sont des évènements aléatoires, qui génèrent de la diversité génétique de manière ponctuelle. Souvent, ce phénomène est associé à l’apparition de nouvelles fonctions – au niveau du génome ainsi que de la morphologie. Plusieurs lignées peuvent aussi subir plusieurs évènements de polyploidisation indépendants successifs. Il n’est donc pas incongru de penser, comme l’équipe de DeBodt et al (2005) le propose, que la diversité de forme et de fonction des plantes à fleurs est potentiellement due à des évènements de duplication du génome au cours de l’évolution. La présence de la fleur telle que nous la connaissons serait donc, d’après eux et d’après de nombreuses autres études, le résultat d’une duplication des gènes. Si l’on considère cette hypothèse – étayée par les études des génomes de nombreuses plantes actuelles – alors en effet, les insectes n’auraient aucun rôle dans la diversification des plantes à fleurs au cours du Crétacé.


… et pour finir


Mais alors, les insectes ne servent à rien dans tout le processus de diversification des plantes à fleurs ? Nenni !! Au contraire, ils sont fort utiles ! Il est vrai qu’on ne peut pas être certain quant au rôle de ceux-ci dans la diversification des plantes à fleurs au Crétacé – et la question restera probablement en suspens. Par contre, chez certains groupes actuels de plantes à fleurs, plusieurs études mettent en évidence qu’il existe une forte corrélation entre un changement de pollinisateur et une diversification intense. C’est le cas des plantes du genre Aquilegia, comme décrit dans l’étude de Whittall et Hodges (2007) : l’interaction très étroite avec des pollinisateurs spécialisés est fortement corrélée à l’augmentation des taux de spéciation chez les plantes, qui est la force évolutive à l’origine de l’apparition de nouvelles espèces.


Pour conclure, on peut dire que les plantes à fleurs sont probablement apparues suite à des remaniements intenses dans le génome, mais qu’elles ont pu se diversifier grâce à l’interaction avec les insectes pollinisateurs. On sait également que les insectes ne sont pas les seuls pollinisateurs des plantes à fleurs, et que dans de nombreux groupes tropicaux, ce sont les oiseaux et les chauves-souris qui assurent la pollinisation… Si les insectes n’avaient pas existé, il est probable qu’un autre groupe d’animaux auraient pris l’avantage et se seraient diversifié conjointement avec les angiospermes. Dire que les plantes à fleurs auraient pu se débrouiller toute seules, comme le fait M. Hallé, n’est donc pas entièrement juste et nécessite de considérer les phénomènes évolutifs avec le plus grand soin, afin de ne pas faire de raccourcis pour sauter d’une observation à la conclusion, sans passer par la case de la réflexion !


Bibliographie


Friedman, W.E. The meaning of Darwin’s « abominable mystery ». 2009. American Journal of Botany. 96(1):5-21

Herendeen, P.S., Friss, E.M., Pedersen, K.R., Crane, P.R. 2017. Palaeobotanical redux: revisiting the age of the angiosperms. 3:17015

Grimaldi, D. The co-radiations of pollinating insects and angiosperms in the Cretaceous. 1999. Annals of the Missouri Botanical Garden. 86:373-406

Labandeira C.C. A paleobiologic perspective on plant-insect interactions. 2013. Current opinion in Plant Biology. 16:414-421

Hu, S, Dilcher D.L., Jarzen D.M., Taylor D.W. 2008. Early steps of angiosperm–pollinator coevolution. PNAS. 105(1):240-245

De Bodt, S., Maere S., Van de Peer, Y. 2005. Genome duplication and the origin of angiosperms. Trends in Ecology and Evolution. 20(11):591-597

Whittall, J.B., Hodges, S.A. 2007. Pollinator shifts drive increasingly long nectar spurs in columbine flowers. 447(7):706-710


Boris


lundi 27 avril 2015

Entourloupes naturalistes : les flamants



Ceci n’est pas un flamant rose. Dans cette série d’articles justement bien nommée « entourloupes naturalistes », je vous propose de découvrir la vérité sur des animaux que l’on confond trop souvent, au grand dam des passionnés ou initiés qui connaissent la vérité.


Un flamant pas rose ?


Vos yeux ne vous trompent pas, la photo ci-dessus représente bien un flamant, et sa belle couleur rose ne fait aucun doute. Si c’est donc bien un flamant qui est rose, ce n’est pourtant pas un flamant rose. Avant de vous faire tourner en bourrique plus longtemps, voici deux choses que vous devez savoir. La première, c’est qu’il existe plusieurs espèces de flamants à travers le monde, et qu’elles arborent toutes différentes teintes de couleur rose. La deuxième, c’est que « flamant rose » est un nom vernaculaire, qui désigne l’une de ces espèces.

Les noms vernaculaires sont les petits noms, bien moins barbares que les noms scientifiques en latin, que l’on donne à des espèces. Souvent inspirés des caractéristiques de l’animal, ces noms peuvent alors parfois être ambigus, et passer comme une simple précision de l’apparence de la bestiole. Par exemple, vous visualisez sans doute ce qu’est une baleine bleue. Même si beaucoup d’autres espèces de baleines sont bleues, le terme « baleine bleue » évoque une espèce bien particulière. C’est la même chose chez les flamants. Le terme « flamant rose » est le nom usuel donné à l’espèce Phoenicopterus roseus. Cette espèce est la plus répandue, et paradoxalement, c’est une des moins roses ! Le fait est qu’en France, c’est la seule espèce naturellement présente. Ne connaissant que ces flamants, c’est donc tout à fait logiquement, en raison de leur couleur notoirement rare dans la nature, que les Français les ont surnommés flamants roses. Les anglo-saxons l’appellent plus justement « greater flamingo », littéralement « le plus grand flamant », en rapport à sa plus grande taille par rapport aux autres espèces.


Un flamant rose (à gauche), particulièrement peu rose à côté de son voisin flamant nain. Dans la colonie française de flamants roses en Camargue, un couple de flamants nains, probablement échappé d’un zoo, s’invite souvent pour la reproduction (Crédits Tifaeris)


Un flamant, des flamants


A l’heure actuelle, pas moins de six espèces de flamants sont reconnues : le flamant rose (Phoenicopterus roseus), le flamant des Caraïbes (Phoenicopterus ruber), le flamant du Chili (Phoenicopterus chilensis), le flamant nain (Phoeniconaias minor), le flamant de James (Phoenicoparrus jamesi) et le flamant des Andes (Phoenicoparrus andinus). Les deux derniers se retrouvent exclusivement en Amérique du Sud, tandis que les quatre autres ont des aires de répartition variables, et qui se recouvrent, sur tout le bassin méditerranéen, l’Afrique et l’Asie.

Toutes les espèces possèdent les mêmes caractéristiques morphologiques, et ont des comportements très proches. Je vous renvoie vers un de mes précédents articles pour découvrir ces créatures étonnantes. Cependant, les différences de taille, de couleur des plumes ou du bec, rendent la distinction des espèces relativement facile.


Comme un air de famille chez ces six espèces. De gauche à droite et de haut en bas : flamant rose (Crédits), flamant des Caraïbes (Crédits), flamant du Chili (Crédits), flamant nain (Crédits), flamant de James (Crédits) et flamant des Andes (Crédits).



Tous les flamants vivent en groupes, dans des zones humides où ils se nourrissent grâce à leur bec si particulier. Celui-ci, fonctionnant un peu comme les fanons des baleines, dispose de peignes leur permettant de filtrer l’eau et de récupérer algues et petits invertébrés. De leur alimentation, les flamants extraient un pigment rose qui rend leur plumage si caractéristique : les caroténoïdes.


Petit aperçu de nos six espèces de flamants (Crédits Nicolle)

 

 

Des flamants roses pas toujours roses


On ne vous y trompera plus : un flamant qui est rose n’est pas forcément un flamant rose. Hé bien sachez aussi qu’un flamant qui n’est pas rose peut tout à fait être un flamant rose ! C’est le cas notamment des jeunes. A l’instar des poussins de poule dont la couleur est pour le moins différente de l’adulte, les petits flamants roses arborent un duvet blanc à la sortie de l’œuf. Au bout de quelques jours, la couleur va plutôt tirer sur le gris. La taille adulte atteinte, les juvéniles se distinguent encore très bien des adultes par leur couleur. Il faudra attendre quelques années avant qu’ils puissent arborer les jolies teintes roses et blanches qui les caractérisent, attributs non négligeables pour séduire les partenaires.


Un jeune flamant quelques heures après la sortie de l’œuf (Crédits)

Ce flamant gris est bien un flamant rose, pas encore rose ! (Crédits Pescalune)


Enfin, pour finir de tordre le cou aux flamants qui sont tous des flamants roses ou aux flamants roses qui sont tous roses… sachez qu’on peut même trouver des flamants roses… noirs ! En avril de cette année, un de ces énergumènes a même été observé à Chypre. Cette coloration, qui reste pour le moins inhabituelle et très rare, pourrait être due à une particularité génétique provoquant une hyperpigmentation des plumes : le mélanisme. Bien que ce ne soit pas la première fois qu’un flamant rose noir est observé, nul ne sait s’il s’agit d’individus différents, ou du même individu vu à plusieurs endroits ! Voyez plutôt la vidéo ci-dessous. Quant à la photo du début de l’article, je vous laisse deviner à quelle espèce il appartient !





Retrouvez d'autres histoires de flamants sur ce blog :


Sophie Labaude

mercredi 4 juin 2014

A quoi sert la taxonomie ?

Article rédigé à quatre mains par Battle et Boris

Salut tout le monde. Cette fois, exceptionnellement, on ne va pas parler de botanique ou d’écologie des milieux humides. Enfin, si, un peu quand même. Mais d’une manière différente.

Si nous écrivons cet article, c’est pour réagir à une situation qui nous met en rogne, en pétard, qui fait « chialer en ostie », comme on pourrait dire au Québec. Il s’agit des coupes budgétaires qui affectent le Royal Botanic Garden situé à Kew, dans la banlieue de Londres. David Attenborough, que vous connaissez peut être pour ses émissions documentaires sur la BBC, émet un plaidoyer à l’attention du gouvernement pour stopper cette hémorragie financière (avec en prime une visite des jardins par David ).

Pour ceux qui ne le savent pas, le jardin de Kew est non seulement un endroit splendide à visiter quand il fait beau – enfin, quand il ne pleut pas trop, c’est Londres tout de même – mais c’est aussi l'un des plus grands jardins botaniques au monde… et surtout, c’est un endroit où sont stockés des milliers de spécimens vivants et en collection d’herbier.

Dans une des serres du Jardin de Kew [source]
La serre à palmiers [source]

Oui bon, et alors ? Qu’est ce qu’on en a à faire si le jardin n’est plus subventionné par le gouvernement du Royaume-Uni ? Après tout, moins d’argent pour le jardin c’est peut être plus d’argent pour des domaines utiles comme les hôpitaux, les transports en commun… ?

Sauf que. Oui. Voilà. C’est là que le bât blesse : à quoi ça sert, un endroit comme ça ? Qui y travaille vraiment ? Eh bien, les gens qui travaillent dans ce complexe sont les taxonomistes. Et c’est vrai que d’un point de vue strictement financier, payer des gens pour aller étudier des mousses tropicales endémiques d’une montagne africaine, eh bien, ça ne rapporte pas grand-chose et ça ne produit pas d’espèces sonnantes et trébuchantes.

D’un autre côté, comme le faisait si bien remarquer un des profs de master (René Zaragüeta i bagils, pour ne pas le nommer), à quoi sert l’art ? à quoi sert la musique ? à quoi sert le sport de haut niveau ? (pensons par exemple aux Jeux Olympiques… techniquement, ça crée des emplois mais de manière très ponctuelle). On n’est pas les premiers à se poser la question, loin de là : le Guardian écrit un article là-dessus que nous allons nous empresser de commenter, pour ceux qui ne lisent pas l’anglais. Dans cet article, le journaliste se demande également à quoi peuvent bien servir les taxonomistes à la société… Et puis il réfléchit à différentes choses concernant l’agronomie, par exemple : si on ne peut pas identifier correctement les insectes ravageurs, les champignons, ou autres mangeurs de plantes, comment peut-on lutter contre eux et préserver nos cultures ? Si on ne fait que conserver ce qu’on connait déjà, sans chercher à connaître les nouvelles espèces présentes dans la nature, comment trouver la prochaine molécule qui nous permettra de venir à bout du cancer définitivement ? Comment améliorer nos cultures et les rendre moins polluantes en remplaçant les engrais par des interactions entre la faune du sol et les végétaux, si on ne comprend pas toutes ces interactions ?

L’air de rien ce qu’on est en train de vous dire, c’est que le travail des taxonomistes constitue la base de notre compréhension du monde vivant, allant des organismes qui parasitent les roses de votre jardin aux écosystèmes complexes que le culte du pétrole et du rendement des cultures dévastent. Et sans comprendre, on ne peut ni anticiper, agir et se prémunir, ni prétendre qu’on ne détériore pas en agissant tel qu’on le fait.

Heureusement, les taxonomistes continuent petit à petit de découvrir les trésors cachés de la nature. Comme en témoigne cet article du Monde, des espèces sont trouvées nouvelles pour la science chaque année (c'est-à-dire que ces espèces sont référencées par les scientifiques dans les collections des musées d’histoire naturelle… il faudra faire un article là-dessus un jour, d’ailleurs). L’ensemble de ces organismes, connus de longue date ou récemment identifiés, est la clé pour comprendre le fonctionnement des écosystèmes. L’un d’entre eux pourrait bien être la clé pour lutter contre une espèce invasive, ou bien être un élément central pour la pérennité de certaines plantes. Ou encore certains seront peut-être indispensables pour expliquer les liens de parenté qui existent entre plusieurs groupes d’espèces déjà connus !

Pour en revenir à l’histoire du Jardin de Kew, le Guardian (encore lui !) explique pourquoi ce jardin est essentiel à la compréhension du monde qui nous entoure. Ce n’est pas juste un jardin « pour faire joli » encore une fois. Mais songez bien à une chose, qui est magnifiquement expliquée dans cet article : pour comprendre la diversité des organismes à la surface de notre planète ainsi que les liens qu’ils ont les uns avec les autres, il faut l’étudier avant toute chose. L’objectif n’est pas de la protéger bêtement, comme si elle était sous une cloche, mais plutôt de la protéger intelligemment, sous l’égide de son évolution naturelle et en considération des activités humaines. Prenons un fait concret : qui, dans l’assistance, boit du café le matin ? Bon, au vu des réactions, on va dire que 80% des personnes adultes qui lisent ce blog boivent du café. Imaginez-vous que d’ici la moitié de ce siècle, on aura perdu plus de 90% de l’habitat naturel de l’arabica en Afrique… Ah ouais, tout de suite, quand ça touche le petit déj’, ça devient plus important. Vous vous imaginez, payer votre café le quadruple du prix qu’il coûte actuellement ? Sans compter qu’au final, bah, plus de café du tout, c’est parfaitement envisageable. Ça serait dommage d’en arriver là, alors qu’il suffit laisser leur place à quelques scientifiques pour garantir du café à tous nos descendants !

Que peuvent faire les taxonomistes dans tout ça ? Leur travail. Oui oui, tout simplement : en apprenant à mieux connaître les différentes espèces et en transmettant leur savoir aux écologues. Les interactions, ce sont la clé de l’avenir, à la fois entre les organismes constituant les écosystèmes, mais aussi entre les chercheurs. Sans interactions, pas d’écosystème et pas de grandes découvertes permettant leur compréhension et pour certains leur maintien. Le meilleur exemple pour vous illustrer ça, c’est notre blog : comme vous le savez on a chacun notre domaine d’expertise (Boris, la botanique, Nicobola, les petites bêtes...), mais si on n’interagissait pas et qu’on ne contribuait pas tous aux productions des autres, on ne pourrait pas vous offrir des articles de la même qualité. On s’enrichit systématiquement de ce que les autres nous apportent. Ça nous permet de mieux fonctionner. Et bien c’est exactement la même chose pour un écosystème, et pour la communauté des chercheurs. Et les taxonomistes font partie du socle fondateur de cette communauté, car sans connaître les briques constitutives des écosystèmes, nul ne peut prétendre comprendre son fonctionnement.

Cet autre article publié dans le journal Nature démontre le déclin des études et de l’intérêt des étudiants pour le domaine de l’histoire naturelle – parfois initié par le manque de cours de qualité dans ce domaine dans les universités. En effet, cette partie de la science est souvent vue comme étant rébarbative voire obscure pour beaucoup d’étudiants… qui s’intéressent à des domaines plus « sexy » comme la biologie moléculaire ou la biochimie. Nous savons de quoi nous parlons, ayant été ces étudiants en première année, et récoltant pas mal d’incompréhension de la part des autres étudiants quand nous parlions de faire de la botanique, de l’entomologie, de l’écologie plus tard. Bah ouais, apprendre les noms des plantes en latin, c’est pas forcément très glamour, et les dissections, ça sent pas toujours très bon. Mais en faisant ça, nous avons appris comment on regroupait les organismes et nous avons vraiment pu voir sur quels critères s’établissaient les classifications, sans oublier les différentes manières de décrire les organismes dans leur entier ! Il existait certains étudiants qui travaillaient en laboratoire sur un organisme… qu’ils n’avaient jamais pu voir ou toucher dans son entier ! Bon, je dis pas, quand c’est une bactérie ou un virus, c’est pas facile. Quand il s’agit d’un macro-organisme, le voir ne serait-ce qu’une seule fois dans son ensemble et le remettre dans son contexte naturel ne pourrait-il pas rendre plus concret et plus palpable les questions que l’on se pose ? Prendre ce recul, ne pourrait-il pas déjà apporter des questions ?

Le fonctionnement d’une petite partie d’un organisme n’est pas indépendant du reste. Et il en est de même pour les écosystèmes, les plantes ne fonctionnent pas indépendamment des micro-organismes et les herbivores ne pourraient pas vivre de façon autonome sans les végétaux, etc. Si on connaît bien l’objet de l’étude et le contexte dans lequel il évolue, on répond déjà pour moitié à nos questions. Pour en revenir à cet article, une phrase est mise en avant : “No biology student should get a diploma without at least a single course in identifying organisms.” Ce qui signifie, à peu de choses près, qu’« aucun étudiant en biologie ne devrait obtenir de diplôme sans avoir suivi au moins un cours d’identification des organismes ». Attention, ça ne veut pas dire que les étudiants doivent revenir au parchemin et à la plume d’oie pour apprendre des listes d’organes et d’organismes à la lueur de la bougie, bien sûr que non. Il faudrait simplement que les nouvelles méthodes scientifiques soient mélangées, mixées, avec les méthodes plus traditionnelles, pour en retirer un ensemble de connaissances encore plus solide et permettant d’aller encore plus loin dans la compréhension du monde vivant. Ce n’est pas parce qu’on gagne de nouveaux outils de travail que les anciens sont obsolètes ; bien au contraire, cela représente juste plus de potentialité pour pouvoir faire avancer le savoir universel un peu plus vite et un peu plus loin.

En conclusion, nous avons écrit cet article dans le but de vous (nous ?) faire réfléchir sur l’importance de la taxonomie et du travail des taxonomistes dans la vie de tous les jours. Parce que connaître ce qui nous entoure nous permet de mieux le protéger, et par la même occasion, de mieux nous protéger, parce qu’il ne faut pas oublier que nous-mêmes, nous faisons partie d’un tout (rappelez-vous… les interactions !!). En tant qu’humains, nous avons le devoir et la responsabilité de comprendre et préserver les organismes autour de nous, afin de nous préserver nous-mêmes.



mercredi 30 novembre 2011

A History of Fish 1 : Sans mâchoires y a de l'espoir !

Ce blog s'appelle "les poissons n'existent pas". Il est grand temps pour moi de vous parler de poissons, ou plutôt de pourquoi ils n'existent pas. D'abord, voyons quels organismes on qualifie de "poissons".
Parler de "poissons", c'est parler de vertébrés. Qu'est-ce qu'un vertébré ? Un animal avec des vertèbres ? Malheureusement, c'est plus compliqué que ça ! 
Dressons le portrait-robot du "vertébré-cliché", l'animal qui concentre toutes les caractéristiques qu'on associerait à première vue à ce groupe :

Cliquez pour agrandir

Un animal au corps allongé,  à symétrie bilatérale (un côté gauche et un côté droit, si vous préférez), avec des membres pairs (un de chaque côté). Il aura aussi éventuellement des appendices impairs (c’est-à-dire un seul pour les deux côtés) : pensez aux ailerons des requins, par exemple. Il aura une queue, une bouche à l'avant, entourée de mâchoires, un anus à l'arrière, deux yeux, deux capsules nasales et deux capsules auditives. A l'intérieur, on aura un cerveau prolongé par la moelle épinière dorsale, un cœur ventral et enfin un squelette interne dont un crâne qui entoura la tête. Ce squelette est constitué de carbonate de calcium, donc mangez du yaourt, les kids !
Ah oui, et j'ai oublié les fentes branchiales à l'arrière de la tête.
Comment ça "moi je suis un vertébré et j'ai pas de branchies" ? Certes, mais à l'âge adulte ! Chez les embryons de tétrapodes (les vertébrés terrestres, nous y compris), les fentes branchiales sont bien présentes avant de se résorber chez l'adulte. Et puis en ce qui concerne leurs structures associées, les arcs branchiaux… on en reparlera plus tard.

Finalement, ce vertébré "idéal" ressemble pas mal à un poisson… Vous voyez, quand je vous disais que parler des poissons c'est parler des vertébrés en général ! Et si on fait abstraction de certains caractères particuliers que nous avons, nous aussi ressemblons pas mal à ça ! Mais on y reviendra.
Bon, maintenant allons voir plus loin que ce "plan" idéal. En réalité, tous les vertébrés ne possèdent pas tous ces caractères, loin de là. En fait, les nouvelles classifications impliquent que tous les vertébrés n'ont même pas…de vertèbres !

Si vous voulez un caractère qui permet de reconnaître à coup sûr un vertébré, le voici : les vertébrés ont des cellules de la crête neurale. Ces cellules, qui vont se séparer de la paroi dorsale de l'embryon pendant son développement (celle qui deviendra le système nerveux), sont à l'origine de tout un tas de structures propres aux vertébrés : les os de la face, les dents, la gaine qui entoure les neurones, les cellules pigmentaires… Pour l'instant on ne connaît des cellules de la crête neurale que chez les vertébrés.
Les vertébrés ont également des placodes, des zones épaissies sur les côtés de la tête de l'embryon. Elles donnent nombre de structures sensorielles elles aussi propres aux vertébrés : le cristallin de l'œil, la couche de cellules sensorielles présentes dans les narines et les oreilles, et le système de ligne latérale, des cellules qui détectent les mouvements d'eau chez les vertébrés aquatiques.
Enfin, tous les vertébrés connus ont également un crâne qui entoure le  cerveau. Ce crâne, selon les groupes, peut être constitué d'os ou de cartilage (ce même cartilage qui est présent chez nous, par exemple aux articulations, au bout du nez, dans les oreilles…).


Les vertébrés ont une longue histoire. Les plus anciens connus remontent au Cambrien, il y a environ 530 millions d'années. Le Cambrien est la période pendant laquelle on observe les premiers fossiles de la plupart des grands groupes d'animaux, les arthropodes (comme les insectes et les araignées) et les mollusques (dont on a déjà parlé) par exemple.
  
Haikouichthys. Crédits : Wikipédia© 2003 Nature© 1999 Nature

Haikouichthys (voir ci-dessus) est le premier vertébré connu. Il provient de Chine, de l'écosystème dit de Chengjiang, qui nous a livré de magnifiques fossiles de toutes sortes d'animaux tous plus fous les uns que les autres. Malheureusement, ils sont tout aplatis, ce qui ne facilite pas l'observation de l'anatomie.
A première vue, Haikouichthys ressemble pas mal à un céphalochordé, qui n'est pas un vertébré (c'est quoi déjà un céphalochordé ?). Mais dans sa tête, les chercheurs ont observé des taches paires, qui pourraient bien être des yeux, des cavités nasales, et des capsules auditives. L'association de ces trois éléments fait bien penser à un vertébré. Pour couronner le tout, des petites taches en série le long du dos de l'animal font furieusement penser à des vertèbres. Comme ces marques ont été observées dans des centaines de spécimens, on considère qu'elles correspondent bien à des structures réelles de l'animal.

Mais Haikouichthys n'avait encore pas tout du vertébré idéal, loin de là ! C'était un animal tout mou, sans os, et il n'avait ni nageoires paires, ni mâchoires…
Parlons-en des mâchoires justement. Figurez-vous que même  aujourd'hui certains vertébrés n'en ont pas ! Ce sont les lamproies et les myxines.


Lamproie marine (Petromyzon marinus). Crédits : ARKive

Voici la lamproie. Comme vous pouvez le voir c'est un animal allongé, sans nageoires paires, mou, et sans écailles. Son squelette interne est entièrement cartilagineux. Elle est peut-être familière à certains d'entre vous : les espèces européennes, si elles vivent en mer, se reproduisent en eau douce (comme les saumons). On parle d'espèce anadrome. En plus, il paraît que c'est très bon à manger !

Lamproie de rivière (Lampetra fluviatilis). Crédits : ARKive

Ce qu'elle aime, la lamproie, c'est parasiter d'autres "poissons" en se collant à eux (voir ci-dessus) et en leur suçant le sang à l'aide de sa bouche que voici :


La bouche-ventouse d'une lamproie marine (Wikipédia)

Une sorte de ventouse ronde, plein de petites dents et une structure en forme de piston (au milieu), qui va râper les chairs, mmmh !

Autour de cette bouche, il n'y a pas de mâchoires, juste un anneau de cartilage.
A noter que les larves des lamproies (appelées ammocètes) se nourrissent de manière très similaire aux céphalochordés (c'est quoi déjà un céphalochordé ?) : elles filtrent l'eau avec les fentes de leurs pharynx.

La lamproie est étrange, mais pas autant que la myxine, dont voici l'adorable frimousse : 

La bouche de la myxine Myxine glutinosa (crédits).

Ne vous laissez pas prendre par les apparences : les rangées de dents qu'on voit ne sont pas des mâchoires, mais bien une "langue-piston" similaire à celle des lamproies. Leurs yeux ne sont pas visibles car ils sont couverts par une couche de peau et de muscles.
Les myxines vivent plutôt dans les profondeurs marines. Elles restent enfouies dans la vase pendant la journée, et sortent la nuit, pour chasser ou se nourrir des cadavres qui tombent au fond (comme les baleines par exemple). Vous pouvez voir ci-dessous une carcasse de baleine filmée à différentes étapes de sa décomposition. Toutes les petites bêtes qui ondulent au début sont des myxines ! A noter qu'on y voit aussi des vers polychètes du genre Osedax, que l'on trouve uniquement fixés dans les os des baleines mortes. Ces vers font partie de la famille des Siboglinidae, dont on a déjà parlé ici



Les myxines ont aussi l'amusante particularité de produire un mucus (une sécrétion visqueuse) en grande quantité quand on les dérange. Regardez (ci-dessous) la quantité impressionnante de mucus que cette myxine produit !



Ce mucus a un rôle de défense contre les prédateurs, comme on peut le voir sur cette série de vidéos filmées en profondeur :  




Les prédateurs qui essayent de boulotter ces myxines repartent sans demander leur reste, la bouche pleine de mucus ! (Regardez aussi, vers 2:50, la myxine faire un nœud avec l'arrière de son corps pour s'enfoncer dans le sédiment et attraper une proie).
Il paraît que dans certaines régions d'Asie de l'est, le mucus des myxines est consommé en cuisine, un peu comme du blanc d'œuf…

Nous l'avons vu, les myxines n'ont pas de mâchoires. Mais elles n'auraient pas non plus de vertèbres, étonnant pour un organisme que l'on classe dans un groupe nommé "vertébrés" ! Par contre, les lamproies ont des petites vertèbres rudimentaires et cartilagineuses. De la même façon, les myxines sont les seuls vertébrés à ne pas avoir de nerf qui contrôle les battements du cœur. Cette anatomie a longtemps fait penser à une plus grande parenté des lamproies avec les autres vertébrés (qui ont tous des vertèbres, eux) qu'avec les myxines. Aujourd'hui, les analyses génétiques semblent au contraire démontrer que les lamproies et les myxines forment un groupe monophylétique (ça veut dire quoi, "monophylétique" ?) : les cyclostomes. Ce groupe serait caractérisé par cette structure particulière que j'ai appelée "langue-piston", et par certaines séquences d'ADN bien particulières… Les myxines auraient perdu certains caractères au cours de l'évolution, comme le contrôle nerveux du cœur ou les vertèbres. Des études récentes sur des embryons de myxines ont d'ailleurs mis en évidence la présence de petites structures qui seraient les restes de ces vertèbres perdues… Aussi étonnant que ça semble paraître, les myxines semblent donc être des vertébrés très modifiés, par la perte de tout un tas de structures. Cela n'est pas sans rappeler les Acoelomorpha et Xenoturbella, dont on a déjà parlé, avec leur morphologie très modifiée.

Avec les lamproies et les myxines, on a donc des vertébrés sans os, sans mâchoires et sans membres pairs. Diantre ! Tous ces caractères seraient donc apparus au fur et à mesure au cours de l'évolution ? Ou alors ils ont été perdus chez les lamproies et les myxines ? Les fossiles peuvent nous éclairer à ce sujet.

Sacabambaspis. En haut, le fossile découvert en Bolivie. En bas, une reconstitution. Crédits : P. Janvier, Tree of Life

Voici Sacabambaspis (ci-dessus). C'est un vertébré fossile de l'Ordovicien (il y a environ 450 millions d'années), découvert en Bolivie par une équipe du Muséum National d'Histoire Naturelle de Paris. A l'avant, on peut voir sa bouche, entourée par les yeux. Lui non plus n'a pas de membres pairs, ni de mâchoires. Mais il a un truc en plus par rapport aux lamproies et aux myxines : un énorme bouclier osseux qui couvre tout l'avant du corps. De l'os, comme chez la plupart des vertébrés actuels ! Cette petite bête pourrait donc plus proche de nous, les vertébrés osseux, que des lamproies et des myxines, car nous partageons le caractère "squelette constitué d'os".
Pour qualifier l'ensemble de ces "poissons" sans mâchoires avec un bouclier à l'avant du corps, on a forgé un nom : "ostracodermes", ce qui veut dire " coquille sur la peau". Les ostracodermes ont eu une histoire florissante, et on retrouve leurs fossiles en grande quantité dans les gisements de l'Ordovicien, du Silurien et du Dévonien (ce qui constitue quand même un "règne" de plus de 100 millions d'années !).

En haut reconstitution de divers "ostracodermes" du groupe des ostéostracés. Zenaspis est en bas à gauche. En bas, le fossile de Zenaspis. Crédits : Philippe Janvier, Tree of Life

 Voici Zenaspis (ci-dessus), un autre "ostracoderme", du Dévonien cette fois (à peu près 400 millions d'années). Sur la reconstitution (en haut, individu en bas à gauche), on peut voir que lui aussi a un bouclier à l'avant du corps (cette fois-ci constitué d'une seule plaque). Sa bouche (non visible car elle est ventrale) n'a pas de mâchoires : c'est juste un orifice dans le bouclier osseux. Mais regardez bien, à l'arrière du bouclier : on voit deux petites nageoires en forme de lobe. Des nageoires paires, les nageoires pectorales. Vous aussi vous avez des "nageoires pectorales" : vos deux bras !
Les "ostracodermes" du groupe des ostéostracés, comme Zenaspis, seraient donc plus proches de nous que de toutes les autres bestioles que l'on a vues jusqu'à présent ! Finalement, pour en arriver au "poisson" idéal du début à partir de Zenaspis, il ne manque plus grand-chose, dont des mâchoires ! Celles-ci sont propres au clade des gnathostomes, les vertébrés à mâchoires, dont je vous reparlerai dans un prochain article.

Les fossiles que l'on vient de voir nous démontrent une chose : à part certaines pertes de caractères qui ont eu lieu chez les myxines, leur anatomie à elles et aux lamproies est bien due à une absence ancestrale. En d'autres termes, l'os et les membres pairs sont apparus une seule fois : au sein de la lignée qui comprend les gnathostomes et les "ostracodermes". Les fossiles nous montrent des organismes qui présentent des combinaisons de caractères que l'on ne voit pas dans la nature actuelle. Ils sont donc très importants pour reconstituer l'évolution de ces caractères.

Avant de partir quand même, un petit arbre récapitulatif (eh oui, on aime bien les arbres ici !) :


Les caractères qui apparaissent aux nœuds sont : 1) crête neurale ; placodes épidermiques ; crâne ; vertèbres ; 2) "langue-piston" ; 3) os dermique ; système de canaux sensoriels de la ligne latérale ; 4) nageoires pectorales ; nageoire caudale avec un lobe dorsal. Les myxines sont caractérisées par une perte des vertèbres. Les gnathostomes sont caractérisés par la présence de mâchoires.


Les lecteurs les plus attentifs l'auront remarqué : certains de ces "poissons" sans mâchoires "ostéostracés" sont plus proches des gnathostomes (les vertébrés à mâchoires, c’est-à-dire nous) que d'autres "poissons" sans mâchoires "ostéostracés". Les "ostéostracés" sont donc un groupe paraphylétique, un groupe qui n'existe pas en systématique moderne (comme nous l'avons déjà expliqué ici). Mais surtout, les "ostéostracés", les lamproies et les myxines sont tous des "poissons" au sens traditionnel du terme. La conclusion est donc la même pour les "poissons". Vous commencez à comprendre le titre de ce blog ? Ah, mais ce n'est pas fini ! La suite au prochain numéro !


Quelques liens vers des articles scientifiques sur le sujet :
  • L'article qui soutient la présence de vertèbres chez les embryons de myxines : par ici
  • Article de P. Janvier (CNRS) sur la monophylie des cyclostomes : par là 
  • Article de P. Janvier sur l'évolution des "poissons" sans mâchoires : hop ! 



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