dimanche 8 janvier 2012

Pris pour des pigeons? Telle est la question!

Si je vous dis que je vais vous raconter une histoire de pigeons, avec Darwin comme héros, la sélection comme énigme et la couleur comme indice...
Vous ne comprenez rien à ce que je veux dire? Alors lisez ce qui suit.


Un jour Darwin nous a parlé de pigeons…

Quand le célébrissime Charles Darwin nous a parlé de pigeons dans son oeuvre “On the origin of species”, c’était pour nous expliquer les nuances qu’il faut comprendre entre les notions de race et d’espèce. Il s’est intéressé au pigeon car cet animal a subi une sélection artificielle de longue date et son histoire est donc assez bien connue au travers de nombreux traités et écrits dans toutes les langues. Les pigeons étant des animaux domestiqués à la perfection, il mit en place son propre élevage avec le plus grands nombres de types de pigeon qu’il a pu rassembler à travers le monde (il n’a jamais confié le nombre exact dans son fameux ouvrage!). En guise de support empirique à ses hypothèses, il effectua une multitude des croisements. La question centrale qu’il se posait? Est-ce que toutes les variétés de pigeons qu’il avait pu réunir constituaient-elles des races différentes d’une même espèce ou alors étaient-elles issus de plusieurs espèces?
Ses observations ont fait état d’un nombre assez important de caractères profondément différents entre les variétés de pigeon: taille et forme du bec, largeur de la caroncule (petite excroissance charnue qui recouvre la base du bec), longueur du tarse, largeur de certains os, taille des plumes, présence de plumes aux pattes (oui oui, y’a des pigeons qui ont des plumes vraiment partout), etc.
La caroncule sur le bec du pigeon


Quand notre grand Charles a fait la liste de tous ces caractères, il a cru bon penser que des espèces différentes étaient à l’origine des spécimens qu’il avait devant les yeux. Qui n’aurait pas fait la même chose!


Quelques exemples en photos:
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Mais il n’en était pas à ses premières réflexions sur le sujet et la question le titillait. Il choisit un caractère d’étude particulier, la couleur, et il décida d’entreprendre des croisements afin d’affiner la réponse à sa question.
Et finalement... Vous voulez savoir à quelle conclusion il en est arrivé? Un peu de patience, vous le saurez bientôt… Enfin si vous lisez cet article jusqu’au bout!
Une sélection? Oui mais par les Hommes!
Les pigeons sauvages ont été depuis des millénaires domestiqués pour tout un tas de raison, économiques, sociales, culturelles, et culinaires!!!!
Une des fonctions du pigeon est celle du messager. On a tous entendu parler des fameux pigeons voyageurs. Et bien, certaines variétés de pigeons ont été spécifiquement élevés dans cette optique et ont été beaucoup utilisés et efficaces en temps de guerre.

Vaillant, pigeon de combat, c’est un dessin animé, mais faut pas négliger le rôle des piafs pendant la guerre quand même ! (http://www.toutlecine.com/images/film/0010/00106272-vaillant-pigeon-de-combat.html)


Pline indiquait que les romains payaient les pigeons un prix considérable selon leur généalogie et leur provenance pour s’en servir ensuite comme monnaie d’échange.
Le pigeon faisait aussi office de cadeau entre les pays, comme l’Iran ou le Touran qui faisaient parvenir des oiseaux très rares à l’Inde il y a quelques siècles.
Du temps de la 4ème dynastie égyptienne, il y a plus de 3000 ans avant notre ère, le pigeon était déjà inscrit au menu. Et malgré sa disparition de nos tables pendant quelques années à cause de l’image de saleté et vecteur de maladie qu’on lui collait (je vous rassure il n’y a aucun risque à manger du pigeon d’élevage), la culture culinaire du pigeon ne s’est pas perdue depuis les temps anciens puisque de nos jours encore, il constitue un met couramment dégusté.


De nos jours, en France, le pigeon est élevé d’une part pour des raisons culinaires, mais aussi pour de la compétition. En effet, des concours de pigeons voyageurs sont fréquemment organisés. Ces pigeons, bagués, subissent des entrainements de longues haleines comme vous pouvez vous en douter. Ce sont des sportifs avant tout !
Ainsi quelque soit la raison qui a poussé les hommes à mettre en place des élevages, ils ont, dans un objectif de rendement, d’amélioration de la qualité, ou encore de choix de caractères particuliers, exercé une sélection forte sur les populations de pigeons depuis des millénaires et dans nombreux pays du monde. Et selon le but de la sélection, des caractères différents pouvaient être sélectionnés artificiellement sur plusieurs générations, jusqu’à obtenir des individus proches de la perfection (la perfection est toute relative!).

Les couleurs ne se discutent pas…
Comme Darwin s’est intéressé au critère de la couleur, je vous propose de passer en revue les pigeons qu’on peut croiser de nos jours à Paris et d’en noter les couleurs…


Comme vous pouvez le voir sur ces photos, il y a des pigeons de couleurs très différentes… et encore ces photos ne sont pas réellement représentatives de la diversité de ce qu’on peut voir au détour d’une rue. Sur la place de la Contre Escarpe par exemple, devant Notre-Dame, ou encore, sur les toits de l’université de Jussieu !
Au milieu de toute cette diversité de motifs, on arrive à établir un classement approximatif mais qui sert néanmoins de base aux scientifiques qui étudient les pigeons.
Tout d’abord, il y a les pigeons tout blancs! Ceux là ne sont pas si fréquents que ça à Paris mais il est possible d’en observer si on fait bien attention. Les pigeons blancs sont assimilés aux colombes, symbole universel de paix. Il parait qu’il y a une région en Amérique du Sud, au Pérou il me semble, où la plupart des pigeons sont blancs. Et Nicobola m’a confié qu’ils sont aussi assez fréquents à Göteborg, en Suède. L’exact inverse de Paris et de Londres !
Après les pigeons blancs, il y a les pigeons gris clairs, qui ont deux barres noires/bleues à l’extrémité des ailes. Vous n’avez pas l’impression que ces pigeons là sont les plus fréquemment observes (ne serait-ce que sur les photos ci-dessus)? Encore un peu de patience et vous comprendrez pourquoi…
Ensuite, on trouve des pigeons gris tachetés avec du noir. Mais on voit aussi des pigeons noirs tachetés avec du gris. Quelle différence me direz-vous? Et bien la proportion de chaque couleur voyons! Les seconds donnent l’impression d’être plus foncés de ce fait. Dans les deux cas, les tâches forment un peu comme un damier sur la robe du pigeon.
Enfin, on a les pigeons …. Noirs ! Tout noir, de la tête à la pointe de la queue ! Ceux là sont facilement reconnaissables.

Un beau dégradé du blanc au noir...

Malgré les catégories que je viens de vous citer, il ne faut pas avoir l’esprit trop fermé, car la Nature est très originale et alors on trouve tous les intermédiaires possibles. Parfois même, un pigeon tout noir aura une ou deux plumes blanches sur chaque aile ou encore un pigeon tout blanc pourra avoir la tête toute noire !
Et un autre détail qu’il ne faut pas oublier…. Les nuances que je vous ai cité existent aussi dans les tons roux ! D’un roux plutôt blanc à un roux tout foncé en passant par les échiquiers blanc-roux et roux-blanc (regardez donc là dessous comme ils sont beaux).

Pour ceux qui se poseraient la question... Les couleurs chez les pigeons sont dues à des pigments particuliers qu'on appelle la mélanine. Cette molécule est la même que celle qui pigmente notre peau et notre poil. Il en existe deux types: l'eumélanine, qui est à l'origine de la couleur noire/brune, et la phéomélanine, qui est contenue dans la cellule et de la quantité de pigment total contenue, d'où la gamme de nuance de couleur de pigeon qu'on retrouve dans la Nature.


Alors … une ou plusieurs espèces ?
Trêves de suspens, il faut que je vous dise tout maintenant !
Darwin, suite à de longues réflexions et expérimentations en est arrivé à la conclusion que toutes les variétés de pigeons étaient différente races, mais de la même espèce. Ses arguments ? Et bien les voilà :
- Il aurait été difficile pour les hommes de domestiquer 7 ou 8 espèces différentes et de les faire se reproduire librement
- La domestication remonte à des temps anciens et dans des régions très variées et la sélection de caractères a eu le temps d’opérer de diverses façons sur l’espèce
- Ces espèces supposées ne sont connues nulle part à l’état sauvage et les espèces domestiques ne semblent jamais être revenues à l’état sauvage
- Les variétés présentent des « caractères très anormaux » par rapport aux autres espèces de colombidés mais en revanche elles présentent beaucoup de points communs avec les pigeons bisets
- Les couleurs bleues et les marques noires réapparaissent dans toutes les variétés qu’on les conserve pures ou qu’on les croise
- Les hybrides sont féconds

Un dessin des races issues du pigeon biset (http://www.ibri.org/Books/Pun_Evolution/Chapter3/fig3-06.jpg)

Ainsi, l’ensemble des variétés de pigeons seraient, selon Darwin, issus du pigeon biset, Columba livia à robe grise avec 2 barres bleues/noires à l’extrémité basse des ailes. Je vous en ai parlé tout à l’heure en vous décrivant les différentes couleurs de pigeon qu’on voyait à Paris. Effectivement un grand nombre des oiseaux qu’on voit tous les jours ressemblent comme deux gouttes d’eau au pigeon biset sauvage, alors qu’ils sont en fait des pigeons domestiqués. Le pigeon biset sauvage nicherait au bord des précipices (est-ce que ça n’aurait pas un lien avec leur aisance à voltiger entre les grands immeubles qu’on trouve en ville? A cogiter !) et serait doué d’un vol puissant. Il se pourrait que certains oiseaux sauvages persistent encore sur les côtes de la Méditerranée.
Voilà un pigeon qui aurait les caractéristiques du pigeon biset sauvage!


Différentes couleurs... Et alors?
Maintenant qu’on sait que tous ces piafs sont de la même espèce et pourquoi il y en a de différentes couleurs, je suis sûre que vous voulez savoir ce que ça change pour un pigeon d’être noir, gris, blanc, ou roux. Les chercheurs émettent beaucoup d’hypothèses à l’heure actuelle et sont en train de les vérifier une à une. Je vais vous présenter certaines de ces hypothèses :
-Selon la couleur, un pigeon ne serait pas attaqué de la même façon par les parasites. En effet, les observations montre que plus un pigeon est foncé et plus il porterait de parasite dans ces plumes. Mais ça n’affecterait pas son état de santé pour autant. On pourrait penser que c’est parce qu’il est plus résistant que les pigeons clairs, non ?! Vous vous demandez pourquoi les pigeons noirs sont plus parasités? Peut-être parce qu’ils fréquentent des lieux où les parasites sont plus denses, il s’agirait donc d’une différence de comportement entre les oiseaux clairs et sombres... La question reste à éclaircir!
-Les pigeons de couleur sombre seraient plus gros! Les chercheurs pensent que soit ils arriveraient à mieux se nourrir que les pigeons clairs (ils passent plus de temps à chercher à manger, ou alors c’est qu’ils ont une force de persuasion plus forte face aux petits moineaux dans la lutte pour les miettes de pain!), soit ils alloueraient la plus grande partie de l’énergie acquise par l’alimentation dans la croissance.
-Les pigeons les plus foncés semblent stocker plus de métaux lourds dans leurs plumes. Les chercheurs pensent qu’il y aurait un rapport avec les pigments présents dans leurs plumes (la mélanine est une molécule qui a beaucoup d’affinité pour certains métaux lourds) et peut-être aussi avec leur meilleur capacité à se nourrir (c’est logique que s’ils mangent plus, ils ingèrent plus de cochonnerie aussi!)
-Des études menées aux Etats-Unis ont montré que les pigeons qui avaient des plumes blanches étaient beaucoup plus soumis à leur prédateur naturel en milieu urbain que ceux qui étaient entièrement colorés. Une des hypothèses est qu’un plumage sombre permet de mieux se camoufler au milieu de la grisaille de la ville que les plumes blanches.
-Théoriquement, le taux de reproduction des mâles foncés devrait être plus important que celui des mâles blancs car le processus de production de la mélanine implique la production d’une hormone mâle, la testostérone. Cette hormone est connue pour son rôle dans la reproduction.
J’espère que maintenant, quand vous prendrez quelqu’un pour un pigeon, vous y réfléchirez à deux fois et surtout vous n’oublierez pas de penser à sa couleur ;)

Pour finir :

- Un petit court-métrage de Sylvain Chomet :
- Deux extraits d’une vidéo sur les pigeons à Paris proposé par Natural Movement et Anne Caroline Prévot Julliard (chercheur du Muséum National d’Histoire Naturelle) :
- L’Origine des Espèces disponible en ligne en version anglaise :
- Un site sur les pigeons dont Darwin a parlé (en anglais of course !) :
- Un site internet sur Charles Darwin et l’Evolution :
- Un article cousin de celui là, mais qui parle surtout des différentes morphologies de pigeon :

Biblio
-Darwin (1859) On the Origin of Species
-Johnson et Janiga (1995), The feral Pigeon, Oxford University Press
-Ducrest, Keller, Roulin (2008) Pleiotropy in the melanocortin system, coloration and behavioural syndromes, Trends in Ecology and Evolution, 23/9: 502-510.
-Karimi (2010) rapport de stage au laboratoire Ecologie et Evolution
-Jacquin, Lenouvel, Haussy, Ducatez, Gasparini (2011) Melanin-based coloration is related to parasite intensity and cellular immune response in an urban free living bird: the feral pigeon Columba livia, Journal of Avian Biology, 42/1:11-15.

samedi 7 janvier 2012

Touche pas à mes supermatozoïdes

Qui n’a jamais entendu parler de sélection naturelle ? Mais si, vous savez, quand un individu a quelque chose que les autres de son espèce n’ont pas (des cornes pour se défendre, des yeux pour mieux repérer ses proies…) et qu’il parvient à mieux survivre, il a le temps d’engendrer plus de descendants. Et si ce trait est héréditaire, ses enfants seront aussi plus aptes à survivre que les autres et le trait sera susceptible de se répandre peu à peu à l’ensemble de la population, au fil des générations. C’est Charles Darwin qui a suggéré cette théorie de la sélection naturelle. En fait, Wallace avait fait la découverte exactement à la même époque, mais quand il a demandé l’avis du grand Darwin avant de sortir un article, ce dernier s’est empressé de publier son fameux livre L’origine des espèces. Et même si Darwin a également présenté les travaux de Wallace avant cette publication, l’histoire n’a retenu que lui, tout du moins aux yeux du grand public…
 
Mais revenons à notre sélection naturelle. Il y a quelque chose qui ne colle pas avec cette théorie. Comment expliquer par exemple la longue traîne du paon, qui est très voyante aux yeux des prédateurs et qui en plus a l’air handicapante pour voler ? Darwin répond lui-même à ce problème en invoquant ce qu’il appelle la sélection sexuelle. Si les femelles préfèrent les mâles colorés, ce sont ceux-ci qui se reproduiront le plus. Ainsi, chez de nombreuses espèces d’oiseaux, les femelles choisissent les mâles aux couleurs les plus chatoyantes, ce qui explique le fort dimorphisme observé (les femelles sont quant à elle souvent ternes et se confondent avec l’environnement). De même, si certains mâles parviennent à s’accaparer toutes les femelles, par exemple à l’issu d’un combat avec les autres mâles, ils auront le monopôle de la reproduction. L’exemple le plus frappant est peut être celui des harems, comme chez les éléphants de mer, où à l’issu d’un combat sanglant, le mâle victorieux s’accapare plusieurs dizaines de femelles.
 
Les choses semblent ainsi assez simples : plus un mâle est sexy ou fort, plus il pourra avoir accès à un nombre important de femelles, et donc plus il donnera de descendants (indépendamment de sa capacité à survivre qui est évidemment un paramètre crucial). Mais pas si vite, est-ce que copuler avec une femelle certifie de sa future paternité ? Pas si sur. En effet, chez beaucoup d’espèces, les femelles copulent avec plusieurs mâles avant de donner naissance. Et cette propriété ouvre les portes à une compétition plus discrète : la compétition spermatique.
 
Compétition spermatique ? Est-ce que les spermatozoïdes des mâles essaieraient de s’entre-tuer ? Eh bien, c’est à peu près ça.
 
Il y a de nombreuses formes de compétition spermatique, des plus simples aux plus extravagantes. Les mâles peuvent tout d’abord essayer de supprimer le sperme de leurs prédécesseurs, de manière chimique ou mécanique. Les drosophiles, par exemple, libèrent une toxine pour détruire les spermatozoïdes concurrents. A noter que ces toxines sont aussi néfastes pour la femelle et diminuent leur espérance de vie… Beaucoup d’odonates (libellules, agrions, etc.) possèdent une morphologie particulière du pénis avec des structures spécialisées (épines, soies, barbillons), leur permettant de racler le tractus génital de la femelle pour faire place nette.

 
Un pénis d'odonate (CCS Bio Blog)


Les mâles peuvent aussi diluer le sperme rival en inséminant une plus grande quantité de spermatozoïdes.
 
Une fois le sperme déposé dans le tractus génital de la femelle, les mâles ont tout intérêt à empêcher les autres mâles de copuler avec madame. Certains s’accrochent à la femelle jusqu’à la fécondation, effectuant ainsi ce qu’on appelle du gardiennage post-copulatoire. C’est pour cette raison que les mâles agrion restent littéralement accrochés à leur partenaire jusqu’à la ponte. Mais ce procédé empêche le mâle d’aller inséminer d’autres femelles pendant ce temps. D’autres mâles s’assurent de leur paternité en inhibant la réceptivité sexuelle de la femelle après leur passage. Chez de nombreux moustiques (par exemple Anopheles spp), les mâles transfèrent une substance dans leur liquide séminal qui rend la femelle non-réceptive quelques heures après l’accouplement. Chez d’autres espèces, de telles substances peuvent diminuer l’attractivité sexuelle de la femelle ou neutraliser les aphrodisiaques produits par d’autres mâles. C’est par exemple le cas chez certains papillons : bien que la femelle reste réceptive, les autres mâles ne sont plus attirés par elle.

 
Accouplement (à gauche) suivi de la ponte pendant laquelle le mâle reste fixé à la femelle (Crédits)


Les mâles peuvent aussi tout simplement obstruer les voies génitales de la femelle au moyen d’un bouchon spermatique, dont la composition est variable. Certains mâles (les bourdons par exemple) ont des glandes qui produisent une substance spéciale, une sorte de ciment qui forme une barrière à l’intromission. Chez des espèces de fourmis, le mâle sacrifie ses organes copulatoires pour boucher le tractus génital de la femelle. Enfin, Baker et Bellis ont proposé en 1988 « l’hypothèse des spermatozoïdes kamikazes », selon laquelle les spermatozoïdes non fécondants des mammifères aideraient à la formation d’un bouchon copulatoire. Cette hypothèse est cependant très controversée.
 
Ceci nous amène à une autre conséquence de la sélection spermatique : la diversité des formes de spermatozoïdes. Chez certains rongeurs par exemple, la tête des spermatozoïdes a une forme de crochet, ce qui leur permet de s’agréger en petits groupes et d’augmenter leur vitesse de déplacement.

 
A gauche, des têtes de spermatozoïdes de rongeurs en forme de crochets, qui permettent aux spermatozoïdes d'un même mâle de s'agglutiner (à droite). Les deux couleurs indiquent l'appartenance à deux mâles différents.


Mais une des conséquences les plus impressionnantes de la compétition spermatique reste peut être le géantisme des spermatozoïdes de la mouche Drosophila bifurca. Le mâle de 3 mm est capable de produire des spermatozoïdes longs de 58 mm. Ramené à l’échelle humaine, cela équivaudrait pour un homme à produire des spermatozoïdes de 30 mètres de longs… Ceux-ci forment des boules denses qui occupent toute la largeur du tractus génital de la femelle. Le premier mâle à copuler a donc la certitude de féconder autant d’œufs que de spermatozoïdes libérés.

 
A gauche, un mâle Drosophila bifurca entouré d'un des impressionnants testicules qui produisent les spermatozoïdes géants. Ces testicules représentent 11% de la masse du corps du mâle. Le mâle transfert les spermatozoïdes sous forme enroulée (Crédits).
 
Un seul spermatozoïdes de drosophile (Drosophila bifurca) sous sa forme compacte, enroulé sur lui-même (Crédits).


De nombreuses autres stratégies existent dans la compétition spermatique. Cette guerre est en effet de la plus haute importance puisqu’elle constitue la dernière étape, cruciale, avant d’accéder à la fécondation. Si les exemples que je viens de citer sont les plus représentés dans le monde animal, certaines espèces s’illustrent par l’originalité de leurs pratiques. Les punaises des lits (Cimex lectularius) sont peut être les championnes dans ce domaine : les mâles ont des comportements homosexuels et, à la manière d’une seringue, utilisent leur pénis perforateur pour injecter leur semence dans les corps d’autres mâles. Ces derniers, quand ils insémineront des femelles, injecteront au passage le sperme du mâle « parasite »…

 
Le pénis perforateur de la punaise (à gauche) permet au mâle d'inséminer la femelle dans n'importe quelle partie du corps... parfois même dans la tête ! (Crédits)
 
Références :
D'autres articles pour aller plus loin :

mercredi 30 novembre 2011

A History of Fish 1 : Sans mâchoires y a de l'espoir !

Ce blog s'appelle "les poissons n'existent pas". Il est grand temps pour moi de vous parler de poissons, ou plutôt de pourquoi ils n'existent pas. D'abord, voyons quels organismes on qualifie de "poissons".
Parler de "poissons", c'est parler de vertébrés. Qu'est-ce qu'un vertébré ? Un animal avec des vertèbres ? Malheureusement, c'est plus compliqué que ça ! 
Dressons le portrait-robot du "vertébré-cliché", l'animal qui concentre toutes les caractéristiques qu'on associerait à première vue à ce groupe :

Cliquez pour agrandir

Un animal au corps allongé,  à symétrie bilatérale (un côté gauche et un côté droit, si vous préférez), avec des membres pairs (un de chaque côté). Il aura aussi éventuellement des appendices impairs (c’est-à-dire un seul pour les deux côtés) : pensez aux ailerons des requins, par exemple. Il aura une queue, une bouche à l'avant, entourée de mâchoires, un anus à l'arrière, deux yeux, deux capsules nasales et deux capsules auditives. A l'intérieur, on aura un cerveau prolongé par la moelle épinière dorsale, un cœur ventral et enfin un squelette interne dont un crâne qui entoura la tête. Ce squelette est constitué de carbonate de calcium, donc mangez du yaourt, les kids !
Ah oui, et j'ai oublié les fentes branchiales à l'arrière de la tête.
Comment ça "moi je suis un vertébré et j'ai pas de branchies" ? Certes, mais à l'âge adulte ! Chez les embryons de tétrapodes (les vertébrés terrestres, nous y compris), les fentes branchiales sont bien présentes avant de se résorber chez l'adulte. Et puis en ce qui concerne leurs structures associées, les arcs branchiaux… on en reparlera plus tard.

Finalement, ce vertébré "idéal" ressemble pas mal à un poisson… Vous voyez, quand je vous disais que parler des poissons c'est parler des vertébrés en général ! Et si on fait abstraction de certains caractères particuliers que nous avons, nous aussi ressemblons pas mal à ça ! Mais on y reviendra.
Bon, maintenant allons voir plus loin que ce "plan" idéal. En réalité, tous les vertébrés ne possèdent pas tous ces caractères, loin de là. En fait, les nouvelles classifications impliquent que tous les vertébrés n'ont même pas…de vertèbres !

Si vous voulez un caractère qui permet de reconnaître à coup sûr un vertébré, le voici : les vertébrés ont des cellules de la crête neurale. Ces cellules, qui vont se séparer de la paroi dorsale de l'embryon pendant son développement (celle qui deviendra le système nerveux), sont à l'origine de tout un tas de structures propres aux vertébrés : les os de la face, les dents, la gaine qui entoure les neurones, les cellules pigmentaires… Pour l'instant on ne connaît des cellules de la crête neurale que chez les vertébrés.
Les vertébrés ont également des placodes, des zones épaissies sur les côtés de la tête de l'embryon. Elles donnent nombre de structures sensorielles elles aussi propres aux vertébrés : le cristallin de l'œil, la couche de cellules sensorielles présentes dans les narines et les oreilles, et le système de ligne latérale, des cellules qui détectent les mouvements d'eau chez les vertébrés aquatiques.
Enfin, tous les vertébrés connus ont également un crâne qui entoure le  cerveau. Ce crâne, selon les groupes, peut être constitué d'os ou de cartilage (ce même cartilage qui est présent chez nous, par exemple aux articulations, au bout du nez, dans les oreilles…).


Les vertébrés ont une longue histoire. Les plus anciens connus remontent au Cambrien, il y a environ 530 millions d'années. Le Cambrien est la période pendant laquelle on observe les premiers fossiles de la plupart des grands groupes d'animaux, les arthropodes (comme les insectes et les araignées) et les mollusques (dont on a déjà parlé) par exemple.
  
Haikouichthys. Crédits : Wikipédia© 2003 Nature© 1999 Nature

Haikouichthys (voir ci-dessus) est le premier vertébré connu. Il provient de Chine, de l'écosystème dit de Chengjiang, qui nous a livré de magnifiques fossiles de toutes sortes d'animaux tous plus fous les uns que les autres. Malheureusement, ils sont tout aplatis, ce qui ne facilite pas l'observation de l'anatomie.
A première vue, Haikouichthys ressemble pas mal à un céphalochordé, qui n'est pas un vertébré (c'est quoi déjà un céphalochordé ?). Mais dans sa tête, les chercheurs ont observé des taches paires, qui pourraient bien être des yeux, des cavités nasales, et des capsules auditives. L'association de ces trois éléments fait bien penser à un vertébré. Pour couronner le tout, des petites taches en série le long du dos de l'animal font furieusement penser à des vertèbres. Comme ces marques ont été observées dans des centaines de spécimens, on considère qu'elles correspondent bien à des structures réelles de l'animal.

Mais Haikouichthys n'avait encore pas tout du vertébré idéal, loin de là ! C'était un animal tout mou, sans os, et il n'avait ni nageoires paires, ni mâchoires…
Parlons-en des mâchoires justement. Figurez-vous que même  aujourd'hui certains vertébrés n'en ont pas ! Ce sont les lamproies et les myxines.


Lamproie marine (Petromyzon marinus). Crédits : ARKive

Voici la lamproie. Comme vous pouvez le voir c'est un animal allongé, sans nageoires paires, mou, et sans écailles. Son squelette interne est entièrement cartilagineux. Elle est peut-être familière à certains d'entre vous : les espèces européennes, si elles vivent en mer, se reproduisent en eau douce (comme les saumons). On parle d'espèce anadrome. En plus, il paraît que c'est très bon à manger !

Lamproie de rivière (Lampetra fluviatilis). Crédits : ARKive

Ce qu'elle aime, la lamproie, c'est parasiter d'autres "poissons" en se collant à eux (voir ci-dessus) et en leur suçant le sang à l'aide de sa bouche que voici :


La bouche-ventouse d'une lamproie marine (Wikipédia)

Une sorte de ventouse ronde, plein de petites dents et une structure en forme de piston (au milieu), qui va râper les chairs, mmmh !

Autour de cette bouche, il n'y a pas de mâchoires, juste un anneau de cartilage.
A noter que les larves des lamproies (appelées ammocètes) se nourrissent de manière très similaire aux céphalochordés (c'est quoi déjà un céphalochordé ?) : elles filtrent l'eau avec les fentes de leurs pharynx.

La lamproie est étrange, mais pas autant que la myxine, dont voici l'adorable frimousse : 

La bouche de la myxine Myxine glutinosa (crédits).

Ne vous laissez pas prendre par les apparences : les rangées de dents qu'on voit ne sont pas des mâchoires, mais bien une "langue-piston" similaire à celle des lamproies. Leurs yeux ne sont pas visibles car ils sont couverts par une couche de peau et de muscles.
Les myxines vivent plutôt dans les profondeurs marines. Elles restent enfouies dans la vase pendant la journée, et sortent la nuit, pour chasser ou se nourrir des cadavres qui tombent au fond (comme les baleines par exemple). Vous pouvez voir ci-dessous une carcasse de baleine filmée à différentes étapes de sa décomposition. Toutes les petites bêtes qui ondulent au début sont des myxines ! A noter qu'on y voit aussi des vers polychètes du genre Osedax, que l'on trouve uniquement fixés dans les os des baleines mortes. Ces vers font partie de la famille des Siboglinidae, dont on a déjà parlé ici



Les myxines ont aussi l'amusante particularité de produire un mucus (une sécrétion visqueuse) en grande quantité quand on les dérange. Regardez (ci-dessous) la quantité impressionnante de mucus que cette myxine produit !



Ce mucus a un rôle de défense contre les prédateurs, comme on peut le voir sur cette série de vidéos filmées en profondeur :  




Les prédateurs qui essayent de boulotter ces myxines repartent sans demander leur reste, la bouche pleine de mucus ! (Regardez aussi, vers 2:50, la myxine faire un nœud avec l'arrière de son corps pour s'enfoncer dans le sédiment et attraper une proie).
Il paraît que dans certaines régions d'Asie de l'est, le mucus des myxines est consommé en cuisine, un peu comme du blanc d'œuf…

Nous l'avons vu, les myxines n'ont pas de mâchoires. Mais elles n'auraient pas non plus de vertèbres, étonnant pour un organisme que l'on classe dans un groupe nommé "vertébrés" ! Par contre, les lamproies ont des petites vertèbres rudimentaires et cartilagineuses. De la même façon, les myxines sont les seuls vertébrés à ne pas avoir de nerf qui contrôle les battements du cœur. Cette anatomie a longtemps fait penser à une plus grande parenté des lamproies avec les autres vertébrés (qui ont tous des vertèbres, eux) qu'avec les myxines. Aujourd'hui, les analyses génétiques semblent au contraire démontrer que les lamproies et les myxines forment un groupe monophylétique (ça veut dire quoi, "monophylétique" ?) : les cyclostomes. Ce groupe serait caractérisé par cette structure particulière que j'ai appelée "langue-piston", et par certaines séquences d'ADN bien particulières… Les myxines auraient perdu certains caractères au cours de l'évolution, comme le contrôle nerveux du cœur ou les vertèbres. Des études récentes sur des embryons de myxines ont d'ailleurs mis en évidence la présence de petites structures qui seraient les restes de ces vertèbres perdues… Aussi étonnant que ça semble paraître, les myxines semblent donc être des vertébrés très modifiés, par la perte de tout un tas de structures. Cela n'est pas sans rappeler les Acoelomorpha et Xenoturbella, dont on a déjà parlé, avec leur morphologie très modifiée.

Avec les lamproies et les myxines, on a donc des vertébrés sans os, sans mâchoires et sans membres pairs. Diantre ! Tous ces caractères seraient donc apparus au fur et à mesure au cours de l'évolution ? Ou alors ils ont été perdus chez les lamproies et les myxines ? Les fossiles peuvent nous éclairer à ce sujet.

Sacabambaspis. En haut, le fossile découvert en Bolivie. En bas, une reconstitution. Crédits : P. Janvier, Tree of Life

Voici Sacabambaspis (ci-dessus). C'est un vertébré fossile de l'Ordovicien (il y a environ 450 millions d'années), découvert en Bolivie par une équipe du Muséum National d'Histoire Naturelle de Paris. A l'avant, on peut voir sa bouche, entourée par les yeux. Lui non plus n'a pas de membres pairs, ni de mâchoires. Mais il a un truc en plus par rapport aux lamproies et aux myxines : un énorme bouclier osseux qui couvre tout l'avant du corps. De l'os, comme chez la plupart des vertébrés actuels ! Cette petite bête pourrait donc plus proche de nous, les vertébrés osseux, que des lamproies et des myxines, car nous partageons le caractère "squelette constitué d'os".
Pour qualifier l'ensemble de ces "poissons" sans mâchoires avec un bouclier à l'avant du corps, on a forgé un nom : "ostracodermes", ce qui veut dire " coquille sur la peau". Les ostracodermes ont eu une histoire florissante, et on retrouve leurs fossiles en grande quantité dans les gisements de l'Ordovicien, du Silurien et du Dévonien (ce qui constitue quand même un "règne" de plus de 100 millions d'années !).

En haut reconstitution de divers "ostracodermes" du groupe des ostéostracés. Zenaspis est en bas à gauche. En bas, le fossile de Zenaspis. Crédits : Philippe Janvier, Tree of Life

 Voici Zenaspis (ci-dessus), un autre "ostracoderme", du Dévonien cette fois (à peu près 400 millions d'années). Sur la reconstitution (en haut, individu en bas à gauche), on peut voir que lui aussi a un bouclier à l'avant du corps (cette fois-ci constitué d'une seule plaque). Sa bouche (non visible car elle est ventrale) n'a pas de mâchoires : c'est juste un orifice dans le bouclier osseux. Mais regardez bien, à l'arrière du bouclier : on voit deux petites nageoires en forme de lobe. Des nageoires paires, les nageoires pectorales. Vous aussi vous avez des "nageoires pectorales" : vos deux bras !
Les "ostracodermes" du groupe des ostéostracés, comme Zenaspis, seraient donc plus proches de nous que de toutes les autres bestioles que l'on a vues jusqu'à présent ! Finalement, pour en arriver au "poisson" idéal du début à partir de Zenaspis, il ne manque plus grand-chose, dont des mâchoires ! Celles-ci sont propres au clade des gnathostomes, les vertébrés à mâchoires, dont je vous reparlerai dans un prochain article.

Les fossiles que l'on vient de voir nous démontrent une chose : à part certaines pertes de caractères qui ont eu lieu chez les myxines, leur anatomie à elles et aux lamproies est bien due à une absence ancestrale. En d'autres termes, l'os et les membres pairs sont apparus une seule fois : au sein de la lignée qui comprend les gnathostomes et les "ostracodermes". Les fossiles nous montrent des organismes qui présentent des combinaisons de caractères que l'on ne voit pas dans la nature actuelle. Ils sont donc très importants pour reconstituer l'évolution de ces caractères.

Avant de partir quand même, un petit arbre récapitulatif (eh oui, on aime bien les arbres ici !) :


Les caractères qui apparaissent aux nœuds sont : 1) crête neurale ; placodes épidermiques ; crâne ; vertèbres ; 2) "langue-piston" ; 3) os dermique ; système de canaux sensoriels de la ligne latérale ; 4) nageoires pectorales ; nageoire caudale avec un lobe dorsal. Les myxines sont caractérisées par une perte des vertèbres. Les gnathostomes sont caractérisés par la présence de mâchoires.


Les lecteurs les plus attentifs l'auront remarqué : certains de ces "poissons" sans mâchoires "ostéostracés" sont plus proches des gnathostomes (les vertébrés à mâchoires, c’est-à-dire nous) que d'autres "poissons" sans mâchoires "ostéostracés". Les "ostéostracés" sont donc un groupe paraphylétique, un groupe qui n'existe pas en systématique moderne (comme nous l'avons déjà expliqué ici). Mais surtout, les "ostéostracés", les lamproies et les myxines sont tous des "poissons" au sens traditionnel du terme. La conclusion est donc la même pour les "poissons". Vous commencez à comprendre le titre de ce blog ? Ah, mais ce n'est pas fini ! La suite au prochain numéro !


Quelques liens vers des articles scientifiques sur le sujet :
  • L'article qui soutient la présence de vertèbres chez les embryons de myxines : par ici
  • Article de P. Janvier (CNRS) sur la monophylie des cyclostomes : par là 
  • Article de P. Janvier sur l'évolution des "poissons" sans mâchoires : hop ! 



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