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dimanche 22 décembre 2019

La science des rennes de Noël

A quelques heures de Noël, un homme tout de rouge vêtu s’affaire aux derniers préparatifs de sa grande aventure annuelle. Son moyen de transport favori est prêt à décoller : un magnifique traîneau tracté par des créatures féériques et pourtant bien réelles, les rennes. Si la capacité de voler de ces magnifiques Cervidae est bien comprise (de la poussière magique, et un breuvage top secret préparé par le Père Noël himself !), les scientifiques s'interrogent toujours sur une curieuse particularité de l’animal favori du pater : ce proéminent nez rouge dont est affublé le célèbre Rudolph ! Paraîtrait même qu’il brille dans la nuit…


Rudolph, le leader du tractage de traineau (Source)


La piste d’un avantage en termes de visibilité ?


Bien voir est une caractéristique importante chez beaucoup d’espèces de mammifères, qui utilisent la vision pour nombre d’utilités : trouver de la nourriture, repérer des prédateurs, se reconnaître entre individus, etc. Les rennes, de leur petit nom scientifique Rangifer tarandus, font face à quelques complications en matière de visibilité avec une luminosité particulièrement basse dans l’hiver de l’hémisphère nord. Pourtant, ils n’en sont pas moins bien lotis. En effet, une étude (1) a montré que ceux-ci sont capables de voir les ultraviolets ! Les chercheurs ont montré que les deux types de photorécepteurs que l’on trouve dans la rétine de ces animaux - les cônes et les bâtonnets - sont sensibles aux rayons UV. Un avantage certain en Arctique où la lumière est particulièrement riche en rayons ultraviolets. Une autre étude (2) confirme en effet que dans la faible lumière de l’hiver où végétation et neige se confondent dans le spectre de la lumière visible, les plantes et lichens dont se nourrissent les rennes opposent un fort contraste à la neige en vision UV, puisque celle-ci renvoie une grande proportion des rayons UV.

Les particularités des rennes en matière de vision ne s’arrêtent pas là ! Les yeux de Rudolph et ses compatriotes sont tapissés de tapetum lucidum, un tissu qui joue un rôle de réflecteur de lumière et qui permet d’améliorer la vision lorsque la lumière est faible. C’est ce tissu qui explique que l’on voit parfois des yeux briller dans la nuit, lorsque les créatures qui en sont dotées sont éclairées par les phares de voitures par exemple. Eh bien chez le renne, ce tissu lui permet de changer la couleur de ses yeux d’une saison à l’autre ! Ainsi, si vous croisez un renne avec des yeux d’un bleu profond, c’est probablement l’hiver en Arctique, tandis qu’en été, ces Cervidae arborent des yeux couleur or ! Un trait qui, d’après les chercheurs (3), permet aux animaux de mieux capter la lumière durant les sombres mois d’hiver.

Les yeux d'un renne en été et en hiver (Source)


Au delà de la faible luminosité, un autre paramètre est susceptible de réduire la visibilité de nos tracteurs de traineaux : le brouillard. Malheureusement, les deux adaptations citées ci-dessus ne leur permettent pas de voir par delà un épais tapis de brume. Or, comme il est rappelé dans un autre article (4), les cristaux de glace et gouttes d’eau qui forment le brouillard arrêteraient d’avantage la lumière bleue, tandis que les couleurs rouges seraient plus facilement visibles à travers la brume. Dans ces conditions, un élément émettant de la lumière rouge, à tout hasard le nez d’un renne, permettrait à toute une tribu de Cervidae volants de mieux s’orienter !

Est-il donc possible que le nez de Rudolphe soit une adaptation aux conditions arctiques ? Peu probable. En effet, un tel attribut serait aussi efficace pour attirer les prédateurs qu’un panneau de signalisation lumineux “mangez-moi” ! Si les bénéfices en termes de survie dépassaient les inconvénients, on trouverait sans doute plus de rennes au nez luminescent dans la nature. Mais pour l’instant, seul un individu arborant ce caractère est connu. Pourtant, c’est peut-être justement parce qu’on cherche “dans la nature” qu’on ne trouve pas. Car il pourrait tout de même s’agir de sélection, non pas naturelle, mais bien artificielle ! De la même manière que les agriculteurs sélectionnent les plus grosses citrouilles pour augmenter leur rendement, ou des arbres résistants aux conditions climatiques de leur région, il n’est pas du tout invraisemblable que le Père Noël ait petit à petit augmenté l’efficacité de son cheptel en privilégiant les rennes les plus aptes aux longs voyages nocturnes. Un renne avec un feu de brouillard en guise de nez, quoi de plus adapté pour voler !


Mais ça fonctionne comment, le nez de Rudolph ?


Concrètement, des apparences déconcertantes peuvent tout à fait apparaître brutalement chez des animaux, en conséquence de mutations aléatoires : changement de couleur, apparition de membres supplémentaires, pilosité surdéveloppée… Cependant, la probabilité qu’une mutation provoque à la fois un nez rouge et luminescent est très faible. Soit le Père Noël a eu de la chance, soit il a quelques notions de génétique !

Soyons honnête, les organismes luminescents ne courent pas les rues. Pourtant, ils existent bel et bien ! Vers luisants, créatures abyssales, champignons ou encore bactéries, on retrouve de la bioluminescence dans près de 700 genres (5). La plupart des espèces capables de bioluminescence sont marines, mais on en trouve aussi sur la terre ferme. Quid des couleurs émises ? Eh bien, c’est variable, avec des longueurs d’onde émises comprises entre 400 et 720 nm, soit des couleurs allant du violet jusqu’au rouge. Côté mécanisme, c’est une fois de plus variable, mais il s’agit souvent d’une histoire de molécules appelées luciférines qui, sous l’action de l’oxygène et de l'enzyme luciferase (5), mènent à la formation de photons, autrement dit de lumière. Un nez bioluminescent n’est donc pas impossible ! De nombreux organismes génétiquement modifiés existent d’ailleurs pour produire de la fluorescence, un phénomène un peu différent de la luminescence, qui consiste à émettre une couleur vive mais uniquement lorsqu’ils sont éclairés par une certaine lumière. Souvent, il s’agit d’introduire les gènes d’autres espèces naturellement disposées à briller. Il serait intéressant que les généticiens aient accès au patrimoine génétique de notre cher Rudolph, histoire de vérifier si le vieux barbu n’aurait pas glissé quelque amélioration à son meneur de traineau !

On trouve de la bio-luminescence naturellement chez des espèces très variées, comme ici le champignon Panellus stipticus ou l'insecte Lampyris noctiluca, communément surnomé ver luisant (Crédits: Ylem et  NEUROtiker)
 
 
Les chercheurs utilisent beaucoup d'organismes génétiquement modifiés pour produire de la fluorescence, ce qui permet par exemple d'observer des cellules précises. Ici, ce sont des nématodes Caenorhabditis elegans (Crédits : Sophie Labaude)


Allez, une dernière hypothèse avant de retrouver la féerie et le mystère de noël. Vous avez déjà entendu parler d’Heterorhabditis bacteriophora ? Il s’agit d’un nématode, un ver microscopique, qui parasite des insectes. Figurez-vous qu’il est doté d’une myriade de bactéries qui ont une double conséquence sur le pauvre insecte parasité : celui-ci change de couleur et devient d’un rouge soutenu, et il se met… à briller dans le noir ! Mieux encore, cette luminescence n’est pas restreinte aux insectes puisque de nombreuses descriptions font état de blessures chez l’humain qui brillent dans le noir ! Des blessures qui, étudiées de près, ont révélées la présence des bactéries en question (6). Et si le pauvre Rudolph était tout simplement… parasité !


Quand elles sont parasitées par des nématodes Heterhabditis bacteriophora, les larves deviennes rouges et luminescentes (Crédits: Sophie Labaude)




Références


(1) Hogg C., Neveu M., Stokkan K.-A., Folkow L., Cottrill P., Douglas R., Hunt D. M., Jeffery G. 2011. Arctic reindeer extend their visual range into the ultraviolet. Journal of Experimental Biology, 214: 2014-2019.

(2) Tyler, N. J. C., Jeffery G., Hogg C. R., Stokkan K.-A., Giguère N. 2014. Ultraviolet Vision May Enhance the Ability of Reindeer to Discriminate Plants in Snow. Arctic, 67: 159-166.

(3) Stokkan K.-A., Folkow L., Dukes J., Neveu M., Hogg C., Siefken S., Dakin S. C., Jeffery G. 2013. Shifting mirrors: adaptive changes in retinal reflections to winter darkness in Arctic reindeer. Proc Biol Sci., 280: 20132451.

(4) Dominy N. J. 2015. Reindeer vision explains the benefits of a glowing nose. Frontiers for young minds, 3: 18.

(5) Kahlke T., Umbers K. D. L. 2016. Bioluminescence. Curr. Biol,. 26: R313–R314.

(6) Colepicolo P., Cho K.W., Poinar G.O., Hastings J.W. 1989. Growth and luminescence of the bacterium Xenorhabdus luminescens from a human wound. Appl. Environ. Microbiol., 55: 2601–2606.







mardi 22 août 2017

Pourquoi j’épluche des souches d’arbres dans les forêts irlandaises

Cela fait deux jours que nous sommes coupées du monde, exilées au fin fond de la campagne irlandaise, agenouillées dans les ronces sous une météo capricieuse. Mes collègues sont aussi couvertes de boue que moi. Armées d’outils de jardinage et de pinces à dissections, nous épluchons méticuleusement de vieilles souches de pin.

Après trois années de travail acharné (oui bon… de travail quoi !) à étudier l’interaction fascinante entre des parasites manipulateurs* et leurs hôtes zombifiés, thèse en poche et officiellement Docteur, je me suis exilée en Irlande pour une nouvelle mission scientifique. La bestiole qui m’intéresse désormais s’appelle Hylobius abietis. Grand charançon du pin, pour les intimes. Cet insecte, comme son nom l’indique, se retrouve principalement là où il y a des pins. Et pour cause, c’est dans les souches de cet arbre, voire dans d’autres résineux, que l’animal se développe. Les femelles sont notamment sensibles à l’odeur de pins fraichement coupés, et viennent y pondre leurs œufs. Bien cachée sous l’écorce, la larve qui sort grignote tranquillement son abri, se creusant un chemin vers la sortie et se métamorphosant au passage en pupe, une sorte de stade intermédiaire, puis en adulte.

Grand charançons du pin au stade larvaire, pupe et adulte (Crédit : Sophie Labaude)


Oui mais voilà, quand l’adulte émerge enfin à la lumière du jour, après avoir passé plusieurs mois à se nourrir de bois en décomposition, l’envie de goûter au bois frais se fait rapidement sentir. Délaissant sa souche nourricière, le voilà qui part boulotter de jeunes pins fraichement plantés. Or, la gestion actuelle des forêts de pins fait que des parcelles entières sont coupées en même temps. A la fin de l’été, ce sont donc des centaines, des milliers d’adultes qui émergent de cette nurserie géante ! Et tout ce beau monde n’a pas besoin de chercher bien loin pour se nourrir, d’autres parcelles proches sont invariablement peuplées de pins fraichement plantés. Ainsi, les pratiques sylvicoles actuelles couplées aux habitudes alimentaires de l’insecte font de lui le principal ravageur des plantations de résineux en Europe. La tragédie se joue sur deux tableaux. Tragédie économique d’une part, car en plus de devoir remplacer les arbres tués par les charançons, des traitements préventifs sont devenus indispensables, pour un coût à l’échelle de l’Europe qui avoisinerait les 150 millions d’euros par an. Tragédie environnementale d’autre part, puisque les méthodes de lutte actuelles incluent une utilisation massive de pesticides.

Le terrifiant assassin des pins, Hylobius abietis (Crédits : Sophie Labaude)

Pour limiter ces deux tragédies, on pourrait changer les pratiques sylvicoles, éviter ces monocultures qui génèrent invariablement des pertes considérables sitôt qu’un petit ravageur pointe le bout de son nez. Solution pour l’instant incompatible avec les exigences de rentabilité. Autre idée : trouver une méthode de lutte qui soit à la fois efficace et inoffensive pour les autres espèces et l’environnement. En somme, l’idée serait de remplacer les pesticides par une lutte biologique, et si possible peu coûteuse. La lutte bio, c’est une pratique qui se développe contre beaucoup de ravageurs, qu’ils soient animaux, végétaux ou micro-organismes divers. Pour lutter contre des insectes, on peut les exposer à leurs prédateurs. On connaît notamment l’exemple des coccinelles asiatiques lâchées sur les cultures pour les protéger des pucerons et autres ravageurs. En ce qui concerne le grand charançon du pin, un ennemi offre des pistes particulièrement prometteuses en termes de lutte bio : des nématodes entomopathogènes, ou tueurs d’insectes. Des parasites donc. Eh bien oui, je n’ai pas atterri en Irlande par pur hasard !

Les nématodes constituent un groupe d’organismes vermiformes, tout petits et qu’on trouve à peu près partout. Parmi les dizaines de milliers d’espèces que l’on connait, il y a deux groupes qui montrent un intérêt tout particulier : ceux des genres Heterorhabditis et Steinernema. Ces espèces ont en effet une forte affinité pour les larves de notre grignoteur de pins. Les jeunes nématodes ont une vie libre qu’ils passent à chercher un hôte. Une fois la victime trouvée, ils s’y engouffrent par tous les trous possibles (vous voyez l’idée) et y régurgitent une armée bactéries. Ces bactéries sont les alliées des nématodes. Ce sont elles qui vont mettre le coup de grâce à la pauvre larve, et ce sont aussi elles qui vont commencer à pré-digérer son contenu. Les nématodes se nourrissent dans la bouillie résultante, se reproduisant et se multipliant allégrement jusqu’à l’épuisement des ressources de l’hôte. Trois semaines après l’infection, ce sont des milliers de nouveaux nématodes qui suintent du cadavre, prêts à infecter de nouveaux insectes.

Un nématode de l'espèce Heterorhabditis downesi vu au microscope (Crédits : Sophie Labaude)

Les nématodes, et notamment les espèces susceptibles d’éliminer les charançons, sont connus depuis très longtemps, y compris pour leurs propriétés entomopathogènes. Il y a même plusieurs espèces qui sont déjà utilisées en matière de lutte biologique ! Mais alors qu’est-ce qu’on attend pour déverser des millions de nématodes dans nos forêts ? Pas si vite. L’élaboration d’un traitement dans les règles de l’art soulève de nombreuses questions, auxquelles il vaut mieux répondre avant de se lancer.

Beaucoup d’études se sont ainsi attachées à étudier le risque environnemental d’un déversement massif de nématodes : est-ce qu’ils attaquent des espèces non ciblées ? Est-ce qu’ils persistent dans l’environnement après le traitement ? Est-ce qu’ils entrent en compétition avec des espèces locales ? Pas question de troquer une catastrophe écologique (pesticides) contre une autre (invasion incontrôlée). C’est justement un des plus gros soucis liés à la lutte biologique : les coccinelles asiatiques dont je parlais plus haut sont devenues invasives, impactant sévèrement nos coccinelles locales. Il faut aussi mettre au point le traitement le plus efficace et le moins coûteux : quelle espèce choisir parmi les dizaines de finalistes ? Comment procéder à l’application du traitement ? On pourrait verser les nématodes mélangés à de l’eau, mais encore faut-il déterminer la concentration en nématodes, l’endroit où verser (autour des souches ? dessus ? sur les jeunes pins ?), la quantité optimale… On pourrait aussi répandre des insectes morts parasités de nématodes. Il ne faut pas non plus négliger les aspects techniques : est-il possible de produire industriellement de grandes quantités des espèces voulues ? Dispose-t-on des machines et des moyens nécessaires pour les traitements ? Inutile de mettre un place un traitement qu’il sera impossible d’appliquer. Et tout un tas d’autres questions susceptibles de bouleverser les résultats des interrogations précédentes : le type de sol ou le climat influencent-t-ils la survie des nématodes, et donc leur efficacité ? Dans quelles conditions de stockage avant utilisation obtient-on la meilleure efficacité ? Etc.

Les différents stades de vie du grand charançon du pin (Crédits : Sophie Labaude)

Bref, avant de déverser joyeusement des millions de parasites dans la nature, des années d’études sont nécessaires. A l’heure actuelle, nous arrivons à la fin du processus. Beaucoup de tests ont déjà été effectués au laboratoire ou à petite échelle, pour étudier l’effet de tel ou tel paramètre. Quelques espèces ont été retenues. Certaines sont déjà produites industriellement (c'est-à-dire dans des incubateurs, sans avoir besoin de millions d’insectes hôtes) par des compagnies spécialisées. Dans l’équipe où je travaille, nous en sommes aux derniers tests : les expérimentations sur le terrain à grande échelle. En situation réelle. Nous avons sélectionné dans toute l’Irlande des parcelles de pins coupés l’année dernière et qui abritent des charançons. Nous avons ensuite répandu les nématodes selon les résultats combinés de toutes les recherches menées au cours des dernières années. Pour ça, on a fait venir une énorme machine dotée de pulvérisateurs. Vient maintenant l’heure du bilan. Pour évaluer l’efficacité du traitement, deux méthodes. D’une part, on a posé des pièges, sur une sélection de souches traitées et de souches non traitées. Ces petites tentes sans issue permettront d’attraper tout charançon ayant réussi à survivre jusqu’à l’âge adulte. Il suffira alors de comparer le nombre de charançons entre les souches traitées et les souches contrôle. Deuxième méthode, décortiquer les souches pour repérer chaque charançon, qu’il soit larve, pupe ou adulte encore au chaud, et déterminer ceux qui sont en bonne santé et ceux qui sont parasités. Les résultats à la fin de l’année !


Les pièges sont posés au dessus des souches de pins pour capturer les charançons adultes qui en émergent (Crédits : Sophie Labaude)
Engin mi-agricole, mi-forestier, cette machine nous permet de pulvériser le traitement de parasites sur chaque souche (Crédits : Sophie Labaude)


Entre planification, préparation, visite des sites, sélection, recherche de partenaires locaux (nous travaillons en étroite collaboration avec la compagnie irlandaise des forêts), délimitation des parcelles, choix des souches à traiter, traitement, installation des pièges, récolte des individus et échantillonnage des souches, une bonne partie de mon travail se passe donc dans la forêt, en faveur de ce projet en partie financé par l’Union Européenne. Le reste de mon temps, je travaille sur d’autres thématiques, toujours liées aux nématodes, à propos de cafards, de scarabées, d’insectes en plastiques, de circuits électroniques et de larves qui changent de couleur et qui brillent dans le noir. La suite au prochain épisode !


Pour en savoir plus :

Page du projet Biocomes, dans lequel s’inscrit cette recherche


* Mes articles à propos des parasites manipulateurs :

De l’utilité de créer son propre zombie… ou le monde fabuleux des parasites manipulateurs
Le suicide du criquet, une aubaine pour la forêt
Parasites : une de leurs techniques diaboliques au service de la médecine
L’indolence poussée à son paroxysme : quand les parasites manipulateurs laissent les autres manipuler
Trois utilités insolites des parasites
Stockholm inversé : quand des parasites protègent leurs victimes



lundi 24 avril 2017

Halipegus, le voyageur insolite

Voyager, découvrir de nouveaux endroits, des paysages et des climats qui ne se ressemblent pas. S’établir pour un temps et repartir à l’aventure. Un rêve pour certains, un besoin fondamental pour d’autres. Car certaines créatures naissent avec ça dans leur ADN, cette nécessité viscérale de vivre plusieurs vies.

Il était une fois une grenouille, un escargot, une demoiselle (la cousine de la libellule, pas la jeune fille !) et un ostracode. Ces quatre animaux avaient bien du mal à se trouver des similitudes. Un amphibien, un mollusque, un insecte et un crustacé, difficile de faire plus différent. Pourtant, ils partageaient un point commun, peut-être un tantinet intime et dérangeant : un parasite.
 
 
Un crustacé ostracode (Crédits : Markus Lindholm), un mollusque physidae (Crédits : Fountain Posters), un insecte odonate Ischnura verticalis (Crédits : Joltthecoat) et une grenouille Rana catesbeiana (Crédits : Esteban Alzate)


Que des parasites soient capables d’infecter une myriade d’espèces différentes n’a rien d’exceptionnel. Au contraire, les parasites généralistes, c'est-à-dire qui ne font pas les difficiles quant à l’espèce de leur hôte, sont d’autant plus susceptibles d’en trouver un rapidement. Et de perdurer. Au contraire, les parasites spécialistes, ceux qui chipotent et veulent absolument pour hôte une espèce bien précise sont complètement dépendants de cette espèce pour boucler leur cycle de vie. Et puis il y a Halipegus eccentricus. Ce ver trématode (photos plus bas) porte bien son nom. D’un côté, il est plutôt de la catégorie des généralistes, et se contente de plusieurs espèces d’hôtes différentes, du moment qu’elles se ressemblent un peu. Mais d’un autre côté, un hôte ne lui suffit pas. Ni deux. Ni trois. Car Halipegus eccentricus, vous l’aurez compris, est un des rares parasites à inclure quatre hôtes successifs dans son cycle de vie : quatre bestioles, citées plus haut, qui appartiennent en plus à des groupes on ne peut plus différents. Ça tombe bien, notre parasite aussi, sait être différent…

Tout comme les autres trématodes, Halipegus eccentricus passe par plusieurs stades pendant son cycle de vie. Tout commence dans une grenouille. Dans ses trompes d’Eustache, ce canal entre la bouche et les oreilles, pour être plus précis. C’est ici que l’on trouve généralement les adultes. Ceux-ci pondent des œufs qui sont relâchés directement dans l’environnement. Oui car en plus d’avoir réussi à s’adapter aux entrailles de quatre animaux, nos trématodes peuvent aussi se balader à l’air libre ! Du moins dans l’eau, dans le cas présent. Les œufs sont ensuite avalés par un premier hôte intermédiaire, un escargot aquatique, où ils se développent en plusieurs stades, avec multiplication asexuée des individus. En particulier, des sporocystes produisent des rédies, qui produisent ce qu’on appelle des cercaires, des larves parées pour la suite de l’aventure.

Les cercaires sont ensuite expulsées du mollusque par voie naturelle, et vont infecter un deuxième hôte intermédiaire, des crustacés ostracodes, devenant au passage des métacercaires. Pour rejoindre l’hôte définitif, c'est-à-dire l’hôte dans lequel le parasite va se reproduire (les grenouilles donc), deux possibilités s’offrent aux métacercaires. D’une part, il est possible que les crustacés ostracodes soient mangés par des têtards. Le parasite survivrait alors jusqu’à la métamorphose complète en grenouilles. Plus récemment, une autre voie a été mise en évidence. Celle-ci fait intervenir des odonates, des insectes qui ont également une larve aquatique et un adulte aérien, et qui constituent une proie pour les grenouilles. Il semble que les parasites, lorsqu’ils passent par les insectes, subissent peu de modifications. L’insecte est donc relayé au rang d’hôte paraténique, c'est-à-dire un hôte non obligatoire mais facilitant la transmission.

Cycle de vie du parasite Halipegus eccentricus.
Crédits des photos de parasite : Matthiew Bolek, Bolek et al. 2010.

Face à un parasite au cycle de vie si complexe, de nombreuses questions se posent. Notamment celle de l’évolution d’un tel cycle. Une des hypothèses est que les parasites avaient au départ des cycles plus simples, mais étaient régulièrement ingérés par accident par d’autres espèces. En réussissant à survivre à ces évènements traumatisants, les parasites auraient fini par inclure ces espèces dans leur cycle de vie. Cela signifie également que les parasites doivent faire face à un certain nombre de contraintes. D’une part, si habiter un hôte peut paraître confortable (nourriture disponible, habitat aux conditions stables, etc.), le parasite doit développer des stratégies pour éviter de se faire éjecter par le système immunitaire de l’hôte. D’autant plus que celui-ci diffère d’un hôte à l’autre ! D’autre part, ce sont quatre épisodes de transmission qui attendent le parasite, avant que celui-ci puisse accéder à la reproduction sexuée. Le succès du cycle dépend donc de nombreux facteurs, notamment la présence de tous ses hôtes dans le même environnement.

En raison de ces nombreuses contraintes, les cycles de vie des parasites comportent rarement autant d’hôtes. Ici, un des quatre hôtes du parasite (l’odonate) n’a été découvert que tardivement. Ce qui est intéressant, c’est qu’un parasite très similaire à Halipegus eccentricus, originaire d’Amérique, avait déjà été décrit dès 1978 en Europe. Halipegus ovocaudatus, selon la description originale de son cycle de vie, infecte également successivement amphibiens, mollusques, crustacés et odonates. Bizarrement, tandis que son homologue américain continue d’attirer l’attention, Halipegus ovocaudatus semble être tombé dans l’oubli… Vu la complexité de leur cycle, ils méritent pourtant tous deux l’attention des chercheurs. Ils feraient notamment de bons candidats pour être des parasites manipulateurs !


Références :


Bolek, M.G., Tracy, H.R. & Janovy, J.Jr. 2010. The role of damselflies (Odonata: Zygoptera) as paratenic hosts in the transmission of Halipegus eccentricus (Digenea: Hemiuridae) to anurans. Journal of Parasitology, 96, 724-735.

Kechemir, N. 1978. Evolution ultrastructurale du tégument d'Halipegus ovocaudatus Vulpian, 1858 au cours de son cycle biologique. Zeitschrift für Parasitenkunde, 57, 17-33.



lundi 25 avril 2016

Stockholm inversé : quand des parasites protègent leurs victimes


Logé bien confortablement dans le corps de sa victime, le parasite patiente. Lentement, il grandit, prend des forces pour le grand saut. Un jour, il tuera son hôte. Mais pas maintenant... 

Les parasites, ces êtres vivants qui se développent aux dépens d’autres, infligent souvent à leurs hôtes des dommages qui peuvent leur être fatals. Certains parasites vont même encore plus loin : ils ont besoin que leur hôte finisse par mourir pour pouvoir eux-mêmes continuer à vivre… Un parasite qui se contente de voler les ressources de son hôte a un clair intérêt à ce que celui-ci reste vivant. Pourtant, c’est du côté des parasites les plus mortels, ceux qui tuent, qu’on observe un étrange phénomène : avant de tourner meurtrier, certains parasites se démènent pour garder leur hôte à l’écart des dangers…





Protection contre les prédateurs


Des parasites qui tournent leurs hôtes en zombie et qui les poussent au suicide, ça vous rappelle quelque chose ? Les parasites manipulateurs (voir mon article détaillé pour faire leur connaissance), quand ils ont fini leur croissance dans leur hôte, poussent celui-ci à prendre des risques inconsidérés : se balader bien en vue des prédateurs, gigoter dans tous les sens pour attirer leur attention, escalader les brins d’herbes pour aller à leur rencontre, et même se diriger irrémédiablement vers l’odeur de carnivores affamés… L’intérêt : quand le pauvre hôte zombifié se sera fait croquer, le parasite élira domicile dans le prédateur, où il pourra fonder sa petite famille.

Avant de « prendre le contrôle » de sa pauvre petite victime, le parasite qui se développe tranquillement est face à une difficulté, et pas des moindres : si son hôte se fait grignoter avant qu’il ait atteint le stade transmissible – ce qui est loin d’être improbable – le parasite ne sera pas capable de s’installer dans le prédateur, et mourra.

Certains de ces parasites manipulateurs ont trouvé la parade : tant qu’ils ne sont pas prêts, ils dictent à leur hôte de rester caché ! C’est le cas de certains acanthocéphales, un groupe de parasites particulièrement enclins à manipuler, qui poussent leurs hôtes (des petites crevettes de rivières qu’on appelle gammares) à fréquenter des endroits exposés aux prédateurs. Lorsque le parasite est encore en développement, le gammare adopte le comportement inverse : il passe beaucoup plus de temps à couvert que ses confrères qui ne sont pas parasités. Un bon moyen de ne pas se faire croquer, quitte à affamer le pauvre gammare.


A gauche, un gammare parasité par des acanthocéphales (Crédits : Sophie Labaude). A droite, un copépode (Crédits : Uwe Kils)


Un autre exemple se situe du côté d’un drôle de petit crustacé, le copépode, qui, infecté par un parasite nématode, devient très actif au point qu’il se fait rapidement repérer des prédateurs. Encore une fois, quand le parasite est en développement, c’est l’inverse qui se produit et l’animal est beaucoup plus calme, plus encore que ses compères qui ne sont pas parasités. Pas de compassion donc, les parasites ne protègent leurs hôtes que pour leur propre intérêt…


Le comportement anti-prédateur des gammares (se cacher sous un refuge…) est plus fort pour ceux qui sont parasités, lorsque le parasite n’a pas fini de se développer. D’après Dianne et al. 2011.



Protection contre d’autres parasites


Plongeons nous à présent dans les entrailles d’un petit rongeur sauvage. On se rendra vite compte que l’animal – tout comme nous d’ailleurs – est loin d’être tout seul dans son corps. Des myriades d’autres organismes pullulent, entre bactéries, virus, protistes, et petits parasites en tous genres. Pourtant, en s’y penchant un peu (voir en laissant des chercheurs expérimentés le faire), on se rend compte d’un étrange pattern : certaines espèces de parasites se retrouvent très rarement simultanément dans le même animal. Bien plus rarement que le voudrait le hasard, considérant la quantité de parasites qui entourent nos rongeurs.


Malgré leur mauvaise réputation, les parasites (même quand ils infectent des campagnols aussi mignons…), omniprésents, sont en fait très importants dans les écosystèmes (Crédits : Dûrzan Cîrano)


Cette exclusion entre parasites peut avoir plusieurs explications. La première, la plus simple, c’est que l’animal ne dispose pas des ressources nécessaires pour abriter simultanément plusieurs de ces parasites : la compétition (pour les nutriments ou la place disponible par exemple) fait alors un gagnant et des perdants, qui ne peuvent se développer.

Autre explication : il pourrait y avoir un phénomène d'immunité croisée. Autrement dit, l'infection par un parasite provoque une réaction immunitaire ciblée, notamment la production de cellules spécifiques, qui pourraient réagir également avec d’autres parasites. A la manière d’un vaccin, l’hôte qui aurait déjà rencontré un parasite serait alors beaucoup plus apte à lutter contre d’autres espèces. Ce phénomène est d’autant plus intéressant qu’il a des conséquences médicales et vétérinaires directes : le traitement (d’humains ou de populations animales) contre un parasite pourrait ainsi provoquer une augmentation d'autres maladies…



Protection… contre les charognards


Présentons un dernier parasite qui prend soin de son hôte… ou du moins de son cadavre. Vous connaissez peut-être le nématode Phasmarhabditis hermaphrodita, un ami des jardiniers puisqu’il est vendu comme traitement anti-limaces. Ces dernières constituent en effet leurs hôtes, et les nématodes se délectent de leurs cadavres, après les avoir achevés par une septicémie critique, autrement dit par une infection de bactéries dans tout leur corps.



Le nématode relâche des bactéries dans le corps de son hôte, et provoque une septicémie mortelle (Source de l'image)


Cependant, le nématode a besoin de temps pour se développer dans le macchabée gluant. Et une limace morte à l’air libre, c’est potentiellement appétissant (si, si…) pour d’autres charognards, et le risque de dessiccation est élevé. Il semble donc que le nématode, avant que la limace ne passe de vie à trépas, lui dicte de s’enterrer dans le sol (au plus grand plaisir des jardiniers d’ailleurs, ça fait moins fouillis), où le parasite aura tout le temps de déguster les cadavres des pauvres mollusques. Leur faire creuser leur propre tombe, fallait y penser !




Références


Dianne, L., Perrot-Minnot, M.-J., Bauer, A., Gaillard, M., Léger, E., Rigaud, T., & Elsa, L. 2011. Protection first then facilitation: a manipulative parasite modulates the vulnerability to predation of its intermediate host according to its own developmental stage. Evolution, 65, 2692–2698.

Hafer, N. & Milinski, M. 2016. Inter- and intraspecific conflicts between parasites over host manipulation. Proceedings of the Royal Society B, Biological Sciences, 283, 20152870.

Lafferty, K.D. 2010. Interacting parasites. Science, 330, 187–188.

Pechova, H. & Foltan, P. 2008. The parasitic nematode Phasmarhabditis hermaphrodita defends its slug host from being predated or scavenged by manipulating host spatial behaviour. Behavioural processes, 78, 416–420.



Sophie Labaude
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