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jeudi 19 mars 2020

Nyctinastie toi-même !


Mais que veut dire ce drôle de mot ? C’est une nouvelle insulte à la mode ? La dernière lubie alimentaire des gens nés à la pleine lune de février de l’année 2003 ? Une position de yoga ? Une crème hydratante à base de rognures d’ongles ? Une dynastie de nyctalopes ? Une maladie causée par un empoisonnement à la nicotine ?

Et surtout qu’est-ce que ça vient faire dans la rubrique de botanique ?

Pas de panique ... je vous explique tout ! [Source]

Nyctinastie vient du grec nux qui signifie « nuit » et nastos qui se rapporte à l’idée d’un mouvement de fermeture, appliqué aux plantes terrestres. Donc, la nyctinastie décrit les mouvements des plantes durant la nuit.

Et là je vous entends vous exclamer intérieurement « Hein ? Mais comment ça les plantes ça bouge ? Pourtant mon géranium sur mon appui de fenêtre n’a pas vraiment l’air d’être équipé pour courir un marathon ! »

Que nenni jeune Padawan ! Toutes les plantes sont capables de mouvements, et ce même si elles sont des organismes fixés (il existe d’autres organismes fixés tels que les coraux et les éponges). On pensera par exemples aux plantes se tournant progressivement vers une source de lumière, ou les spectaculaires croissances en accéléré des paysages entiers dans la nature.

Mais alors, comment les plantes sont-elles capables de bouger, quand bien même elles sont fixées ? Et surtout, à quoi ça peut bien leur servir… puisqu’elles ne se déplacent pas de tout manière ? Est-ce que la fermeture des feuilles la nuit correspond à une phase de « sommeil » pour la plante ? Pour écrire cet article je me suis basé sur l’article de revue de Peter V. Minorsky publié dans Biological Review en 2019.

Comment ça marche ?

La nyctinastie s’observe chez de nombreuses plantes qui ont la particularité de voir leurs feuilles se replier une fois la nuit venue. Un peu comme une figure en origami, qui serait la plus étendue possible durant la journée pour maximiser l’absorption des rayons du soleil, puis se ferait la plus petite possible durant la nuit et surtout, qui se positionnerait en position verticale.



Un exemple de nyctinastie chez deux plantes Desmodium gyrans (gauche) et Lotus creticus (droite) [Source]

Les mécanismes cellulaires et moléculaires qui gouvernent ces mouvements sont différents selon les espèces, mais dans tous les cas, il s’agit d’une histoire de turgescence et de plasmolyse. Encore des mots compliqués, mais ne partez pas je vais expliquer ça immédiatement.

La turgescence, c’est quand les cellules sont gonflées d’eau et occupent un espace important, par opposition avec la plasmolyse où les cellules sont toutes ratatinées et flasques. Un peu comme une éponge à vaisselle qui se gorge d’eau lorsqu’elle est sous le robinet … et perd toute son eau quand on l’oublie à côté de l’évier !

Ces deux mécanismes, turgescence et plasmolyse, ont pour conséquence directe de modifier l’aspect et la forme de la plante. De la même manière que notre éponge va être plus grosse lorsqu’elle est gorgée d’eau, les tissus de la plante vont être plus rigides lorsque les cellules sont en turgescence… et à l’inverse, les tissus deviendront plus mous lorsque les cellules entrent en plasmolyse. Si ces cellules, qui changent de taille à volonté, sont situées à des endroits stratégiques de la plante, elles vont lui permettre de changer l’orientation de ses feuilles selon si elles sont turgescentes ou plasmolysées.

Les tissus qui sont capables de se contracter ou de se dilater, selon leur état de turgescence, ne sont pas répartis n’importe comment dans la plante : ils sont situés dans la partie appelée pulvinus, qui est un renflement à la base des feuilles. C’est là que tout se joue pour que les feuilles puissent avoir ce mouvement de nyctinastie.


Localisation des tissus extenseurs et fléchisseurs dans le pulvinus permettant aux feuilles d'avoir des mouvements contrôlés. [Source]

Au niveau du pulvinus, on constate deux types de tissus : les tissus fléchisseurs et les tissus extenseurs. Les mouvements d’eau dans les tissus fléchisseurs et extenseurs sont complémentaires et sont régulés par la plante elle-même, peu importe la quantité d’eau disponible dans le sol. Si la plante a besoin d’avoir ses feuilles ouvertes au maximum dans la journée, alors les tissus extenseurs seront gonflés d’eau. En revanche, si la plante doit se fermer pendant la nuit, ce sont les tissus fléchisseurs qui seront remplis d’eau et permettront à la plante de refermer ses feuilles. Cela signifie qu’en perdant leur eau, ces tissus peuvent se contracter (car les cellules sont alors plus petites) et permettent à la plante de faire bouger ses feuilles.

Au final, la plante est capable de faire ses mouvements uniquement en jouant sur la quantité d’eau que contiennent ses cellules !

Mais à quoi ça sert ? Ce qu’on pensait jusqu’à présent …


Il faut remonter aux études de Charles Darwin lui-même pour trouver une hypothèse quant à l’utilité du phénomène de nyctinastie : selon lui, il pourrait s’agir d’un mécanisme de la plante pour éviter la trop grande perte de chaleur par les feuilles lorsque la nuit arrive. Moins de surface exposée à l’extérieur est en effet synonyme de moins de dommages en cas de froid intense. Effectivement, ce mécanisme se retrouve chez les plantes de très haute montagne (comme Espeletia schultzii dans les Andes) et peut représenter une préservation de température de plus de 2°C (Smith 1974) ! Ça ne parait pas grand-chose comme ça, mais quand on est proche de 0°C, cela fait toute la différence car la plante évite ainsi de gros dommages à ses tissus par le gel.

Une autre utilité de la nyctinastie serait de permettre à la plante de « s’ébrouer » quotidiennement et ainsi éviter l’accumulation d’eau à la surface de ses feuilles. En soi, l’accumulation d’eau en elle-même n’est pas forcément un problème (bien qu’une couche d’eau à la surface des feuilles réduise l’efficacité de la photosynthèse) mais dans les pays tropicaux surtout, les bactéries et champignons profitent de la présence d’eau pour se développer. Et donc, potentiellement, une mince couche d’eau à la surface d’une feuille est un milieu favorable à la croissance de pathogènes ! La nyctinastie pourrait donc être perçue dans ce cas comme un phénomène de protection de la plante contre les pathogènes, puisque l’eau située à la surface est régulièrement retirée, mais cela reste encore une hypothèse à tester.

Dans le même temps, les plantes des milieux secs bénéficient de la nyctinastie car elle permet de réduire les pertes en eau par évapotranspiration durant la nuit. En effet, la feuille étant repliée sur elle-même, les échanges avec l’atmosphère en sont réduits … de même que la transpiration, et donc que les pertes d’eau.

Enfin (et c’est l’hypothèse la plus répandue), la nyctinastie est un mécanisme présent chez certaines plantes pour éviter l’herbivorie sur les feuilles. Effectivement, en réduisant sa surface foliaire durant la nuit, la plante rend moins accessible les parties consommables de son anatomie… les herbivores seront d’autant plus frustrés qu’ils se rabattront sur d’autres plantes plus faciles à dévorer ! Également, lors de la fermeture de la feuille, certaines plantes vont avoir des épines qui se positionnent vers l’extérieur pour dissuader encore une fois les herbivores de s’aventurer trop proche, évitant ainsi de se faire manger !

… et ce qui est nouveau : l’hypothèse tritrophique !

Encore un mot compliqué ! Tritrophique, cela décrit simplement une relation triangulaire entre la plante, les herbivores et les prédateurs des herbivores (donc carnivores).

Les plantes sont au départ face à un problème : comment se protéger des herbivores, en particulier les plus petits que sont les insectes mangeurs de feuilles ? Une plante peut repousser les insectes à l’aide de composés toxiques… mais lorsque cela ne suffit plus, quelle stratégie adopter pour éviter de se faire manger ?

Tout simplement … en facilitant la tâche pour les prédateurs dans la recherche de leurs proies ! Et c’est là que pourrait intervenir le phénomène de nyctinastie, à plusieurs niveaux.

D’abord, on en a déjà parlé, en se refermant la nuit les feuilles réduisent leur surface puisqu’elles se replient sur elles-mêmes. Si on extrapole ça à l’échelle de la canopée, cela représenterait une grosse diminution de la place que prennent les feuilles. En conséquence, il y aurait plus d’espaces libres entre les arbres. Or, certaines études mentionnent que les prédateurs aériens comme les chouettes ou les chauves souris ont besoin de plus d’espace pour évoluer dans leur milieu et pratiquer une chasse efficace (Raino et al 2010, Holt et al 2008) : la nyctinastie permettrait donc d’ouvrir des « couloirs » dans la végétation pour que les prédateurs attrapent leurs proies plus facilement. D’un point de vue acoustique également, le fait d’avoir une végétation moins dense la nuit permet aux sons de se propager plus loin (Arlettaz et al 2001) et donc aux prédateurs de détecter plus efficacement leurs proies. Enfin, la réduction de la masse foliaire pourrait permettre aux odeurs de se diffuser plus loin (Randlkofer et al 2010, Aartsma et al 2017) et de rendre ainsi les proies plus facilement détectables pour leurs prédateurs.

Pour résumer, la nyctinastie est donc un mécanisme qui permet une préservation des plantes de manière indirecte, car la réduction de la surface foliaire pendant la nuit va augmenter l’efficacité de chasse des prédateurs sur les proies, et ces dernières auront moins de temps pour aller grignoter tranquillement les feuilles.

Le mot de la fin

Indirectement, la nyctinastie est donc une innovation évolutive qui permet à certaines plantes de mieux survivre et de produire une descendance en plus grand nombre. Ce mécanisme est assez répandu à travers l’histoire des plantes pour avoir évolué de manière indépendante plusieurs fois, mais il est surtout présent dans la famille des Leguminosae (les légumineuses telles que les pois chiches, haricots verts, etc.). Une des hypothèses pouvant expliquer pourquoi on retrouve la nyctinastie plus souvent dans cette famille viendrait du fait que les légumineuses ont une teneur en azote plus élevée que les plantes des autres familles. Pour les insectes et autres herbivores, cela signifie que les feuilles des légumineuses sont plus nutritives… donc plus recherchées comme source de nourriture ! En réponse à cela, il est donc fort probable que la nyctinastie ait été activement sélectionnée dans cette famille, pour essayer de préserver au maximum les feuilles en les rendant moins accessibles aux insectes durant la nuit.

Bibliographie

Aartsma, Bianchi, van der Werf, Poelman (2017) Herbivore-induced plant volatiles and tritrophic interactions across spatial scales. New Phytologist 216, 1054 – 1063

Arlettaz, Jones, Racey (2001) Effect of acoustic clutter on preydetection by bats. Nature 414, 742 – 745

Holt, Layne (2008).  Eye  injuries  in  long-eared  owls  (Asio  otus): prevalence and survival. Journal of Raptor Research 42, 243 – 247.

Minorsky (2019) The functions of foliar nyctinasty: a review and hypothesis. Biological Review 94, pp. 216 – 229.

Oikawa et al. (2018) Ion Channels Regulate Nyctinastic Leaf Opening in Samanea saman. Current Biology 28, 2230–2238

Rainho, Augusto, Palmeirim (2010) Influence of vegetation clutter on the capacity of ground foraging bats to capture prey. Journal of Applied Ecology 47, 850 – 858.

Randlkofer, Obermaier, Hilker, Meiners (2010) Vegetation complexity — The influence of plant species diversity and plant structures on plant chemical complexity and arthropods. Basic and Applied Ecology 11, 383 – 395.

Smith (1974) Bud temperature in reference to nyctinastic leaf movement in an Andean giant rosette plant. Biotropica 6, 263 – 266.

mardi 6 mars 2018

Un zèbre en panique vaut mieux qu’un impala aux abois

Écouter les conversations des autres peut apporter tout un tas d’informations aux intérêts très variables. L’évocation des dernières péripéties du bambin de votre collègue ne vous passionne pas assez pour vous distraire. Pourtant, vous tendez une oreille discrète lorsqu’il dévoile un bon plan gastronomique ou shopping. Et vous vous mettez à travailler frénétiquement, non sans une certaine panique, lorsque vous l’entendez chuchoter à son voisin que le grand patron pas commode arrive.

Crédit photo : Adam Tusk
 
Écouter des conversations qui ne nous sont pas directement destinées n’est pas l’apanage des humains. Dans la nature, les êtres vivants (animaux, mais aussi plantes, bactéries, etc.) utilisent largement les signaux d’autres individus, et même d’autres espèces, pour se renseigner mine de rien sur leur environnement, et particulièrement sur les dangers potentiels qui les guettent. C’est d’ailleurs une stratégie anti-prédateurs particulièrement efficace : des individus d’espèces différentes vivent à proximité les uns des autres et bénéficient ainsi de la vigilance de tous. Qu’un individu décèle une menace et il lancera illico des cris d’alerte enjoignant les autres à déguerpir. Par exemple, les macaques à bonnet (Macaca radiata) en Inde sont capables de reconnaitre les cris d’alarme des petits cervidés sambars (Cervus unicolor). De même, les marmottes à ventre jaune (Marmota flaviventris) en Amérique du Nord sont attentives à ce qui effraie les écureuils Callospermophilus lateralis, et vice-versa.

En Afrique, les grands herbivores se baladent souvent en groupes. Zèbres, buffles, éléphants, gnous, gazelles et antilopes bénéficient ainsi d’une protection anti-prédateurs, se fondant dans la masse et usant de centaines de pairs d’yeux vigilants. En comptant en plus les oiseaux et les petits mammifères, ça en fait du monde susceptible de détecter une menace. Aussi, pour ne pas passer son temps à fuir au risque de ne plus se nourrir, écouter tous ses voisins n’est pas la meilleure idée. Si vous étiez un zèbre, devriez-vous vous soucier de ce qui fait peur aux campagnols ? A priori, les prédateurs de certaines proies sont peu enclins à en attaquer d’autres, particulièrement en fonction de leur taille. D’où l’hypothèse selon laquelle les animaux devraient d’avantage réagir aux cris d’alarme d’espèces ayant des prédateurs similaires. Pour tester cette hypothèse, rien de tel qu’un petit voyage en Afrique du Sud !


Les réactions des zèbres, gnous et impalas face à des cris d’alarme ont été étudiées (Crédits : resp. Lynn Greyling, Steve Evans et Anna Langova).


Une équipe de scientifiques a décidé de plancher sur trois espèces : des impalas (Aepyceros melampus), des zèbres (Equus quaggaet) et des gnous (Connochaetes taurinus). La première étape est de récupérer des enregistrements de cris d’alarme de chaque espèce. Plutôt que de les confronter à un vrai prédateur pour déclencher ces cris (éthique oblige !), l’équipe a alors l’idée d’utiliser une photo de lion grandeur nature, plantée sur un petit chariot lui-même tracté une trentaine de mètre derrière leur véhicule. Les enregistrements effectués, il ne reste plus qu’à les faire écouter à des groupes contenant une ou plusieurs des espèces cibles, et d’observer leurs réactions. Dans chaque groupe, trois individus sont choisis aléatoirement, à gauche, au centre et à droite du groupe, de préférence incluant au moins un mâle et une femelle. La réaction de ces individus est quantifiée : temps de réaction après la diffusion des cris d’alarme, réponse adoptée (fuite, regroupement avec les autres individus, cris d’alarme) et temps de vigilance (observation attentive de l’endroit d’où proviennent les cris et du reste de l’environnement).


Des enregistrements de cris d’alarme sont diffusés en pleine savane à des groupes contenant zèbres, impalas et/ou gnous. Photo publiée sur le blog SnapShotSerengeti


Les résultats montrent sans conteste que la réponse des herbivores dépend clairement de l’espèce qui a lancé les cris d’alarme ! Les impalas réagissent fortement à toutes les espèces, et font particulièrement confiance aux zèbres, fuyant davantage et plus rapidement. Les gnous aussi réagissent aux cris des zèbres, mais seulement en criant à leur tour. Ils montrent également une plus grande vigilance après avoir entendu des zèbres ou des individus de leur propre espèce, sans trop se soucier des cris d’impalas. Enfin, les zèbres aussi se font confiance, augmentant leur vigilance en réponse à leurs propres cris d’alarme, et dans une mesure plus faible, à ceux des deux autres espèces. 

Les impalas doivent faire face à toute une ribambelle de prédateurs : lions, panthères, guépards ou encore lycaons. Il n’est donc pas étonnant qu’ils réagissent promptement aux cris d’alarme de toutes les espèces. Au contraire, zèbres et gnous adultes ont moins à se soucier face aux plus petits des prédateurs, craignant donc essentiellement les lions. Ceci pourrait donc expliquer leur tendance à ignorer les cris d’alarme des impalas. D’autres critères entrent également en compte dans leur réaction. Les chercheurs ont notamment noté que les gnous répondaient moins s’ils n’apercevaient pas l’espèce responsable des cris (pas dupes !). Les impalas étaient sensibles à la distance qui les séparaient des enregistrements audios (et donc du prédateurs potentiel), tandis que les deux autres espèces adaptaient leur vigilance à leur environnement, se montrant plus zen dans un milieu ouvert qui offre donc peu de cachettes à un lion en chasse.

Une question demeure cependant. S’il n’est pas impossible que les animaux présentent différents cris d’alarme selon le prédateur repéré, les enregistrements audios ne concernaient ici que des réponses à des lions. Le sujet reste donc à creuser en ce qui concerne les autres prédateurs ! Ecouter les conversations des autres c’est pratique, mais le faire de manière intelligente et constructive, c’est beaucoup plus efficace !



L’équipe n’en est pas à son coup d’essai en ce qui concerne l’utilisation d’animaux en bois grandeur nature. Ce buffle est par exemple un subterfuge pour étudier la coopération chez les lions. Pour en savoir plus, consultez ce blog : https://blog.snapshotserengeti.org/


Références

  • Palmer, M. S. & Gross, A. 2018. Eavesdropping in an African large mammal community: antipredator responses vary according to signaller reliability. Animal Behaviour, 137, 1e9.
  • Ramakrishnan, U. & Coss, R. G. 2000. Recognition of heterospecific alarm vocalizations by bonnet macaques (Macaca radiata). Journal of Comparative Psychology, 114, 3e12.
  • Shriner, W. M. 1998. Yellow-bellied marmot and golden-mantled ground squirrel responses to heterospecific alarm calls. Animal Behaviour, 55, 529e536.



jeudi 13 septembre 2012

Les belles vénéneuses : chronique évolutive de plantes empoisonneuses


Socrate, en voyant cet homme, dit : « Eh bien, mon brave, comme tu es au courant de ces choses, dis-moi ce que j’ai à faire ». — « Pas autre chose, répondit-il, que de te promener, quand tu auras bu, jusqu’à ce que tu sentes tes jambes s’alourdir, et alors de te coucher ; le poison agira ainsi de lui-même. » En même temps il lui tendit la coupe. Socrate la prit avec une sérénité parfaite […], il porta la coupe à ses lèvres, et la vida jusqu’à la dernière goutte avec une aisance et un calme parfaits.

Extrait de « Phédon, ou de l’âme », Platon (traduction É. Chambry)  – début du IVème siècle avant J-C.

Alle Ding sind Gift, und nichts ohn Gift; allein die Dosis macht, das ein Ding kein Gift ist.
« Tout est poison, rien n’est poison ; seule la dose fait qu’une chose n’est pas un poison »

Paracelse – XVIème siècle après J-C

De tous temps, les être humains ont utilisé certaines plantes à des fins thérapeutiques, pour se soigner et conserver la santé… mais aussi parfois à des fins politiques, pour éliminer des rivaux gênants. Certaines classifications étaient même basées sur l’usage médicinal que l’on pouvait trouver aux plantes ! Les « sorcières », au Moyen-âge, étaient chassées en partie à cause de leurs savoirs sur les simples* qu’elles cultivaient ou allaient cueillir dans les bois… Mais toutes ces propriétés salvatrices ou destructrices des plantes, si elles sont bien utiles à l’humanité, n’ont rien de magique ! Les plantes utilisées à l’heure actuelle en phytothérapie et en herboristerie possèdent des principes chimiques identifiés et dont l’action sur le corps humain est généralement bien connue et maitrisée.

Ici, vous reconnaîtrez quelques plantes utilisées en cuisine mais aussi en phytothérapie... [source]

Mais si l’être humain sait utiliser les plantes à sa disposition, on peut se demander pourquoi certaines plantes ont des effets sur le corps humain, tandis que d’autres ne modifient en rien notre santé ? Et surtout, quel est l’intérêt évolutif pour une plante d’avoir des propriétés particulières… si ses voisines du champ d’à-côté n’en ont pas ?

Tout d’abord, voyons pourquoi certaines plantes sont utiles ou dangereuses pour l’Homme.

Vous le savez peut être, au cœur des cellules végétales se trouve toute une machinerie permettant à la cellule d’assurer sa survie, sa croissance et son développement, sa nutrition, sa reproduction. Toute cette machinerie regroupe un ensemble très complexe de réactions biochimiques, appelé « voies métaboliques ». Cet ensemble de réactions fait intervenir des enzymes, qui sont des catalyseurs biologiques**.
Toutes les molécules complexes permettant d’assurer la survie et le développement de la cellule sont donc issues du métabolisme primaire de la cellule. Parmi elles, on trouve par exemple des acides aminés (qui sont les « briques » essentielles composant les protéines), les nucléotides (qui sont les « briques » de construction de l’ADN et des ARN), les acides gras à fonction membranaire (eh oui ! sans acides gras, la cellule ne peut plus former la membrane protectrice qui la délimite) et tous les sucres essentiels au bon fonctionnement de la cellule.

Mais par la suite, on a observé que bon nombre de plantes étaient capables de synthétiser ce que l’on appelle des « métabolites secondaires » à partir des métabolites primaires, qui sont les composés essentiels à la vie de la cellule dont j’ai parlé dans le paragraphe précédent. Toutes ces nouvelles molécules ne sont pas directement essentielles à la survie et au développement cellulaire à court terme, mais elles le sont à long terme. Par exemple, un des métabolites secondaires les plus présents à la surface de la Terre chez les plantes est la lignine : c’est une molécule entrant dans la constitution du bois des arbres et qui permet entre autres la rigidification des axes verticaux (les troncs) et horizontaux (les branches) de ces végétaux. Vous voyez bien qu’à terme, un arbre sans lignine ne peut pas avoir une croissance normale.

Pour avoir un aperçu, voici l’ensemble des voies métaboliques primaires et secondaires connues à l’heure actuelle que l’on peut retrouver chez une plante. Attention ça fait peur !
Mais et nos poisons dans tout ça ? Que sont-ils ? Et surtout, quels avantages évolutifs apportent-ils à la plante lorsque celle-ci en produit ?

Il existe différents types de poisons, qui sont classés dans différentes catégories. Je vais vous présenter quelques uns de ces composés et je vous donnerai quelques exemples de plantes qui produisent ces substances.

D’après Wink (2003), on trouve dans le règne végétal plus d’une quinzaine de familles de composés secondaires. Je ne vais pas vous détailler l’ensemble de ce qui se fabrique chez les plantes, aussi ai-je choisi de vous présenter quelques végétaux que vous connaissez certainement, comme par exemple l’Ortie Urtica dioica.
L’Ortie, vous en avez certainement fait l’expérience assez tôt au cours de votre enfance, ça pique… Mais comment se fait il qu’un simple contact avec la tige ou les feuilles puisse provoquer une brûlure parfois très intense ?

A gauche, les poils urticants de l'Ortie vus à la loupe [source] ; à droite, les poils urticants vus au microscope électronique [source]
Les poils urticants de l’Ortie sont creux et composés de silice (le même matériau minéral qui forme les grains de sable ou le verre). Au moindre contact avec un corps étranger à la plante, les poils se cassent et libèrent leur contenu. Si les produits libérés arrivent au contact de la peau d’un animal, on observe une inflammation… Mais à quoi est due cette réaction ? Eh bien, il faut savoir que dans les poils d’Ortie, on trouve des composés tels que l’acétylcholine et l’histamine (de Bonneval, 2006). Ces deux molécules sont classées dans la famille des amines et des ester. Dis comme ça, on ne se rend peut être pas bien compte. Si je vous dis maintenant que l’histamine est une substance naturellement produite par les animaux et qu’elle joue un rôle dans la réponse immunitaire, en engendrant par exemple une accélération du rythme cardiaque ou un rétrécissement des bronches accompagné de démangeaisons cutanées… Eh oui ! L’histamine joue un rôle dans les réactions allergiques ! D’où les démangeaisons et douleurs  qui résultent de la piqure d’une telle plante. L’acétylcholine quant à elle n’est rien de moins qu’un neurotransmetteur. Ces molécules sont responsables (entre autres) des transmissions des signaux nerveux dans le corps des animaux. En particulier, une des synapomorphies des Bilatériens (vous, moi, un chat, un requin-baleine, un papillon… voir l'article sur la phylogénie animale) est la présence de synapses*** unidirectionnelles utilisant l’acétylcholine comme neurotransmetteur (Lecointre et Le Guyader, 2001). Rendez vous compte, ce végétal produit des substances que l’on pensait strictement cantonnées aux animaux !

Chez d’autres plantes, on retrouve des composés appelés alcaloïdes. C’est le cas par exemple de l’Aconit Aconitum napellus dont voici une belle photo ci-dessous.

Aconitum napellus, une belle plante mortelle [source :  photo personnelle]

Des expériences ont été menées très tôt pour constater l’effet que l’aconitine (un alcaloïde produit par cette plante) était particulièrement visible au niveau du cœur (Matthews, 1897). Après injection d’une très petite quantité d’extrait d’Aconit chez un Vertébré, les pulsations cardiaques accélèrent puis ralentissent ; les battements deviennent désordonnés et la mort de l’individu s’ensuit par arrêt cardiaque. Quelques grammes de plante fraiche suffisent à tuer un être humain adulte en quelques heures… C’est pour cela qu’il est même déconseillé de cueillir une telle plante à main nue !

Une autre belle plante que l’on trouve à l’automne est la Colchique Colchicum autumnale. Elle est de la même famille que le Crocus de nos jardins  et elle lui ressemble en bien des points… 

A gauche, la Colchique d'automne [source] et à droite, le Crocus à safran [source]. Il faut savoir que le Crocus est une petite fleur qui sort de terre au printemps, avant que les arbres n’aient encore toutes leurs feuilles ; cette plante est généralement une des premières à faire des fleurs violettes, jaunes ou blanches au printemps. Le Crocus n’est pas toxique et il existe une espèce Crocus sativus qui sert à produire le safran, épice utilisée en cuisine.

Mais elle produit un alcaloïde dangereux pour un grand nombre d’organismes : la colchicine. Cette substance se trouve dans la plante entière et elle a pour propriété de bloquer la formation du fuseau mitotique. En clair, elle empêche les cellules de se diviser ! Une cellule mise au contact de la colchicine ne pourra pas effectuer un cycle cellulaire complet : elle restera bloquée au cours de sa division ce qui engendrera sa mort.

Vous connaissez certainement l’amande, fruit de l’Amandier Prunus dulcis. On l’utilise beaucoup en pâtisserie ou en cuisine… mais savez vous que le goût très caractéristique des amandes provient en réalité de l’acide cyanhydrique ? (Couplan, 2009)


A gauche, les amandes pas encore mûres accrochées sur l'arbre [source] ; à droite, les amandes utilisées en cuisine [source]. Voir ici quelques belles images d'Amandier en fleurs.

L’acide cyanhydrique interfère avec le fonctionnement des mitochondries, qui sont la centrale énergétique de la cellule et qui assurent la fonction de respiration cellulaire. En clair, l’acide cyanhydrique va stopper une réaction en chaine qui a lieu constamment en temps normal dans la mitochondrie. La cellule ne pourra plus utiliser l’oxygène correctement et l’organisme entier va subir des conditions d’anoxie (c'est-à-dire qu’il va être privé d’oxygène). Le mécanisme est un peu compliqué à expliquer, mais en gros le cœur va s’arrêter de battre car les cellules contractiles n’auront plus d’oxygène à leur disposition (cours en ligne de l’université de Strasbourg).
Il faut savoir qu’une quantité équivalente à 50g d’amandes fraiches de l’Amandier est létale pour l’être humain adulte… à consommer avec modération !

Ainsi donc, certaines plantes produisent des substances toxiques, tandis que d’autres n’en produisent pas. Pourquoi ? Quel est l’avantage évolutif que procure la production de telles substances ?

D’après l’étude récapitulative de Bennett et Wallsgrove (1994), les composés chimiques secondaires produits par les plantes servent avant tout à se protéger de l’herbivorie. Cette protection peut être appliquée pour différents types d’herbivores ; ainsi, la fécondité de certaines espèces de pucerons et l’appétence de certaines espèces de limaces sont réduites par l’augmentation de la quantité de glucosinolates dans la plante (les glucosinolates sont aussi des composés chimiques secondaires). Mais ces composés ne semblent pas avoir d’effets sur les animaux vertébrés (Lapin et Pigeon par exemple). D’autres composés, comme la canavanine, miment des acides aminés essentiels à la composition des protéines… mais n’ont pas les mêmes propriétés physico-chimiques : un insecte qui aurait mangé des tissus contenant cette substance fabriquerait des protéines « erronées » et non fonctionnelles. C’est comme si vous fabriquiez vous-même une chaine de vélo mais que l’un des maillons était défectueux : l’ensemble de la chaine serait correct mis à part un petit détail, mais la chaine ne pourrait pas tourner correctement dans le pédalier et se briserait au premier coup de pédale !
Cependant, quelques rares insectes possèdent un métabolisme capable de différencier les « bons » composés utilisables dans les protéines des « mauvais ». Alors que les plantes produisant de la canavanine sont protégées de la majorité des insectes, elles sont la proie privilégiée de Caryedes brasiliensis (Bruchidae) et Sternechus tuberculatu (Curculionidae), deux espèces de Coléoptère qui sont capables d’ingérer de la canavanine sans avoir de soucis (Rosenthal et al., 1982 et article en ligne).

Un autre exemple de lutte contre les brouteurs est souvent donné lorsqu’on parle des composés secondaires : le cas de l’Acacia caffra et des antilopes appelées Koudous Tragelaphus strepsiceros en Afrique (Hallé, 1999). Il est connu que les Koudous broutent les Acacia de manière incomplète : ils changent sans arrêt d’arbre au cours de leur repas. Pourquoi donc ? Eh bien, lorsque les feuilles sont broutées, elles produisent des composés phénoliques toxiques (là aussi issus du métabolisme secondaire) donnant un goût astringent à la plante. Le Koudou se détourne alors de la plante et s’en va chercher un autre arbre à brouter.
Dans ce cas, on peut voir que le composé secondaire n’est pas présent tout le temps dans la feuille : il n’est fabriqué qu’en cas de stress et de blessure.


A gauche, le dévoreur [source] ; à droite, le dévoré [source]

Je l’ai déjà dis, toutes les plantes à fleurs ne produisent pas forcément les mêmes composés secondaires. Si l’on s’intéresse à l’aspect phylogénétique, on se rend compte très rapidement que les composés secondaires possèdent souvent des ascendances communes et ne sont pas apparus au hasard au cours de l’évolution des plantes. Par exemple, l’étude de Wink (2003) montre qu’au sein de la famille des Solanaceae (les Pommes de Terre, les Tomates et le Tabac entre autres), on retrouve seulement trois fois l’apparition des alcaloïdes stéroïdes (voir figure ci-dessous). Cela montre bien qu’à un moment donné dans l’histoire évolutive de cette famille, les alcaloïdes ont été produits et que cette innovation évolutive a été conservée car elle apportait un avantage évolutif certain.

Arbre phylogénétique des Solanaceae, d'après Wink (2003). Les branches en gras montrent la présence d'alcaloïdes stéroïdes dans cette famille. Illustrations : Schizanthus pinnatus , Solanum dulcamara , Atropa belladona , Lycopersicon esculentum , Physalis alkekengi , Nicotiana tabacum

Cependant on ne retrouve pas les mêmes composés secondaires chez toutes les plantes. Cela s’explique par le fait que la fabrication de telles molécules engendre une dépense énergétique importante. Il s’agit ici de « stratégie évolutive » : en produisant beaucoup d’alcaloïdes, l’Aconit va « privilégier » ses défenses chimiques plutôt que l’élaboration d’un appareil végétatif pérenne.
J’emploie ici un terme finaliste sciemment (entres guillemets) pour faire un raccourci, mais vous comprenez bien que la plante n’a aucune volonté consciente d’un choix d’allocation de ses ressources énergétiques dans la production d’alcaloïdes ou la croissance d’organes à durée de vie longue : c’est le résultat de la sélection naturelle au cours du temps.

Les plantes sont donc capables de synthétiser toutes sortes de composés organiques leur permettant de se défendre face à leurs prédateurs, les herbivores… Bien que le panel de molécules produites dans la nature soit impressionnant et très diversifié, tous ces composés atteignent leur but, à savoir la défense contre les prédateurs herbivores. De différentes façon, les plantes arrivent à leur fin.
On peut alors se demander ce qui se passe lorsqu’un herbivore nait avec une mutation lui permettant de passer outre les défenses chimiques de la plante… Comment la plante va-t-elle réagir ? Quelles sont les solutions qu’elle peut mettre en place pour se protéger à nouveau ? Un article prochain vous parlera peut être de ce phénomène fascinant en biologie, appelé la théorie de la Reine Rouge !

* simple : en langage de botaniste, les « simples » sont les plantes médicinales cultivées dans un jardin.
** catalyseur : « Substance qui augmente la vitesse d'une réaction chimique sans paraître participer à cette réaction » (Larousse). J’ajouterais qu’un catalyseur est une entité chimique (ou biochimique) qui se retrouve à l’identique à la fin de la réaction et qui peut être réutilisé pour recommencer une réaction identique.
*** synapse : connexion entre neurones ou entre neurone moteur et fibre musculaire striée (Encyclopaedia Universalis). En clair, une synapse est le « vide » existant entre deux neurones (qui sont les « câbles » qui font passer les informations électriques dans notre corps) ou entre un neurone et un muscle.

Bibliographie

P. de Bonneval ; L’herboristerie. 2006. Edition DesIris. p 97

S. A. Matthews; A study of the action of aconitin on the mammalian heart and circulation. 1897. The Journal of Experimental Medicine. 2(5): 593–605

F. Couplan; Le régal végétal. 2009. Edition Sang de la Terre. pp 256 – 257

Cours en ligne de l’Université de Strasbourg (consultation le 9/09/12) :

R. N. Bennett and R. M. Wallsgrove; Secondary Metabolites in Plant Defence Mechanisms. 1994.  New Phytologist, Vol. 127, No. 4 pp. 617-633

F. Hallé; Eloge de la plante. 1999. Edition du Seuil. pp 164 – 165

G. A. Rosenthal, C. G. Hughes, D. H. Janzen; L-Canavanine, a dietary nitrogen source for the seed predator Caryedes brasiliensis (Bruchidae).1982. Science. Vol. 217 no. 4557 pp. 353-355

Article en ligne (consultation le 10/09/12) : http://www.uky.edu/~garose/cancerrev.htm

G. Lecointre et H. Le Guyader ; Classification phylogénétique du vivant. 2001. Edition Belin. p 221. 


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