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jeudi 18 avril 2019

Étonnants chétognathes et gnathifères, va falloir s’y faire !

Il est facile de se laisser fasciner par les choses étranges. Un phénomène météorologique bizarre, une rue à l’ambiance particulière dans une vieille ville, un plat atypique dont on n’est pas sûr qu’on osera y goûter ou pas, ou un animal tordu... Eh ben comme de par hasard ici on va parler d’animaux tordus ! Et souvent avec ces animaux, le problème c’est de savoir où ils se trouvent dans l’arbre de la vie. Un exemple classique que beaucoup connaissent c’est l’ornithorynque, ce mammifère atypique qui a des points communs avec beaucoup d’animaux différents. Lors de sa découverte savoir de quel animal il était le plus proche n’était pas évident. Mais à force de recherches on a compris que c’était bien un mammifère, différent de nous ou des kangourous, mais quand même plus proche de nous que des lézards et oiseaux (qui pondent aussi des œufs comme l’ornithorynque). Notre cher mammifère aquatique à bec a cette chance, justement, d’être un mammifère, et beaucoup de gens travaillent sur ces animaux. Mais qu’en est-il des groupes plus lointains de nous ? Les vers marins ou autres insectes ? Eh bien beaucoup de ces organismes sont encore mystérieux et on ne sait pas où les placer dans la classification animale, mais comme avec l’ornithorynque avec le temps on va y arriver (j’en ai parlé iciici ou ici). Et récemment un des groupes les plus énigmatiques est probablement en train de trouver sa place bien au chaud au sein de l’arbre du vivant : Les chétognathe (à prononcer kétognate) !

Voici un chaetognathe, y’en a qui disent que ça ressemble à une flèche… Source : ceci n'est (vraiment) pas une b**e 

Les dents de la mer, version spéciale plancton


Bon, déjà c’est quoi un chétognathe ? Comme je l’ai déjà brièvement expliqué ici (zoo au plancton) ce sont des vers marins planctoniques. Ça veut dire que s’il y a trop de courant, pouf, ils se font emporter. Des organismes planctoniques il y en a beaucoup, et les chétognathes sont parmi les prédateurs les plus terribles sur la planète Terre… car ils chassent le copépode (dont je parle aussi dans mon article sur le plancton) ! D’autres amis planctoniques très, très, très abondants dans les eaux, mais aussi très agiles. Les chétognathes sont donc aussi parmi les plus communs et les plus efficaces des prédateurs. Corps effilé en forme de flèche (on les appelle aussi vers sagittaires ce qui signifie "vers flèches"), organes sensoriels perfectionnés, réflexes affûtés, et des mâchoires aux dents acérées pouvant injecter du venin. S’ils faisaient plusieurs mètres au lieu de quelques millimètres (voir centimètres pour les plus grands), ils seraient dignes d’un film d’horreur. En effet, si terribles qu’ils soient il est plus probable que vous en ayez avalé en buvant la tasse en mer, que l’inverse. Ces animaux omniprésents dans les mers et océans sont pourtant relativement peu connus et comme l’a dit Darwin, même aujourd’hui ils restent « remarquables par (…) l’obscurité de leurs affinités et par leur abondance inouïe dans les mers intertropicales et tempérées. ». 

Le cauchemar des copépodes, la tête du chétognathe, toutes dents écartées ! Source :  que vous avez de grandes dents !

3… 2… 1… Bor**l  classificatoire !


Le problème de la relation de parenté (phylogénie) des chétognathes avec les autres animaux est assez similaire, à leur échelle évolutive, à celui des ornithorynques. Ils ont des caractères qui ressemblent à ceux de différents groupes, allant des insectes à nous. Lorsqu’ils étaient étudiés uniquement sur la base des caractère morphologiques, leur développement embryonnaire semblait si proche du nôtre qu’ils ont été placé dans ce grand groupe appelé « deutérostomiens » (en rapport avec le développement justement, j’ai parlé en détails de ces animaux ici) qui donc comprends les vertébrés (nous, entre autres) mais aussi les étoiles de mer (exemple : Brusca et Brusca 2003). Puis quand on a étudié leur génome, on a commencé à les placer avec cet autre grand groupe, les « protostomiens » qui contiennent les mollusques et les insectes (et plein d’autres groupes très étranges). Et là aussi ce n’était pas si simple, car les résultats semblaient indiquer qu’ils étaient plus proches des Spiralia (aussi parfois appelés Lophotrochozoa selon les gens, pour que ce soit plus simple), qui comprennent les vers de terre et les mollusques (exemple : Matus et al. 2006). Mais d’autres recherches on aussi trouvé qu’ils étaient plus proches des ecdysozoaires (j’en ai parlé ici : histoire de mue) qui contiennent les insectes et autres bêtes à plein de pattes (exemple : Paps et al. 2009). On a aussi pensé que les chétognathes étaient simplement le groupe le plus proche des autres protostomiens (dans le jargon, on parle de groupe frère), c’est-à-dire qu’ils forment leur propre lignée (résumé par exemple chez Dun et al. 2014). Bref, déjà si vous avez tenu jusque-là je vous félicite, et pour vous récompenser, voici un arbre qui récapitule tout ça, vous allez voir j’ai juste mis les chétognathes partout…

Comme vous le voyez les chétognathes ont beaucoup voyagé dans la phylogénie, va falloir me démêler tout ça ! Sources : chétognatheOrnithorynque,  Polypterus (vertébré qui n'existe pas)Acanthaster (étoile de mer),  squille (la "crevette" jolie mais pas sympa), Popoillon, Nématode (ver rond. Voilà, l'es scientifiques ont pas trouvé mieux pour les décrire), Dugesia (ver plat qui louche. Là par contre c'est moi qui les appelle comme ça), ver de terreest-ce un cargo ? 

Encore des présentations de vers étranges…


Mais récemment, trois études scientifiques sont venues apporter des indices sur la position des chétognathes, qui trouveraient enfin leur place au chaud dans la phylogénie des animaux, et ces études semblent concorder ! Ce qu’il y a de plus convainquant c’est que ces trois études utilisent trois méthodes différentes : l’étude des gènes « architectes » de la morphologie des animaux, la comparaison des gènes pour faire une phylogénie, et la réinterprétation d’un fossile pourtant bien connu. Je ne vais pas tourner autour du pot longtemps, vu que ces trois études vont vous donner la réponse, les chétognathes seraient proches des… gnathifères !!! Mais oui mais oui ! Mes petits bébés chouchous avec les Micrognathozoa dedans ! Comment ça j’ai raté une étape de vulgarisation ? Faut expliquer ce que sont les gnathifères ? Ah oui ! Allez c’est parti, ça m’fait plaisir, je le fais rien que pour vous…

Déjà « gnathifère » signifie « qui porte des mâchoires » tiens tiens… Comme les chétognathes et leurs mâchoires soyeuses. Ils sont formés de trois groupes (taxons) : les gnathostomulides et les Micrognathozoa (mes chouchous sur lesquels j’ai travaillé !) dont je parle dans cet article : petits vers et les rotifères dont Sophie a déjà parlé ici. Ce sont des animaux aquatiques microscopiques qu’on trouve un peu partout sur la planète : dans le sol ou dans les mers. Ils ont des petites mâchoires qui leurs servent à plein de choses comme gratter les bactéries, chasser ou aspirer l’intérieur des cellules de plantes. Dans ce groupe, ce sont les rotifères les plus communs, et ceux qui ont la plus grande diversité de modes de vie, eux on les trouve partout partout ! Il y en a même probablement dans la terre de vos plantes de maison. Les gnathostomulides et les Micrognathozoa sont par contre plus rares. Les gnathostomulides se trouvent dans certains environnements marins vaseux, et les Micrognathozoa seulement dans certains cours d’eau douce d’une île du Groenland et d’une île australe. Mais les gnathifères ont été regroupés pas juste parce-qu’ils sont petits, mous et qu’ils ont des mâchoires, mais aussi parce-que la microstructure de leurs mâchoires est similaire entre ces trois taxons. En effet elles sont composées de bâtonnets qui, lorsqu’on les coupes et qu’on les regardes au microscope électronique, ont un intérieur sombre et un extérieur clair. Par ailleurs, les gnathifères possèdent très souvent une partie centrale de leurs mâchoires en forme de pince. Cependant comme ils sont souvent tout petits, et qu’à part les rotifères ils sont assez rares, il a fallu du temps pour qu’on arrive à avoir du matériel génétique pour confirmer que c’était bien un groupe naturel, appelé groupe monophylétique, et c’était bien le cas (Laumer et al. 2015) !

(N'hésitez pas à cliquer pour agrandir ! Ces animaux ne mordent pas ! Enfin si, mais pas en photo.) Présentation des différents gnathifères et leurs mâchoires. Sources : Gnathostomulida, Gnathostomula paradoxa, Micrognathozoa, Limnognathia maerskianimalmâchoires, Rotifera, Testudinella patina, animal, mâchoires.

La structure générale et la microstructure interne des mâchoires d’un gnathifère constituées de bâtonnets avec l’intérieur sombre et l’extérieur clair (Gnathostomula paradoxa), d’après Herlyn et Ehlers, 1997.

Un secret partagé entre les rotifères et les chétognathes


La première étude à mettre les pieds dans le plat quant à la relation de parenté entre les chétognathes et les gnathifères c’est celle de Fröbius et Funch en 2017 (tout ça est relativement récent donc). Funch c’est quand même un des deux types qui a décrit les Micrognathozoa… Cette étude est une des premières à s’intéresser à la répartition des « gènes Hox » chez le rotifère Brachionus manjavacas. Les gènes Hox, c’est les gènes qui permettent la mise en place des différentes parties du corps d’avant en arrière chez les animaux. Autant dire qu’ils sont importants pour le développement embryonnaire. On  les utilise souvent pour mieux comprendre l’évolution entre différents taxons. Si une partie exprime les mêmes gènes Hox chez deux animaux différents, on va supposer qu’ils ont la même origine évolutive (jusqu’à preuve du contraire). C’est pour ça que beaucoup de chercheurs comparent l’expression des gènes Hox chez différents animaux pour pouvoir faire des hypothèses sur quelles parties de leur corps ont la même origine évolutive. Et qu’ont fait Fröbius et Funch à votre avis ? Ben ils n’ont pas comparé l’expression de ces gènes entre gnathifères (enfin ils ont regardé chez un rotifère quand même). Oh je ne leur jette pas la pierre, les gnathifères et les chétognathes c’est des animaux difficiles à manipuler en laboratoire (on est loin de l’organisme modèle docile sous la pipette hein). Par contre ils ont trouvé quelque chose d’assez intriguant quand même. En étudiant quels gènes Hox du rotifère B. manjavacas étaient présents dans son génome ils en ont trouvé un qui avait été déjà été décrit dans le génome des chétognathes, le gène MedPost. Et comme les gènes Hox sont importants pour le développement, on estime que le partage de la présence d’un même gène Hox est un argument fort a priori pour regrouper deux organismes. Par ailleurs ils ont quand même décrit l’expression de ces gènes Hox chez B. manjavacas ce qui offre des informations importantes pour les prochains travaux qui s’intéresseront à cette problématique. Cependant je reviendrai plus tard sur les critiques qu’on peut émettre. Reste que c’est une découverte très intéressante et qu’on espère que les prochaines études fouilleront un peu plus de ce côté-là.



(Cliquez pour agrandir) Résumé des différents gènes Hox qu’on retrouve chez les Spiralia. Remarquez surtout les gènes MedPost que l’on ne trouve que chez les chétognathes et les rotifères. Remarquez aussi qu’il manque du monde, j’ai nommé les Micrognathozoa et les gnathostomulides… Source Fröbius et Funch 2017


Encore des phylogénies !


L’autre étude encore plus récente de Martélaz et al. publiée en 2019 est celle qui place les chétognathes plus sérieusement dans la phylogénie grâce à la comparaison des séquences moléculaires. Pour ce faire, ils ont échantillonné plein de chétognathes, une dizaine d’espèces, ce qui est assez rare pour être signalé. Malheureusement, l’échantillonnage reste relativement faible en ce qui concerne les gnathostomulides, les rotifères et les Micrognathozoa (haha je rigole, il n’y a qu’une espèce de Micrognathozoa de toutes façons, je vous ai bien eu !). Et ils trouvent que les chétognathes sont proches (donc groupe frère) des gnathifères (et même dans certains de leurs arbres ils les trouvent dedans !). Voilà qui vient confirmer les résultats de l’étude précédente, qui rapprochait les rotifères des chétognathes ! Ce qu’il y a d’intéressant dans tout ça et sur quoi je n’ai pas encore insisté, c’est que le groupe [chétognathes + gnathifères] (on va dire gnatifères au sens large) sont le groupe frère du reste des spiraliens. Ce qui veut dire que comprendre leur évolution, c’est mieux comprendre l’évolution des spiraliens, vu que c’est un groupe qui s’est formé au début de leur évolution. Et comme les spiraliens c’est un des groupes animaux parmi les plus importants en termes d’espèces et de diversité, c’est aussi important pour comprendre l’évolution des animaux en général ! Ça met ces groupes, jusque-là souvent vus simplement comme des « groupes chelous », sur l’avant de la scène zoologique !

Résumé des relations de parentés entre les Spiralia et les chétognathes tels que résumés par Martélaz et al. 2019. Sources : chétognathe,  Micrognathozoa, Rotifera, Gnathostomulida Sterrer et Sørensen 2014, Gastrotricha,, Dugesia (ver plat)ver de terreescargot 

l’Ami Amiskwia rejoint le club


La dernière découverte de cette histoire est paléontologique cette fois-ci et provient d’une étude effectuée par Vinther et Parry et publiée récemment, en mars 2019. Ici les auteurs s’intéressent à un fossile qui a longtemps embêté les paléontologues : Amiskwia sagittiformis. Tiens, « sagittiformis » veut justement dire en forme de flèche, comme les chétognathes ! En effet, les scientifiques ont vite rapproché cet animal des chétognathes grâce à la présence de nageoires latérales, ce qui à vrai dire, ne court pas les rues chez les animaux ! Le problème c’est que cette bête a deux tentacules et pas de mâchoires, et ça, c’est pas très très chétognathe… Voyez plutôt : 


Vue d’artiste d’Amiskwia sagittiformis remarquez les deux trucs noirs à l’avant on va y revenir… L’animal faisait 2-3cm. source : ver fossile chelou

Cependant, quand je dis que les chétognathes n’ont pas de tentacules, certains du genre Spadella, ont des petites antennes tentacules trop mimi ! Mais mieux, Shu et al. en 2017 ont redécrit un chétognathe fossile, Protosagitta, en l’affublant de tentacules à l’avant de la tête (cependant Vinther et Parry pensent qu’en fait c’est pas un fossile de Protosagitta que Shu et al. ont trouvé mais... d’Amiskwia…) ! Ok et les mâchoires alors ?   Ben les deux structures noires que vous voyez dans la tête d’Amiskwia ont été redécrites par Vinther et Parry justement comme des structures symétriques en formes de mâchoires. Mais ça ressemble pas aux dents acérées des chétognathes me direz-vous ! Non, par contre ça ressemble un peu aux mâchoires des gnathifères. Ces auteurs vont encore plus loin. Amiskwia et les chétognathes ne seraient pas juste groupe frère des gnathifères ! C’en seraient ! Même qu’ils seraient plus proches des rotifères que des Micrognathozoa et des gnathostomulides... Cependant je resterais assez prudent sur ces conclusions, puisque les caractères qu’ils ont utilisé dans leur analyse sont assez mal renseignés pour les Micrognathozoa et les gnathostomulides. Reste que placer Amiskwia proche des gnathifères ne semble pas absurde vu les structures décrites. Donc ça ferait d’une pierre deux coup, on place les chétognathes et en bonus ce fossile mystérieux !

Le fossile d’Amiskwia et l’interprétation de ses mâchoires. Evident non ? Moi, comme d’hab’, j’fais confiance aux paléontologues... Source : Vinther et Parry 2019.

Conclusion critique du zoologiste un peu trop enthousiaste


Mais vous ne croyiez pas que j’allais laisser passer tout ça facilement alors que j’ai quand même travaillé sur les pauvres et délaissés gnathifères ? Un des problèmes c’est que justement les gnathifères sont très peu étudiés, alors il y a très peu de données sur le sujet et peu de chercheurs se sont intéressés à ce groupe. En tant que morphologiste déjà soyons clair, ça ne me dérange pas que les chétognathes soient groupe frère des gnathifères (même si bon, les chétognathes sont tellement chelous qu’on les mettrait n’importe où, ça ne me choquerait pas). Déjà l’étude de Fröbius et Funch est très intéressante et je suis relativement convaincu par le gène MedPost partagé par les chétognathes et les rotifères, cependant, les spiraliens sont des organismes dont le génome évolue très, mais alors très vite (ou le nôtre évolue lentement ?), et particulièrement pour les petites bêtes comme les gnathifères et d’autres spiraliens qui sont tout aussi riquiquis (les gastrotriches par exemple dont je parle ici). Toute conclusion doit donc être prise avec des pincettes (ou des petites mâchoires) tant qu’on ne regarde pas plus de spiraliens, et dans ce cas notamment les gnathostomulides et les Micrognathozoa. 

Bon, ça c’est des remarques générales, mais là je vais rentrer dans les détails, mais c’est trop tentant. Puis le but de la science c’est aussi de pouvoir être critique bon sang ! Ce qui m’ennuie un peu avec ces études aussi c’est l’utilisation du nom « Gnathifera » justement. Les gnathifères c’est bien défini, c’est des organismes avec des mâchoires formées de tubules et d’une partie en forme de pince. Que les chétognathes en soient groupe frère pourquoi pas, mais dire que ce sont des gnathifères c’est autre chose, parce-que ça laisse penser que les mâchoires des chétognathes et des gnathifères ont la même origine évolutive. Or d’après mon humble avis, rien n’est moins sûr en l’état actuel des connaissances. Déjà la structure des mâchoires des chétognathes est différente de celle des gnathifères, je vous laisse juger :

Section d’une dent de chétognathe à gauche. Elles sont formées d’une forme de pulpe plutôt que de petit tube, tubes que vous pouvez voir à droite où l’on voit une section de mâchoires de gnathostomulide. Les deux images sont des sections de mâchoires vues au microscope électronique à transmission. Source : Bone et al. 1983 et Herlyn et Ehlers, 1997

L’autre truc c’est que les mâchoires c’est quelque chose qui apparaît très souvent chez les animaux. Mais vraiment très souvent. Une vague ressemblance et une position proche dans la phylogénie ne suffit pas à pouvoir dire qu’elles ont une même origine évolutive. Puis ça dépend aussi ce qu’on appelle mâchoires ! Certaines chez les rotifères ne servent pas à mâcher mais de piston pour aspirer de l’eau (et des proies) ! Certaines comme chez les gnathostomulides semblent plus servir à gratter les bactéries ! Ou chez certains vers plats, voire même chez les chétognathes, elles servent à attraper !



Diversité des mâchoires chez les animaux. En haut à gauche, les mâchoires d’une terrible eunice, une annélide, source : ver ouille, en haut à droite, un schéma des mâchoires d’un mollusque : Puncturella noachina source : Vortsepneva et al. 2014. En bas à gauche, les cinq dents des mâchoires bizarres des oursins. L’organe est plus joliment appelé « lanterne d’Aristote » source : mâchoires poétiques. Et en bas à droite les mâchoires d’un ver plat, Cheliplana. Ces mâchoires sont sur le nez et pas autour de la bouche ! Ils les sortent et s’en servent pour amener la proie à la bouche ! Source : Uyeno et Kier 2010.

Le dernier argument qui me fait douter du fait que les mâchoires des chétognathes et des gnathifères ont la même origine c’est leur position ! Déjà, les dents des chétognathes ne sont pas à l’intérieur du pharynx, contrairement aux gnathifères, ensuite les gnathifères ont quasiment toujours une partie centrale en forme de pince, et les gens qui travaillent dessus pensent qu’elle a la même origine évolutive pour tous les gnathifères. Or les chétognathes n’ont pas cette partie non plus. Pour Amiskwia c’est un peu plus compliqué. Les mâchoires (supposées, c’est un fossile quand même) d’Amiskwia sont bien dans le pharynx, par contre, il n’a pas encore été montré qu’elles étaient attachées entre elles pour former une pince. Une homologie avec les mâchoires de gnathifères est donc plus probable mais pourrait être mieux étayée. Mais qui sait, peut-être qu’on trouvera d'autres fossiles qui vont clarifier tout ça ? 

Comparaison des différentes mâchoires des gnathifères en vue ventrale et supposément apparentés. Les mâchoires sont en rouges et les parties centrales en forme de pince (supposée avoir la même origine évolutive) sont en mauve. L’appareil digestif est en bleu. Profitez en bien, ça m’a pris un temps monstre à faire cette figure ! Rotifera : Dicranophorus et Gnathostomulida : Gnathostomaria 

Alors les chétognathes proches des gnathifères ? Il semble bien que oui, ils ne sont plus orphelins comme avant ! Hourra ! Mais de là à penser que leur mâchoires sont les même que celles des gnathifères, je ne pense pas ! Comme quoi ce n’est pas parcequ’ils sont placés dans la phylogénie que tous les mystères sont résolus ! Si les chétognathes perdent un peu de leur romantique mystère phylogénétique (je pense ce que je veux ok ?) ce sont toujours des organismes étranges, tout comme les gnathifères, dont leur rapprochement créé un groupe encore plus étrange ! Si c’est pas pour me plaire ça !!! Va y avoir des choses à résoudre en zoologie entre tout ça mes amis !


Sources :

Bone Q., Ryan KP. Et Pulsford AL. 1983. The structure and composition of the teeth and grasping spines of chaetognaths. Journal of the Marine Biological Association of the United Kingdom. 63(4) p929-939. https://doi.org/10.1017/S0025315400071332  

Brusca RC et Brusca GJ. 2003. Invertebrate, 2nd Edition. Sinauer Associates, Inc. ISBN13: 9780878930975

Dunn CW., Giribet G., Edgecombe GD., et Hejnol A. 2014. Animal Phylogeny and Its Evolutionary Implications. Annual Review of Ecology, Evolution, and Systematics. 45:371-395. https://doi.org/10.1146/annurev-ecolsys-120213-091627

Fröbius AC. et Funch P. 2017. Rotiferan Hox genes give new insights into the evolution of metazoan bodyplans. Nature Communication. 8(9). https://doi.org/10.1038/s41467-017-00020-w

Herlyn H. et Ehlers U. 1998. Ultrastructure and function of the pharynx of Gnathostomula paradoxa (Gnathostomulida). Zoomorphology. 117:135–145. https://doi.org/10.1007/s004350050038

Laumer CE., Bekkouche N., Kerbl A., Goetz F., Neves RC., Sørensen MV., Kristensen RM., Hejnol A., Dunn CW., Giribet G. et Worsaae K. 2015. Spiralian phylogeny informs the evolution of microscopic lineages. Current Biology. 5(15). https://doi.org/10.1016/j.cub.2015.06.068

Martélaz F., Peijnenburg KTCA., Goto T., Satoh N. et Rokhsar DS. 2019. A New Spiralian Phylogeny Places the Enigmatic Arrow Worms among Gnathiferans. Current Biology. https://doi.org/10.1016/j.cub.2018.11.042

Matus DQ., Copley RR., Dun CW., Halanych KM., Martidale MQ. Et Telford MJ. 2006. Broad taxon and gene sampling indicate that chaetognaths are protostomes. Current Biology. 16(15), PR575-R576. https://doi.org/10.1016/j.cub.2006.07.017

Paps J., Baguñà J et Ruitort M. 2009. Bilaterian Phylogeny: A Broad Sampling of 13 Nuclear Genes Provides a New Lophotrochozoa Phylogeny and Supports a Paraphyletic Basal Acoelomorpha. Molecular Biology and Evolution, 26(10):2397–2406. https://doi.org/10.1093/molbev/msp150

Shu D., Conway-Morris S., Han J., Hoyal Cuthill JF.,  Zhang Z., Cheng M. et Huang H. 2017. Multi-jawed chaetognaths from the Chengjiang Lagerstätte (Cambiran Series 2, Stage 3) of Yunnan, China. Palaeontology. 60(6) p763-772. https://doi.org/10.1111/pala.12325

Uyeno TA. et Kier William. 2010. Morphology of the Muscle Articulation Joint Between the Hooks of a Flatworm (Kalyptorhynchia, Cheliplana sp.). Biological Bulletin. 218 p169-180. https://doi.org/10.1086/BBLv218n2p169

Vinther J., et Parry LA. 2019. Bilateral Jaw Elements in Amiskwia sagittiformis Bridge the Morphological Gap between Gnathiferans and Chaetognaths. Current biology. 29, 1–8. https://doi.org/10.1016/j.cub.2019.01.052

Vortsepneva E., Ivanov D., Purschke G. et Tzetlin A. 2014. Fine Morphology of the Jaw Apparatus of Puncturella noachina (Fissurellidae, Vetigastropoda). Journal of Morphology. 275 p775–787. https://doi.org/10.1002/jmor.20259

Nicobola

lundi 8 avril 2019

Les ramifications des nouvelles découvertes sur l’insignifiant placozoaire

En 2014 je vous parlais de « l’insignifiant placozoaire », ces animaux qui ressemblent à des trucs. Pas très précis me direz-vous ? En effet, leur forme n’est pas précise. On dirait des plaques vaguement rondes qui rampent, tout comme le nom de la première espèce découverte l’indique ; Trichoplax adhaerens, ou plus prosaïquement « la plaque à poils qui colle ». Pas très glamour et pourtant ! Et pourtant non.  C’est pas passionnant au premier abord. Ces animaux n’ont pas d’organes et oh révolution, je vous racontais dans mon dernier article qu’il y avait 6 types de cellules au lieu de 4. Voilà voilà. Cool. J’ai dit tout ce qu’il y avait à dire sur le sujet, on se retrouve dans un prochain article. 


Un placozoaire. Voilà. Source : wikipédia 

Nicobola
















Bwahahaha bien sûr que si y’a plein de trucs à dire ! Je vous ai bien eu n’est-ce pas ? (bon normalement vous avez vu que l’article était plus long que ça…). Les vrais zoologistes savent que tous les animaux sont intéressants ! Et c’est justement parce que cet animal à l’apparence simple a été délaissé, car considéré comme insignifiant, qu’il a plein de mystères à nous révéler ! Et puis j’ai déjà fait un article là-dessus, ça pouvait ne pas être aussi bref. 

Et pourquoi ces placotrucs seraient important pour la zoologie ?


Alors quoi de neuf chez les placozoaires ? Ben plein de trucs figurez-vous ! Déjà reprenons, les placozoaires sont bien des animaux qui bougent mais ils n’ont pas de muscles ni de système nerveux. Ceux qui suivent au premier rang diront « oui, mais c’est le cas des éponges aussi ! ». Soit, mais les éponges ne se déplacent pas (en tout cas une fois adultes, puis c’est pas si simple, j’en ai parlé ici ; préjugés sur les éponges),. De plus la majorité des zoologistes pense que les ancêtres des éponges n’ont jamais eu de système nerveux ni de muscles. En revanche la majorité des zoologistes pense qu’un des ancêtres des placozoaires possédait un système nerveux. Mieux, ces derniers possèdent plein de gènes en commun avec d’autres animaux qui ont une organisation interne plus complexe. Qu’ont-ils bien pu faire de leurs organes, muscles et système nerveux ? Normalement les animaux dont l’organisation interne se simplifie autant lors de leur évolution sont les parasites. Mais pour autant qu’on sache, les placozoaires qu’on connait ne sont pas parasites. Un mystère pour les zoologistes qui ne s’y sont pas tellement intéressés aux placozoaires en vrai… Alors qu’est-ce qu’il s’est passé pour que d’un coup ils deviennent « hype » ? Ben ces derniers temps y’a un gros débat chez les zoologistes. Je ne vais pas rentrer dans les détails car Pierre Kerner l’a déjà très bien fait ici  : relation avec Bob L'éponge, et je l’ai aussi évoqué ici : casse tête zoologique, mais la classification des animaux est assez bordélique. En gros il y a 5 groupes très anciens d’animaux qui peuvent nous renseigner sur le tout début de l’évolution des animaux en général :
-Les éponges qui n’ont ni système nerveux, ni muscles, ni tube digestif, ni symétrie
-Les placozoaires pareil, mais on pense qu’eux ont eu des muscles, un tube digestif et une symétrie dans le passé
-Les bilatériens, c’est, entre autres, nous, les animaux à deux côtés
-Les cnidaires avec les méduses et les coraux : système nerveux, muscles, tube digestif sans anus, symétrie en « étoile » 
-Et les magnifiques cténaires, un système nerveux, des muscles, un tube digestif sans anus, et deux axes de symétrie perpendiculaires.


Un magnifique cténaire, avouez qu’ils en jettent plus que les placozoaires. Source : wikipédia 


Ben les classifications basées sur les gènes ont beaucoup de mal à résoudre où se placent les cténaires et les éponges en ce moment, et sans vouloir rentrer dans les détails, ça pose beaucoup de questions sur l’origine évolutive du système nerveux et des muscles chez les animaux. Alors pour mieux comprendre l’évolution de ces organes, les gens se sont mis à plus étudier les éponges (enfin !), les cténaires (enfin !) et les cnidaires (on les connaissait pas mal mais mieux les étudier ça fait quand même pas de mal). Et puis bon, les pauvres placozoaires ont été délaissés pendant longtemps. Ceci dit ce débat sur la position des cténaires et l’origine des nerfs et des muscles  n’en finit pas chez les zoologistes et ils ont décidé d’étudier enfin les placozoaires ! Une aubaine pour ces pauvres petites plaques délaissées qui ne demandaient que de l’attention ! Il y a donc eu plusieurs publications dont je vais vous parler brièvement (sinon ce serait bien trop long !)

Les placozoaires vont-ils enfin avoir une place au chaud dans l’arbre évolutif des animaux ?


La première par Laumer et al. en 2018 (j’vous disais que c’était dans l’air du temps) a consisté à essayer de placer avec soin les placozoaires entre tous ces groupes. Pour cela, l’équipe a étudié en détails les gènes de ces animaux. L’étude montre que le groupe évolutivement le plus proche des placozoaires serait les cnidaires. Les flamboyants coraux et les gracieuses méduses associés à ces petites plaques collantes ? Allez, pourquoi pas. Et le taxon (groupe) le plus proches de ce groupe c’est nous, les bilatériens. Mais ça a des conséquences en termes d’interprétation de l’évolution des caractères ! Comme les cnidaires et les bilatériens ont des nerfs et des muscles, ça semble confirmer l’idée que l’ancêtre des placozoaires en avaient et les ont perdu en évoluant. Par ailleurs ça a d’autres conséquences qu’ils soient proches des cnidaires comme vous le verrez plus tard.

Les relations de parentés entre les 5 groupes d’animaux dont je vous parlais. L’étude en question trouve que les placozoaires et les cnidaires sont plus proches entre eux qu’ils ne le sont des autres groupes. Quant aux éponges et aux cténaires, la communauté des scientifiques n’arrive pas à trancher pour savoir de qui ils sont le plus proche. Sources : épongescténairesbilatériensplacozoaires, cnidaires

Une nouvelle espèce surprise !


L’autre découverte par Eitel et al. en 2018 c’est sur leur diversité. Eh oui, le vivant varie, change, et même les êtres les plus mal fortunés de l’évolution (oui je sais je suis sévère, mais c’est affectueux) ont le droit d’avoir un peu de diversité ! Jusque-là une seule espèce avait été décrite, la mal nommée Trichoplax adhaerens, et on se doutait qu’un groupe qui est probablement apparu il y a si longtemps avec les premiers animaux ne pouvait pas avoir qu’une espèce. On avait aussi différentes lignées en laboratoire, dont on savait qu’elles présentaient des variations génétiques. Mais là ces chercheurs sont allés plus loin et ont trouvé des différences assez importantes dans la structure du génome d’une autre lignée provenant de Hong Kong. Montrant même que les deux étaient reproductivement isolés (ils ne peuvent pas faire de bébés plaques ensemble). Les auteurs ont donc décidé non seulement de décrire leur lignée comme une nouvelle espèce mais aussi comme un nouveau genre, dû aux grosses différences de leurs génomes : cette fois ci la bien nommée Hoilungia honhkongensis. En effet, le nom Hoilungia est une mauvaise latinisation de Hoi Lung du cantonais signifiant « dragon des mer », une créature de la mythologie chinoise pouvant changer de forme comme les placozoaires. Asseyez-vous bien et préparez-vous donc à voir un petit dragon :


Voilà. Vous pourrez constater la différence flagrante avec Trichoplax. Si si regardez, y’a un plis là. Bref, vous moquez pas, tous les dragons ne crachent pas de feu, puis changer de forme c’est déjà pas mal. Source : Eitel et al. 2018.

Une découverte non sans gravité


Ensuite Mayorova et al. en 2018, répondent enfin à une question qui était ouverte dans l’article que j’avais écrit précédemment sur les placozoaires, à quoi servent donc leurs cellules brillantes avec un cristal à l’intérieur ? Comme on s’en doutait fortement, une cellule avec des cristaux dedans souvent ça sert à sentir la gravité chez les animaux. Comment l’a-t-on confirmé ? Ben il semble que des lignés de la même espèce peuvent avoir ou pas ces cellules cristallines. En comparant le comportement des animaux avec ou sans ces cellules on s’est rendu compte que les deux lignées ne se comportent pas pareil. Sur un support vertical, les placozoaires avec les cellules cristallines remontent et restent à peu près au même niveau la plupart du temps, alors que celles sans ces cellules se laissent glisser lamentablement vers le bas. Alors ouais c’est pas impressionnant, mais ces animaux n’ont que 6 types de cellules, et ça montre qu’ils peuvent bien sentir leur environnement et coordonner leurs mouvements en fonction de la gravité et cela sans système nerveux. On commence à mieux comprendre pourquoi ils ont autant de gènes, mais je n’ai pas encore fini mon histoire…


Les différentes trajectoires que prennent des placozoaires quand ils ont des cellules cristalines (à gauche) ou pas (à droite). Barres d’échelles : 100µm en haut et 5mm en bas. Source : Mayorova et al. 2018

Donc maintenant on connait la fonction de ces cellules cristallines, et morphologiquement on peut différencier 6 types de cellules chez les placozoaires. C’est mieux que 4 mais ça reste vraiment pas beaucoup. Dans la lignée d’études précédentes qui se demandaient s’il y avait quand même des différences physiologiques entre certaines cellules pourtant  non distinguables, DuBuq et al. en 2019 et Varoqueaux et al. en 2018 ont tenté de voir si ce n’était pas le cas. 

Les cachoteries génétiques des placozoaires révélées


Dubuq et al. sont allés voir où s’exprimaient certains gènes impliqués dans la mise en place de l’organisation d’un animal chez les placozoaires, et dont on se demandait sincèrement s’ils s’en servaient vraiment de ces gènes. Alors non seulement c’est le cas, mais en plus, loin d’une expression aléatoire de ces gènes, ils ont une expression plutôt bien organisée. On a bien un axe ventro-dorsal (on parle d’axe oral/aboral) et l’expression circulaire de certains de ces gènes du centre vers la périphérie, un peu comme une cible. Comme s’ils avaient une symétrie en étoile… ce qui rappelle les cnidaires dont ils seraient proches ! Et comme par hasard l’expression de ces gènes chez les cnidaires est assez similaire ! Donc, malgré leur apparence informe, les placozoaires sont bien organisés de manière précise grâce à ces gènes, et leur organisation semble être similaire à celle qu’on trouve chez les anémones et les méduses, même s’ils ont l’air plus simple !

(Cliquez pour agrandir) Illustration de comment s’expriment les différents gènes chez Trichoplax. Remarquez l’organisation en forme de cible. Source : Dubuq et al. 2019.


Mode d’emplois pour froisser ou faire tourner la tête à un gentil placozoaire


L’étude de Varoqueaux et al., elle, s’intéresse au comportement de Trichoplax adhaerens avec une approche assez chouette. Si l’ancêtre des placozoaires avait un système nerveux, alors il doit en rester des traces dans leur génome. Mieux, des traces de molécules impliquées dans la communication des neurones ! Ils ont donc cherché des « neuropeptides », c’est un peu comme des mini protéines qui permettent de réguler l’activité des neurones. A partir des gènes des neuropeptides décelés dans le génome ils ont fait deux choses : ils ont fait des anticorps qui permettent de savoir où ils se trouvent dans l’animal (en se fixant sur les molécules qu’on cherche et en produisant un signal coloré là où ils se sont fixés), et ils ont produit ces neuropeptides pour voir ce qu’il se passe quand on met ces neuropeptides dans l’eau de Trichoplax. Grâce aux anticorps, ils ont remarqué que ces neuropeptides se retrouvent eux aussi de manière concentrique dans l’animal. Ce qui montre qu’il y a encore différentes cellules qui produisent (ou du moins contiennent) ces neuropeptides ! Mais le plus cool c’est quand on met ces neuropeptides dans l’eau, ça provoque trois types de comportements : le froissement, l’arrondissement et la rotation, et le fait de tourner en spirale et de s’aplatir (oui, ça leur donne pas l'air malin). Ca veut dire plusieurs choses, le catalogue de comportement est encore plus grand que ce qu’on pensait, c’est-à-dire jusque là plus ou moins ramper, manger et changer de forme, mais certains de ces comportements sont modulés par des molécules qui en théorie agissent sur le système nerveux. Or rappelez-vous, les placozoaires n’ont pas de système nerveux ! Comment ils font pour intégrer le signal de ces molécules ? On ne sait pas encore, mais ça promet d’être intéressant à étudier ! 


(Cliquez pour agrandir) A gauche les zones où on trouve certains neuropeptides, remarquez encore la disposition en «cible». A droite deux exemples de changement de comportements en présence de certains neuropetides. Détachement et repliement avec la SIFG-amide, et aplatissement extrême et rotation avec la LF-amide. Les barres d’échelles font 200µm. Source : Varoqueaux et al. 2018.


Ah enfin une explication au titre tordu de l’article !


La dernière découverte c’est ma préférée ! C’est celle qui m’a inspiré pour écrire cet article (puis après j’ai rattrapé la littérature récente et j’ai pas résisté à vous en parler). C’est la découverte d’une nouvelle espèce de placozoaire par Osigus et al. en mars 2019  ! « Encore ? » me direz-vous ? C’était déjà le cas de Hoilungia honhkongensis qui malgré son nom un peu trop stylé pour ce à quoi il ressemble, a quand même grosso modo carrément la même gueule que Trichoplax adhaerens (alors que les placozoaires n’ont même pas de gueules). Non, là on a quelque chose de bien différent, celui-ci ressemble à… heuuuu je sais pas trop, à des racines je dirais ? Voyez vous-même ! C’est trop bien !


Polyplacotoma mediterranea, le nouveau placozoaire palpitant ! Source Osigus et al. 2019

Eh oui cette fois ci c’est pas juste une plaque ronde, mais c’est une plaque ramifiée ! Et pour le coup le nom Polyplacotoma mediterranea lui va comme un gant, puisqu’il signifie qu’il se sépare en plusieurs plaques et qu’il vient de la Méditerranée (plus précisément de l’Italie). Cette nouvelle espèce est plus grosse que les deux précédentes qui peinaient à atteindre le millimètre, puisque ce géant peut atteindre le centimètre ! Alors alors ? De nouveaux types de cellules ? Qui sait peut-être même des organes internes ? Et comment on est sûr que c’est un placozoaire ? Tant de questions ! Tant d’exaltation ! Heuuu pardon, je m’emporte.  Malheureusement cet animal est assez rare et fragile et la majorité des animaux ont été utilisés pour les analyses du génome. Par ailleurs, contrairement aux deux autres espèces, les chercheurs n’ont malheureusement pas réussi à cultiver celle-ci. Par contre les gènes de ses mitochondries (la centrale énergétique de la cellule) montrent que c’est bien un placozoaire et que Hoilungia et Trichoplax sont plus proches entre eux qu’ils ne le sont de Polyplacotoma. Et cette découverte montre que la diversité des placozoaires est encore mal connue, et qui sait, on en trouvera peut-être avec des muscles et/ou un système nerveux, ce qui nous permettrait de bien mieux comprendre l’origine de ces organes ! Et puis qui dit plus d’espèces dit meilleure compréhension de leur évolution, et comme je vous disais, une meilleure compréhension de l’évolution des autres groupes d’animaux dont je vous parlais ! C’est comme un puzzle, plus on rajoute de pièces, et plus l’image devient claire. Ca soulève aussi d’autres questions, comme : qu’en est-il des organisations concentriques d’expression de gènes ou de présence de neuropeptides chez Polyplacotoma qui n’est pas rond ? 

Bref, la découverte de ce petit animal ouvre plusieurs ramifications de questions et de potentielles réponses en zoologie ! Nos « insignifiants » placozoaires le sont de moins en moins en fonction des découvertes, et comme souvent, plus on étudie une chose et plus elle nous paraît complexe et importante, et aucun organisme ne devrait être délaissé, car chacun a son propre lot de mystères et d’histoires étonnantes !

Une découverte qui devrait inspirer certains zoologistes, il y en aurait même qui se seraient déjà tatoué ce drôle d’animal !

Un tatouage de Polyplacotoma mediterranea… Source : je vous laisse deviner…

Nicobola


Mais non ce n’est pas vraiment la fin ! Les placozoaires ont d’autres secrets à nous révéler comme… Allez non, ça ira pour aujourd’hui, j’ai vraiment fini !

Sources :

DuBuq TQ, Ryan JF et Martindale MQ. 2019. “Dorsal–Ventral” Genes Are Part of an Ancient Axial Patterning System: Evidence from Trichoplax adhaerens (Placozoa). Molecular Biology and Evolution. https://doi.org/10.1093/molbev/msz025

Eitel M, Francis WR, Varoqueaux F, Daraspe J, Osigus H-J, Krebs S, et al. 2018. Comparative genomics and the nature of placozoan species. PLoS Biology 16(7): e2005359. https://doi.org/10.1371/journal.pbio.2005359

Laumer CE, Gruber-Vodicka H, Hadfield MG, Pearse VB, Riesgo A, Maioni JC and Giribet G. 2018. Support for a clade of Placozoa and Cnidaria in genes with minimal compositional bias. eLife, 7:e36278. https://doi.org/10.7554/eLife.36278.001

Mayorova TD, Smith CL, Hammar K, Winters CA, Pivovarova NB, Aronova MA, Leapman RD et Reese TS. 2018. Cells containing aragonite crystals mediate responses to gravity in Trichoplax adhaerens (Placozoa), an animal lacking neurons and synapses. Plos One, 13(1): e0190905. https://doi.org/10.1371/journal.pone.0190905

Osigus HJ, Rolfes S, Herzog R, Kamm K et Schierwater B. 2019. Polyplacotoma mediterranea is a new ramified placozoan species. Current biology 29(5) pR148-R149. https://doi.org/10.1016/j.cub.2019.01.068

Varoqueaux F, Williams EA, Grandemange S, Truscello L, Kamm K, Schierwater B, Jékély G et Fasshauer D.  2018. High Cell Diversity and Complex Peptidergic Signaling Underlie Placozoan Behavior. 28(21) p3495-3501. https://doi.org/10.1016/j.cub.2018.08.067

vendredi 17 février 2017

Un casse-tête enfin résolu pour les zoologistes

Bon ça fait presque deux ans que je n’ai pas publié ici. Du coup je suis un peu en retard sur l’histoire que je vais vous raconter, mais il fallait que je vous en parle ! Replongeons-nous donc dans l’étude des bébêtes bizarres !

En 2014, je vous parlais de l’étrange Dendrogramma (Un nouveau casse-tête pour les zoologistes). Cet animal des fonds des mers australiennes ressemblant à un champignon avait fasciné les zoologistes pendant quelques mois. En effet, leur morphologie laissait supposer qu’il faisait partie d’un nouveau groupe d’animaux, proche peut-être des méduses et coraux, ou des éponges de mer, et que par leur position dans l’arbre de la vie ils pourraient nous en apprendre plus sur l’origine des animaux. Rien que ça pour un p’tit bout de truc mou au fond des mers ! Malheureusement le matériel était assez abîmé. Les spécimens récoltés il y a plus de 30 ans sont restés  conservés pendant des années (pour être finalement décrits en 2014) dans du formol et de l’alcool, ce qui les a déformés et fripés comme des raisins secs, aussi rendant l’ADN difficile à récupérer, laissant les scientifiques perplexes. Si certains étaient très enthousiastes, beaucoup disaient que sans ADN on ne pouvait rien conclure et que c’était probablement un parent des méduses et autres coraux.


Pour vous rafraîchir la mémoire, voici de vieux Dendrogramma desséchés ! Source Just et al . 2014.


Finalement, moins de deux ans après cette publication, une équipe de chercheurs australiens a réussi à récolter cet animal une nouvelle fois. Chose qui ne serait probablement jamais arrivée si les auteurs du premier papier n’avaient jamais publié leur matériel de mauvaise qualité (mais c’est pas leur faute on a dit). Cette équipe australienne a pu ainsi accumuler beaucoup de données génétiques de Dendrogramma, publiant un second papier sur le sujet, pour enfin le placer confortablement et bien au chaud dans l’arbre du vivant. Et quelle ne fut pas leur non-stupeur quand ils réalisèrent que c’était bien un parent des coraux et méduses : un cnidaire, surprise ! (Cette blague est une des plus lourdes des zoologistes, à lire à voix haute on comprend mieux). Plus précisément un hydrozoaire siphonophore. Et c’est quoi un hydrozoaire siphonophore ? Les hydrozoaires sont, au même titre que les coraux et les méduses, des cnidaires, mais qui tiennent un peu des deux. En effet, beaucoup d’hydrozoaires font des colonies comme les coraux, et ces colonies vont souvent former des méduses. C’est un groupe très commun (on en trouve même en eaux douces) et ils peuvent former des colonies très complexes. Notamment les siphonophores constituent des colonies compliquées consistant en plusieurs individus dont certains servent à la chasse, et d’autres à la flottaison (certains lecteurs ont peut-être déjà croisé un siphonophore : la physalie, ou caravelle portugaise, à la piqûre très douloureuse, sur la plage ou dans l’eau). 


Une Physalie, un des siphonophores les plus connus. Attention ça pique ! Source : magnifique siphonophore.


Et c’est la complexité des siphonophores qui a brouillé les pistes par rapport à Dendrogramma. Dendrogramma n’est pas un siphonophore entier mais juste une partie d’un siphonophore de la famille des Rhodaliidae (on continue avec les noms barbares, rassurez-vous je les ai presque tous placés). Des siphonophores vivant profondément qui flottent tout en restant accrochés au fond, un peu comme des ballons. Et certains individus chez les Rhodaliidae forment ce qu’on appelle des bractées, des unités qui aident à la flottaison ou à la défense, on ne sait pas bien. Or un œil dans la littérature des Rhodaliidae (et non pas dans les Rhodaliidae, c’est urticant) montre que Dendrogramma ressemble à s’y méprendre à une bractée. Affaire close donc… Les bractées ne possèdent pas de « cnidocytes », des cellules spécialisées qui servent à la chasse propres aux cnidaires, et c’est pour cela que les premiers auteurs n’ont pas pu assigner Dendrogramma à coups sûr aux cnidaires. Aussi il y a deux espèces de Dendrogramma décrites mais les données génétiques semblent montrer que ce n’en est qu’une seule : soit ce sont deux types de bractées différentes d’une même colonie, soit ce sont différents stades de développement de la bractée. Enfin, Dendrogramma semble être une nouvelle espèce de Rhodaliidae vu que les bractées sont bien plus grandes que ce qu’on trouve chez les autres espèces connues (2 à 6 millimètres en général, et jusqu’à 20 millimètres pour Dendrogramma : le monstre ! Mais malheureusement il n’existe pas de données génétiques sur  la majorité des Rhodaliidae décrits pour confirmer cela avec les gènes).


Des Dendrogramma tout frais et leur position phylogénétique. Finalement pas si bizarre que ça en a l’air… Source : O-Hara et al 2016.

Un Rhodaliidae accroché au fond. Oui ça ne ressemble pas à grand-chose mais croyez-moi, il y a des bractées dedans… Je crois. Source : Rhodaliidae joyeux

Alors, l’affaire est close ? On a un organisme a priori nouveau qui n’en n’est pas tellement un (enfin un peu, c’est probablement une nouvelle espèce). Au final c’était beaucoup de tumulte pour rien, quelle déception… Eh bien si l’affaire est vite réglée d’un point de vue biologique, c’est une histoire assez intéressante qui illustre parfaitement le fonctionnement de la science ! Mais aussi de la communication scientifique ! Penchons-nous donc un peu sur l’aspect plus « sociologique » de cette histoire. A partir d’ici l’article sera plus une réflexion personnelle (j’allais pas manquer d’enthousiasme sur une histoire de bébêtes bizarres quand même !).

Il est déjà intéressant de noter que si la découverte de Dendrogramma a été annoncée à coups de grands titres racoleurs sur internet (par exemple : une nouvelle espèce animale ressemblant à un champignon mais qui défie les classifications), il y a eu moins de bruit autour de leur assignation dans les siphonophores. C’est normal c’est du sensationnalisme, si la découverte d’un nouvel organisme est quelque chose de notable, réassigner un organisme c’est quelque chose de commun. Cependant, ça peut laisser l’impression que Dendrogramma est toujours un mystère et que rien n’a été publié entre temps.

On peut aussi noter la véhémence de certains scientifiques sur internet après la découverte initiale de Dendrogramma, décrédibilisant cette découverte sous prétexte qu’on n’avait pas d’ADN (The Tale of a New Phylum That Really Wasn’t). Cette critique m’a laissé perplexe vu qu’on entendait moins de gens dire « il faut du meilleur matériel pour la morphologie ». En effet, s’il s’était avéré que Dendrogramma était un nouveau type d’organisme mais qu’on avait toujours du matériel ininterprétable morphologiquement, on aurait eu l’air fin et on aurait pu faire bien peu de conclusions. Au lieu de ça des gens ont suggéré que Dendrogramma ressemblait à des pensées de mer (cf mon article précédent). Les deux se ressemblent grossièrement mais sont organisées de manière fondamentalement différente. Mais au final, quand on compare des schémas des bractées d’autres Rhodaliidae et de Dendrogramma, on voit très facilement la similarité. Et là se pose une question. Pendant plus d’un an entre les deux publications, alors que Dendrogramma a fait le buzz même au-delà des milieux scientifiques, comment se fait-il que même sans ADN personne n’ait affirmé avec force que Dendrogramma n’est qu’une bractée de Rhodaliidae ? Très probablement parce qu’il y a peu de gens capables de reconnaître ces étranges animaux, et encore moins leurs parties. Le problème n’était pas tellement le manque d’ADN, mais le manque d’expertise dans le domaine (allez, fallait bien que je râle un peu pour défendre les disciplines qui me sont chères !)…


Des bractées comme illustrées dans une publication de 2005. Si quelqu’un avait cette publication en tête en voyant Dendrogramma, il l’aurait reconnu…  source : Hissmann 2005


Donc au final cette histoire ne nous aura pas apporté grand-chose scientifiquement ? Peut-être pas, qui sait, avec un peu de chance cela va relancer un peu la recherche sur ces siphonophores ! Et pour rebondir là-dessus, si certaines personnes semblaient penser que le papier original n’était pas très intéressant, certaines qu’on avait à faire à un cnidaire (sans bien pouvoir expliquer pourquoi), cette découverte a eu le mérite de stimuler les zoologistes pendant plusieurs semaines et de ressusciter un groupe d’animaux auquel personne ne s’intéressait vraiment, tout en collectant de nouvelles données morphologiques et génétiques dessus. Ceci n’aurait jamais été possible sans l’imparfaite publication originale. Et ça illustre exactement le fait que la science est une discipline dynamique et labile. Qu’il ne faut pas attendre d’avoir des résultats parfaits pour se lancer et publier : une publication scientifique en soit est incomplète, elle n’est complétée qu’à la lumière des discussions qui l’entourent et des publications qui suivent. Ca nous rappelle aussi qu’il ne faut jamais faire de conclusions définitives en science à partir d’une seule publication (conclusions qui ne se trouvaient pas dans l’article original mais ça et là dans la presse). Or, malheureusement, les exemples de publications uniques qui entraînent une foule d’affirmations dans la presse sont nombreux. Mais surtout le premier papier nous montre qu’il y a encore tellement de nouveaux organismes à découvrir au fond des océans, tandis que le second papier nous rappelle, lui, que nous avons tout à redécouvrir au fond des océans.


Pour aller plus loin :

L’article de blog original : Un nouveau casse-tête pour les zoologistes.

Le premier article sur le sujet :

-Just J, Kristensen RM, Olesen J (2014) Dendrogramma, New Genus, with Two New Non-Bilaterian Species from the Marine Bathyal of Southeastern Australia (Animalia, Metazoa incertae sedis) – with Similarities to Some Medusoids from the Precambrian Ediacara. 

L’article qui montre que ce sont des siphonophores :

-O’Hara TD, Hugall AF, MacIntosh H, Naughton KM, Williams A, et Moussalli A (2016). Dendrogramma is a Siphonophore. Current Biology 26:R457-R458.

Un article qui montre des Rhodaliidae et leurs bractées :

-Hissmann K (2005). In situ observations on benthic siphonophores (Physonectae: Rhodaliidae) and descriptions of three new species from Indonesia and South Africa. Systematics and Biodoversity 2(3):223-249.

lundi 7 septembre 2015

Entourloupes naturalistes : des serpents imposteurs


Crédits : R. Bartz


« Il devait être et fut, pour l'Eve ennuyée de son paradis de la rue du Rocher, le serpent chatoyant, coloré, beau diseur, aux yeux magnétiques, aux mouvements harmonieux, qui perdit la première femme » [Une fille d'Eve (1834) - Honoré de Balzac]


Et si LE serpent, celui responsable de tous les maux de l’humanité, celui pour lequel nous croupissons sur Terre dans la misère et la douleur, loin des fruits délicieux du Paradis... Et si cette créature rampante vicieuse que tout le monde accable et dont le nom résonne aux oreilles comme une menace, une injure… Et si ce serpent… n’en était pas un ? C’eut été le plus beau subterfuge pour la vile créature qui nous a fait tomber du ciel : se faire passer pour un autre, jeter la pierre à tout jamais sur les vrais serpents, les faire à sa place les coupables éternels de la misère humaine…

Chute et expulsion d’Adam et Ève du paradis terrestre. Crédits : Michelangelo.

S’il y a bien une chose à retenir en biologie, c’est que les apparences sont parfois trompeuses. Avoir des ailes ou un bec ne fait pas de vous un oiseau. De même, une créature rampante, sans pattes apparentes, longue, pleine de vertèbres et d’écailles, n’est pas forcément un serpent. Les imposteurs sont nombreux, aussi avant de vous donner quelques exemples, tâchons de définir ce qu’est un serpent.

Selon Wikipédia, les serpents « sont des reptiles au corps cylindrique et allongé, dépourvus de membres apparents ». Mais surtout, ils « forment le sous-ordre des Serpentes ». Car c’est bien ça l’information importante. Les serpents forment un groupe, c'est-à-dire qu’ils ont un ancêtre commun, et qu’ils sont donc tous proches parents entre eux. Les serpents font partie de l’ordre des squamates, un groupe qui contient la majorité de ce qu’on appelle traditionnellement les reptiles, et qui comprend beaucoup d’autres espèces comme des lézards, iguanes ou caméléons. Les relations phylogénétiques (ou relations de parenté) entre toutes ces espèces ont fait l’objet, et feront encore l’objet, de nombreuses études, aussi les classifications sont-elles variables selon les résultats considérés. Selon une des dernières études publiée cette année, voici (en simplifié) l’arbre des squamates :


Relations phylogénétiques simplifiées, d’après la publication de Reeder et al. 2015.


Ainsi, tout comme un régime alimentaire ne suffit pas à garantir l’appartenance à un groupe (petite piqure de rappel), les caractéristiques physiques en tant que telles ne déterminent pas à elles-seules ce qu’est un serpent, contrairement aux relations de parenté. Et si l’arbre phylogénétique nous apprend que les serpents sont proches des Anguimorpha (les varans par exemple) et des Iguania (caméléons et compagnie), on se rend rapidement compte que d’autres prétendants au titre de serpent, de par leur physique, en sont du coup écartés. Voici quelques-uns de ces imposteurs…


Les amphisbènes ne se donnent pas tant de peine


Pas besoin de chercher bien loin pour trouver les premiers imposteurs : on repère tout de suite, sur l’arbre phylogénétique, ces espèces de gros vers serpentiformes que sont les amphisbènes. Peu connus, si ce n’est sous leur homonyme mythologique, ces animaux sont adaptés à une vie souterraine. Ils creusent des galeries dans la terre, le sable ou le tapis végétal, et passent presque tout leur temps sous la surface, notamment à la recherche d’insectes et larves en tous genres à se mettre sous la dent. Hormis une famille qui a conservé des pattes, l’absence de membres propres à creuser des galeries relègue ce rôle à leur tête. Au point que pour certains, la forme rappelle fichtrement celle d’une pelle.


Tête et crâne, parfaitement adapté pour creuser, de l’amphisbène Leposternon microcephalum. Crédits : Harvard College et J. Maisan

Les amphisbènes ont développé d’autres adaptations à ce mode de vie, tels des narines dirigées vers l’arrière, des yeux recouverts d’une peau translucide, ou encore, comme on peut le voir ci-dessus, une mâchoire inférieure en retrait, avantage certain pour ne pas s’en mettre plein la bouche en creusant. Comme ces énergumènes ne sont pas naturellement présents en France (on les retrouve essentiellement dans les régions tropicales et subtropicales), voici quelques photos pour apaiser votre curiosité.


Dans l’ordre : Amphisbaena fuliginosa, Amphisbaena alba, Blanus cinereus (que l’on trouve notamment en Espagne) et Bipes biporus (connu pour ses membres antérieurs dotés de griffes qu’il utilise pour creuser). Crédits : B. Dupont, D.B. Provete, R. Avery et M. Harms


Y’a comme anguille sous roche chez les lézards


Retour sur l’arbre de famille des squamates. Il y a un groupe qui paraît louche, de par son nom… Si les Anguimorpha contiennent bien les varans, ce n’est sans doute pas eux qui sont « de la forme d’un serpent » (selon la traduction latine d’Anguimorpha). Au milieu des lézards en tous genres (le groupe contient par ailleurs de très notables lézards venimeux) se cachent donc des créatures un brin plus serpentiformes, et pourtant bien connues : ce sont les orvets et affiliés, les bien (sur)-nommés lézards apodes (« sans pattes »).

Ainsi, contrairement aux idées reçues, les orvets relativement courants de nos jardins s’appelleraient davantage des lézards que des serpents. Et ce en dépit de leur corps longiforme recouvert d’écailles et leur langue qu’ils utilisent à s’y méprendre comme un serpent. Pourtant quelques différences sont notables. Ainsi, à la mode d’un lézard, les orvets sont capables de se séparer de leur queue pour échapper à un prédateur.

L’orvet Anguis fragilis, avec sa pupille bien ronde, paraît un peu plus sympathique que certains (vrais) serpents. Ils s’en distinguent notamment par la présence d’une paupière (Crédits : Marek Bydg et Waugsberg)


Si les orvets de nos régions (Anguis fragilis) sont de taille modeste (généralement moins de 50 cm), d’autres lézards anguimorphes peuvent atteindre un mètre de longueur, tels que le Scheltopusik (c’est bien son nom commun… son nom scientifique Ophisaurus apodus est presque moins barbare) ou le serpent de verre oriental Ophisaurus ventralis (qui n’est, malgré son nom, toujours pas un serpent) originaire d’Amérique du Nord.


Ophisaurus apodus et Ophisaurus ventralis. On en oublierait presque que ce ne sont pas des serpents… (Crédits : Ltshears et Fl295)


Les faux serpents sont partout…


Tels les serpents pour lesquels ils essayent de se faire passer, les lézards apodes s’immiscent partout, y compris en dehors des Anguimorpha. Ainsi, on en retrouve dans le groupe des Scincoidea (voir arbre ci-dessus) à travers le genre Chamaesaura. Bien que possédant des pattes, celles-ci sont si peu développées qu’on peine à les voir si l’on n’y fait pas attention. Autre groupe notable du côté des geckos, ces étranges lézards réputés pour leur capacité à marcher sur n’importe quelle surface verticale. Leurs proches cousins, les Dibamidae, revêtent en effet une apparence proche de celle des amphisbènes, avec des femelles complètement apodes, tandis que les mâles possèdent des vestiges de pattes. Enfin, le groupe même des geckos, renferme plusieurs espèces de serpentiformes, à l’instar du genre Delma qui contient une vingtaine d’espèces, toutes endémiques d’Australie.


Un représentant de tous les groupes cités ci-dessus : un Chamaesaura, Chamaesaura sp. (Crédits), un Dibamidae, Anelytropsis sp. (Crédits : T.M. Townsend), et deux espèces de geckos, Delma impar et Delma demosa (Crédits : Benjamint444 et JennyKS).


… Y compris parmi les parents des grenouilles


Vous l’avez compris, des reptiles qui se cachent derrière des faux airs de serpent, il y en a à foison. Ce ne sont pas les seuls à jouer l’illusion. Bien sûr la recherche d’analogies pourrait aller loin, nombreux sont les animaux au corps allongé et dépourvus de pattes. Sans vous faire l’offense de comparer les serpents aux vers de terre, il est pourtant un groupe de vertébrés qui vaut tout de même le coup d’être cité : les gymnophiones (plus connus à travers un de leurs sous-groupes, les cécilies). C’est du côté des amphibiens qu’il faut se pencher pour admirer ces créatures étranges. Et s’étonner de leurs similitudes avec les serpents.

Les gymnophiones sont des animaux fouisseurs, dont la longueur peut être tout à fait honorable, certains dépassant aisément le mètre. A l’instar des serpents, ils peuvent être dotés d’écailles, selon les espèces. Mais là où ils les surpassent, c’est dans la particularité que l’on attribue généralement aux serpents : la perte secondaire des membres. Cette perte s’est effectuée de manière indépendante (on parle de convergence) entre les vrais serpents et les gymnophiones. Là où les derniers s’illustrent, c’est que, contrairement aux serpents, il n’y a pas même de trace embryonnaire des pattes disparues, témoignant d’une perte probablement très ancienne. Ironie du sort, les gymnophiones constituent une des proies naturelles des serpents…


Deux espèces de cécilies : Ichthyophis glutinosus (Crédits : K. Ukuwela) et Siphonops paulensis (Crédits : A. Giaretta)


Tous ces exemples nous auront appris au moins une belle leçon : l’habit ne fait vraiment pas le moine. Nous ne sommes d’ailleurs pas plus avancés sur l’identité de la perfide créature du début des temps : serpent ou être plus vil encore ? La Bible nous donne pourtant un indice qui pourrait innocenter pour de bons les véritables Serpentes : si ce n’est sous le coup du courroux de Dieu, l’animal qui a corrompu Eve avait des pattes…



Bibliographie


Reeder, T.W., Townsend, T.M., Mulcahy, D.G., Noonan, B.P., Wood Jr., P.L., Sites Jr., J.W & WiensIntegrated, J.J. 2015. Analyses resolve conflicts over Squamate reptile phylogeny and reveal unexpected placements for fossil taxa. PLoS ONE, 10(3): e0118199.

Pyron, R.A., Burbrink, F.T. & Wiens, J.J. 2013. A phylogeny and revised classification of Squamata, including 4161 species of lizards and snakes. BMC Evolutionary Biology, 13:93.



Sophie Labaude
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