dimanche 21 juin 2015

La notion du « moi » chez les végétaux

Aujourd’hui, un peu de philosophie freudienne : on s’allonge sur le divan et on va réfléchir aux différents concepts qui nous permettent de définir avec précision ce qui nous caractérise en tant qu’individu. Pour les humains, on arrive plutôt bien à définir ce qu’est un individu, à savoir, un organisme totalement unique et individualisé capable d’assurer toutes les fonctions nécessaires à sa survie.  Les quelques exceptions se trouvent être les vrais jumeaux, issus de la scission d’une unique cellule-œuf, mais même là, on doit prendre en compte toutes les modifications liées à l’environnement qui ont lieu au cours de la vie. Cette règle est valable chez la plupart des animaux vertébrés… mais lorsqu’on s’intéresse à d’autres groupes de métazoaires, ce n’est plus le cas. Ainsi, comment définir les coraux, qui sont des entités coloniales, capables d’occuper de grandes surfaces ? Est-ce un seul organisme morcelé en plein de petites entités pouvant assurer chacune individuellement toutes les fonctions d’un seul organisme, ou bien plein de petites entités ayant des fonctions spécifiques qui une fois réunies ressemblent à s’y méprendre à un seul grand organisme fonctionnel ? Tout ça c’est bonnet blanc et blanc bonnet, en un sens. Et au final, la notion d’individu n’est plus vraiment applicable ! Car dans ce cas, où se situe la limite de ce qu’on appelle un individu ?

Chez les végétaux, c’est encore plus délicat, car plusieurs phénomènes naturels sont à l’origine de la fragmentation d’un seul individu en plusieurs… ou même de la réunion de différents individus en une seule méga-entité ! Voire, dans le cas des lichens, l’association d’organismes très éloignés dans l’histoire du vivant (algues et champignons). Ainsi, cette étude récente de Patrut et al, parut en 2015 dans PlosOne, fait l’étude d’un Baobab, afin de comprendre comment les troncs imposants de ces arbres sont constitués.

Un aperçu du Baobab étudié. Dimensions : 18,5 m de hauteur et 21, 44 m de circonférence à hauteur de poitrine (1,30 m) [source]


La particularité des baobabs, en tout cas de celui-ci, est la présence d’une cavité centrale, un creux si vous voulez, dans le tronc. On peut même y rentrer à plusieurs !

Les gens dans la cavité centrale [source]

Chez un arbre classique, les tissus les plus vieux se situent à l’intérieur du tronc, et les plus jeunes en périphérie. On peut dater l’âge de l’arbre grâce à la méthode appelée « dendrochronologie », qui consiste à faire des trous dans l’arbre et à en retirer des morceaux du bois afin de compter le nombre de cernes de croissance (un cerne de croissance correspond au fonctionnement continu du cambium de l’arbre qui correspond à une année, en général, sauf dans les régions tropicales humides sans alternance de saisons où il est plus difficile d’observer ces cernes). Donc pas besoin de couper l’arbre pour connaitre son âge !


Un chercheur qui fait des petits trous pour étudier l'intérieur de l'arbre sans le couper ! [source]

La morphologie de cet arbre peut sembler normale au premier regard : juste un arbre très gros et très large, dont le centre du tronc a été évidé au cours du temps (ça arrive chez les très vieux arbres). Dans ce cas, on devrait retrouver les tissus les plus vieux à l’intérieur de la cavité et les tissus les plus jeunes à l’extérieur. Mais il n’en est rien, car les prélèvements montrent que les âges sont similaires sur tout le pourtour de l’arbre, que ce soit à l’extérieur ou à l’intérieur. En clair, que l’on se place dans la cavité centrale ou à l’extérieur de la structure, les parties les plus exposées à l’environnement (interne ou externe) ont le même âge.

Tout ça peut s’interpréter par la présence d’au moins cinq troncs de baobabs issus d’une même souche, qui ont fusionné au cours de leur développement. La notion d’individu est ici flexible chez ce baobab, au premier abord : doit-on considérer que ces cinq troncs formaient cinq individus distincts, qui se sont réunis pour n’en former qu’un seul ? En réalité, il s’agit bien ici d’un seul et même individu, et non pas de cinq, puisque tous les troncs sont issus d’une seule et même graine à la base ! Aucune donnée n’est en revanche disponible à propos de la communication des troncs entre eux au niveau des soudures… Mais d’autres études menées dans les forêts canadiennes montrent d’autres résultats tout aussi surprenants, à une autre échelle.

Une coupe transversale du "tronc" du baobab [source]

Ainsi, l’étude de Tarroux et al. (2011) montre que les arbres de peuplements denses entremêlent leurs racines à tel point… qu’elles deviennent soudées entre elles ! Les arbres sont alors capables d’échanger des nutriments entre racines provenant de différents individus. Les chercheurs ont montré que les nutriments produits par un arbre pouvaient passer dans les racines d’un autre arbre… dont les parties aériennes avaient été supprimées ! Cependant, cela semble être confiné aux arbres d’une seule et même espèce (pas de soudure entre arbres de différentes espèces). A partir de ce moment, comment peut-on définir l’individu végétal, puisque plusieurs individus finissent par fusionner ensemble ? Une autre étude (Fraser et al 2006) montre que les arbres les plus faibles dans une population de pins tordus (oui c’est son nom…) ne mourraient pas suite à l’ombre produite par les arbres plus grands, mais qu’ils recevraient des nutriments de la part des arbres les plus vigoureux par le biais des racines. De tels échanges nécessitent une fusion du système vasculaire racinaire : à partir de là, où commence un individu et ou se termine l’autre ? Peut-on réellement parler d’individus connectés et distincts, ou doit-on parler d’un « méta-organisme » ?

Enfin, je vous présente l’un des plus grands organismes vivants sur terre… non ce n’est pas la baleine bleue (qui est le plus gros animal sur Terre, nuance), mais c’est bien un arbre ! En fait il s’agit d’une population clonale, c'est-à-dire, le même génome, répandu sur environ 4000 m² et présentant plus de 40.000 troncs individuels.

Le peuplement de peupliers... qui est un seul organisme ! [source]


Ces peupliers sont en réalité un seul et même organisme, qui s’est répandu à l’aide de son système racinaire ; les peupliers étant capable de redonner des troncs à partir des racines (on appelle ça des drageons), on a l’impression de se retrouver en forêt… alors qu’il s’agit d’un seul individu, techniquement.

En conclusion, on peut dire que la notion d’individu chez les végétaux est très éloignée de ce qu’on peut concevoir pour les animaux vertébrés. Parfois il s’agit d’un organisme unique étendu sur de longues distances, parfois il s’agit d’un agrégat d’organismes fonctionnant ensemble comme un méta-organisme !

Le botaniste Francis Hallé considère qu’un arbre n’est pas un seul individu, mais bien un ensemble d’individus, issus d’une souche unique, qui constituent au cours du temps des populations génétiques distinctes. Particulièrement, il considère que chaque bourgeon est indépendant de ses voisins et représente un seul individu. En clair, un arbre serait une mosaïque d’individus, au départ apparentés, puis de plus en plus divergents entre eux suite à l’accumulation de mutations liés à l’évolution. A une échelle très condensée, un arbre serait donc la représentation matérielle de l’évolution, que nous représentons de manière conceptuelle à l’aide… d’arbres phylogénétiques.


Bibliographie


Patrut et al. (2015) African Baobabs with False Inner Cavities: The Radiocarbon Investigation of the Lebombo Eco Trail Baobab. PlosOne.

Tarroux et al. (2011) Effet of natural root grafting on growth response of Jack Pine (Pinus banksiana; Pinaceae). American Journal of Botany 98(6): 967–974.

Fraser et al. (2006). Carbohydrate transfer through root grafts to support shaded trees. Tree Physiology 26: 1019-1023

site web http://www.fs.usda.gov/detail/fishlake/home/?cid=STELPRDB5393641

1 commentaire:

  1. Il y a une définition d'individu assez élégante, de John Tyler Bonner qui date des années 1970 : un individu est une instance d'un cycle biologique sous réserve de continuité somatique entre ses parties. Du coup, le baobab serait un individu selon cette définition mais la colonie de peupliers ou les arbres connectés par le système racinaire non. Cette définition n'est malheureusement presque jamais citée.

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