Une histoire de vie est le récit
des évènements qui ponctuent l’existence d’un organisme, ainsi que leur place
dans le temps, de sa naissance à sa mort. La très grande diversité des
histoires de vie, illustrée par exemple par des durées de vie allant de
quelques heures pour certaines bactéries, quelques jours chez certains insectes,
à quelques milliers d’années pour certains arbres, est une source de nombreuses
questions en biologie évolutive. Il existe également une variabilité au sein
des espèces entre les populations ou même entre individus au sein des
populations.
Espérance de vie relative des organismes (source: Biologie Evolutive de Thomas et ses collaborateurs) |
Cette histoire est le fruit d’évènements fortuits et aussi d’un certain nombre de décisions structurant cette histoire. Les décisions sont les priorités données par les organismes, à différents stades de leur vie, à leurs traits d’histoire de vie. Les traits d’histoire de vie sont les traits biologiques qui contribuent à la valeur sélective (appelée fitness en anglais, cette expression fait référence à la contribution moyenne d’un organisme aux générations ultérieures) et en particulier à ses composantes fondamentales que sont la survie et la reproduction. Ses composantes sont illustrées par plusieurs caractéristiques des organismes. La survie pourra être vue comme l’espérance de vie moyenne à la naissance ou à maturité, ou encore la durée de vie maximale. Et pour avoir une idée de la capacité de reproduction, on peut utiliser l’âge à maturité, le nombre d’évènements de reproduction, le nombre de petits lors de la première reproduction, le nombre d’évènements de reproduction par saison, le nombre de petits qui survivent, etc. La taille est souvent un autre trait essentiel à prendre en compte, comme par exemple, la taille à la naissance, la taille à maturité, la taille adulte, ou encore la taille maximale. Les traits d’histoire de vie peuvent être très variables d’une espèce à l’autre malgré leur proximité phylogénétique.
La variabilité de n’importe quel
trait d’histoire de vie, comme la durée de vie par exemple, peut être à
l’origine de l’adaptation plus ou moins forte d’une population ou d’une espèce
à son environnement, allant même jusqu’à leur évolution suite à un changement
assez important dans les conditions de vie des organismes. Chez les guppies
(encore un « poisson » !), la variabilité observée actuellement
pour certains traits est telle que la vitesse d’évolution est 7 fois plus
rapide aujourd’hui que chez les organismes fossiles apparentés.
Les guppies d'aujourd'hui c'est plus ce que c'étaient!!! (source photo) |
Il y a quelques minutes, je vous parlais de décisions qui allaient structurer l’histoire de vie. Ces décisions répondent à des questions du type « Dois-je commencer à me reproduire ? Quelle ressource énergétique dois-je investir dans cet évènement de reproduction ? A combien de petits dois-je donner naissance ? ». Les réponses à ces questions dépendent d’un vaste jeu de contraintes physiologiques et phylogénétiques (c’est-à-dire en lien avec le fonctionnement de l’organisme et avec son origine évolutive), dont la principale est la limitation des ressources disponibles pour un organisme. Ça signifie que le choix d’avantager tel ou tel trait d’histoire de vie est lié au partage de la ressource entre différents traits : on parle alors d’allocation des ressources. Par exemple, un organisme qui va utiliser toute son énergie pour faire beaucoup de petits, aura alors moins de « force » pour survivre très longtemps. Une autre contrainte essentielle est celle de l’âge des individus, car un juvénile, un adulte et un organisme vieillissant ne feront pas les mêmes choix concernant leur survie. Un adulte qui a déjà engendré plusieurs fois des jeunes a moins d’intérêt à se reproduire encore qu’un individu tout juste mature. Avec toutes les contraintes qui se présentent à eux, dont la quantité de ressources, la phylogénie et l’âge font partie, les organismes et les espèces ont développé des stratégies pour croitre et se maintenir.
Les stratégies r-K
Si on peut imaginer une infinité
de combinaison de traits d’histoire de vie, les études expérimentales montrent
qu’en fait la diversité des combinaisons est limitée, à cause des processus
évolutifs qui ont affecté les espèces pendant de nombreuses générations. Les
chercheurs se sont rendu compte que certains traits vont avoir une forte
tendance à varier simultanément. A la suite des travaux de Stearns dans les
années 70, ces co-variations de traits d’histoire de vie ont été appelées
stratégies biodémographiques parce que ça concerne les traits biologiques (la
taille ou la couleur par exemple) et les traits démographiques (la survie et la
reproduction). Un des principaux axes de variation des stratégies
biodémographiques est l’axe « r-K ». Ces stratégies se distinguent
principalement par le taux de renouvellement des espèces ou temps de génération.
Le taux de renouvellement des espèces correspond à l’efficacité d’une espèce à
se maintenir en produisant une génération supplémentaire. Le temps de
génération est l’extension de cette notion aux communautés, aux populations ou
aux individus et correspond au temps nécessaire à un organisme qui vient de
naître pour créer une nouvelle génération. A un des extrêmes de notre axe des
stratégies, il y a les rapides, nommés stratégistes r. Ce sont les organismes
qui vont être matures précocement et se reproduire pour la première fois à un
âge jeune. On leur attribue aussi une fertilité particulièrement débordante. Point
négatif, leur survie va en pâtir. Etant donné un investissement important des
ressources dans la création de la génération suivante, il reste peu de réserves
énergétiques pour assurer la survie de l’individu reproducteur très longtemps.
A l’autre bout de la lorgnette des stratégies, on trouve les lents, qui
appartiennent au groupe des stratégistes K. Ceux-là ne vont être aptes à se
reproduire qu’assez tardivement. Ils vont produire des petits avec beaucoup de
parcimonie mais contrairement aux stratégistes r, ils ont une espérance de vie
plus importante, étant donné une dépense énergétique plus faible dans la
reproduction. La plupart des taxons sont sensibles à cet axe de stratégies
biodémographiques et le temps de génération d’une espèce est un bon indicateur
de sa position sur l’axe. Et pour une position donnée sur le gradient r-K,
différentes stratégies démographiques sont encore possibles concernant
l’investissement dans la première reproduction, la durée de la vie
reproductive, la qualité et la quantité des progénitures (la taille et le
nombre), etc.
Des chercheurs ont aussi noté que
pour un type d’organismes (les plantes, les insectes, les oiseaux, les
mammifères, les « reptiles », les « poissons »), la
position le long du gradient r-K est fortement lié à la taille de l’espèce. Les
espèces à fort taux de renouvellement (ou temps de génération court) sont
presque toujours de plus petite taille que les espèces à faible taux de
renouvellement (ou temps de génération long). Cette contrainte de taille dans
les stratégies démographiques est appelée l’allométrie.
Maintenant que vous connaissez la théorie, on va voir ce qu’il en est
dans la pratique.
Chez les oiseaux, le vautour
moine s’oppose au moineau domestique (vous avez jusqu’à la fin du paragraphe
pour deviner qui joue la stratégie r et qui joue la stratégie K).
Je vous laisse deviner qui est le vautour et qui est le moineau... si vous n'êtes pas inspiré, la réponse en chiffres est un peu plus bas! |
Le premier est l’un des plus grands oiseaux connus avec une envergure allant de 2,65m à 2,85m et une hauteur de 100 à 110 cm. L’adulte est sexuellement mature vers 4 ou 5 ans et même si certains couples se forment à l’âge de deux ans, il est très rare de voir une reproduction couronnée de succès avant l’âge de 4 ans. L’unique œuf pondu par la femelle entre février et mars est couvé alternativement par le mâle et la femelle pendant 55 jours. Le poussin sort du nid au bout de 110 à 120 jours mais il sera encore nourri par les parents quelques semaines. L’espérance de vie moyenne du vautour moine est de 30 à 40 ans, voire plus dans certains cas. Le moineau domestique, lui, a une envergure de 32cm et une hauteur de 16 cm en moyenne. Il est sexuellement mature dès la saison de reproduction suivant sa naissance et peut parfois tenter de se reproduire dès ce moment. A chaque évènement de reproduction, la femelle pond trois à huit œufs qui seront couvés de 14 à 17 jours. Vingt jours après l’éclosion, les jeunes peuvent quitter le nid permettant ainsi aux parents de nicher à nouveau. Trois à quatre évènements de reproduction ont lieu à chaque saison de reproduction. Le moineau domestique a une durée de vie maximale de 13 ans. Si vous n’avez pas encore trouvé qui a adopté quelle stratégie, voilà la réponse : le vautour a un cycle de vie beaucoup plus lent, il est mature tardivement, et survit plus longuement, il est donc stratégiste K. En revanche, le moineau est mature très rapidement et produit de multiples descendants à chaque saison de reproduction tout en ayant une espérance de vie plus courte, il est donc stratégiste r.
Chez les mammifères, les deux extrêmes
de l’axe r-K sont la souris et la baleine bleue.
La souris adulte mesure entre 7,5 et 10 cm pour un poids qui va de 21g à 60g pour les plus grosses femelles. La maturité sexuelle est atteinte vers l’âge de cinq à six semaines (45 jours pour les mâles et 40 à 45 jours pour les femelles). Une femelle peut mettre au monde de 5 à 15 portées par an avec 5 à 12 petits par portée (18 au maximum). La durée de gestation est de 18 à 21 jours et la femelle peut entamer une nouvelle gestation toutes les six semaines. Le sevrage des petits se fait au bout de trois semaines d’allaitement. La souris commune a une espérance de vie de deux à trois ans maximum. En parallèle la baleine bleue mesure entre 20 et 30m et pèse 170 tonnes en moyenne. La maturité sexuelle est atteinte entre 5 et 15 ans et les femelles donnent naissance à un baleineau un fois tous les deux à trois ans après une gestation de dix à douze mois. Le sevrage a lieu après sept à neuf mois. La longévité minimale estimée des baleines est de 80 ans dans des conditions naturelles bien que le plus long enregistrement soit de 34 ans seulement. Avec toutes ces infos et l’exemple sur les oiseaux, c’est un jeu d’enfant maintenant de savoir qui se situe où sur l’axe r-K ! Comme le vautour, la baleine a un cycle de développement beaucoup plus lent et investit énormément dans la survie, elle emploie donc la stratégie K alors que la souris qui produit énormément de descendants très rapidement adopte la stratégie r.
Une classification pas toujours aussi nette !
Les exemples que je viens de vous
donner sont flagrants car extrêmes. Mais ne soyez pas dupes, il n’est pas
toujours aussi facile de classer les espèces dans l’une ou l’autre des
catégories. Par exemple, le chêne, qui est mature vers 40 ans et a une
espérance de vie moyenne très très longue – entre 400 et 500 ans, voire même
jusqu’à 800 ans – va produire des centaines de descendants chaque année.
Nos bons vieux chênes européens sont parmi les plus vieux du monde, ici c'est en Suisse (source photo) |
Où le classeriez-vous si vous étiez un expert du domaine ? Généralement les arbres et les « poissons » produisent et dispersent des quantités énormes de rejetons, dont très peu pourront effectivement se reproduire sans que cela soit incompatible avec l'existence et même la domination locale d'individus très âgés. La stabilité de l’environnement reste très relative et n’est pas perçue de la même façon selon le stade de développement : l'espace où s'exerce l'approvisionnement en ressources et la vie d'un arbre peut être stable (les quelques mètres cubes de volume où se sont développés les racines) alors que l'espace où s'exerce sa fonction reproductive peut s’avérer être beaucoup plus étendu et beaucoup plus aléatoire (une forêt entière, voire plus). Comme la réponse n’est pas des plus évidentes, les espèces peuvent être comparées entre elles et on préférera parler des organismes relativement les uns aux autres. Le temps nécessaire au développement et à l’aboutissement d’un cycle de vie est tout relatif à l’espèce. Un très bon exemple, qui va vous changer de toutes les bêtes classiques dont j’ai parlé, est les gastrotriches d’eau douce.
Vous vous souvenez des gastrotriches? C'est Nicobola qui vous en parlait ici. (source photo) |
Ils sont classés comme ayant une stratégie r à cause d’une production allant jusqu’à 1 oeuf tous les deux jours et une vie longue de deux à trois semaines seulement. Mais ils ne produisent qu’un œuf à la fois (comme les baleines du coup !). L’impression qu’ils se reproduisent beaucoup et rapidement est liée à leur taille microscopique (100µm). Mais si on rapportait la production à la surface et à la longévité du spécimen (on estimerait alors un flux de transfert d’énergie !!!), on se rendrait peut-être compte que ces petites bestioles investissent à peu près autant d’énergie dans la reproduction que nos belles baleines bleues.
Il faut donc faire attention à
distinguer perception du temps et temps vécu. Et bien que la vie du papillon
nous paraisse bien courte à nous, le papillon lui-même doit certainement en
avoir la même perception qu’un éléphant pour sa propre durée de vie.
Quelques références:
Pour une définition plus détaillée des traits
d’histoire de vie, je vous conseille les deux articles de Stearns : “Life
history tactics : a review of the ideas” (Quaterly Review of Biology, 1976) et “Evolution of life history
traits – Critique of theory and a review of data” (Annual Review of Ecology and Systematics, 1977)
Pour les guppies, vous trouverez
les infos en lisant “Evaluation of the rate of evolution in natural population
of guppies (Poecilia reticulata) ” de Reznick et ses collaborateurs (Science, 1997)
Et pour vous faire une idée plus
globale des théories évolutives et des stratégies employées par les organismes,
vous pouvez jeter un œil au livre Biologie évolutive, de Thomas, Lefèvre et
Raymond aux éditions deBoeck.
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