Article invité écrit par Laetitia Carrive, une des auteures de l'étude scientifique dont il est question ici.
Il y a à peine quelques jours, Boris parlait ici-même de « l’abominable mystère » que constituait, pour Darwin, l’origine de la diversité des plantes à fleurs (ou angiospermes pour le nom savant). Comment, à partir d’un ancêtre commun à toutes ces plantes, a-t-on obtenu la diversité immense de formes, de structures, de couleurs, d’odeurs, que nous observons actuellement dans la nature ? En peu de temps en plus, puisque ce groupe semble apparaître brutalement dans le registre fossile et l’on trouve des fossiles assez différents d’âges proches. Quel scénario pourrait donc raconter l’histoire de ces plantes et de leur apparente radiation si soudaine ?
Alors ici je voudrais vous parler d'une étude toute neuve (et en libre accès ici !) qui vient s'ajouter à l'édifice des réponses à cette grande question de la diversité des plantes à fleurs et à laquelle j'ai eu la chance de participer. En fait, pour pouvoir raconter une histoire, il faut bien un point de départ. Et pour pouvoir dire « les angiospermes ont produit toute cette diversité grâce à tel ou tel événement, mécanisme ou processus », ça aiderait d’avoir une idée d’à quoi elles pouvaient bien ressembler au début de leur histoire. Voici donc la question à laquelle Hervé Sauquet, l’auteur principal de cette étude, s’est attaqué : à quoi ressemblait la fleur du dernier ancêtre commun de toutes les plantes à fleurs ?
Un tout petit détour clarificateur sur cette idée de dernier ancêtre commun, il ne s’agit pas de la première fleur, comme on peut le lire parfois, mais de la fleur la plus récente dont descendent toutes les fleurs qu’on observe aujourd’hui. Il y a certainement eu des fleurs plus anciennes, mais on ne pourra jamais être sûrs d’avoir trouvé les premières.
Le pourquoi du comment
Comme vous vous en doutez, s’il s’agit d’un abominable mystère depuis le milieu du dix-neuvième siècle, beaucoup de botanistes ont déjà réfléchi à cette question et déjà proposé des hypothèses. Certains ont proposé que les fleurs ancestrales aient ressemblé à des magnolias (photo plus bas), soient de grandes fleurs hermaphrodites dont les parties fertiles (les étamines et les carpelles, voir photos d’explications plus bas) sont portées par un genre de cône. D’autres ont pensé qu’elles étaient plutôt petites, à sexes séparés, avec un nombre variable de tépales, d’étamines et de carpelles, comme Amborella (photo ci-dessous), une plante néocalédonienne groupe-frère de toutes les autres plantes à fleurs actuelles. Elles auraient aussi pu ressembler aux fleurs des nénuphars (Nymphaeaceae, photo ci-dessous) ou du poivre (Piperaceae, photo plus bas). Chercher la morphologie d’une fleur parmi des espèces qui ont au moins 140 millions d’années de plus est problématique, puisque cela suppose que certaines fleurs actuelles seraient « plus primitives » que d’autres. Malgré cela il y a derrière toutes ces hypothèses des arguments sérieux, aussi bien au niveau paléontologique que morphologique. Mais aucune des hypothèses principales ne s’était particulièrement dégagée et les méthodes analytiques que l’on utilisait jusque récemment butaient sur certaines questions, notamment celle de l’hermaphrodisme (des étamines et des carpelles fonctionnels dans la même fleur ou des fleurs mâles et femelles séparées) et de l’organisation de ces fleurs ancestrales (Endress & Doyle, 2009).
De gauche à droite : Amborella trichopoda (Amborellaceae), fleurs males (source, Wikimedia Commons), Piper cubeba (Piperaceae), inflorescence (source, Wikimedia Commons), Magnolia liliflora (Magnoliaceae), fleur (photo : Laetitia Carrive), et Nymphaea alba (Nymphaeaceae), fleur (photo : Laetitia Carrive). |
Nous sommes maintenant à une époque où l’amélioration des techniques de séquençage d’ADN, l’augmentation de la puissance des ordinateurs et de la puissance des algorithmes permettent de produire des arbres de parenté – phylogénies – pour des groupes d’organismes de plus en plus grands. Parallèlement, l’avancée des technologies de l’information et de la communication permet la création de grandes bases de données participatives, multi-utilisateurs et délocalisées, accessibles depuis n’importe quel périphérique connecté à internet. Ces deux types de données (des grandes phylogénies, des grandes bases de données) sont les ingrédients de méthodes appelées méthodes probabilistes qui permettent de déterminer statistiquement, pour un caractère donné (la symétrie des fleurs, par exemple), l’état qu’avaient le plus probablement les différents ancêtres si l’on connait les relations de parenté et l’état de ce caractère dans la diversité actuelle. Une phylogénie très complète déjà publiée (Magallón et al, 2015) a servi de point de départ à beaucoup de nouvelles analyses phylogénétiques pour pouvoir tester plusieurs hypothèses sur l’âge des angiospermes et leurs relations de parenté. Par ailleurs, pendant plusieurs années, un immense jeu de données sur la morphologie des fleurs a été développé, couvrant presque toute la diversité (86% des familles, par exemple) et assemblé par une multitude de personnes, dont j’ai fait partie. Il a fallu ensuite des centaines d’analyses et des milliers d’heures de calculs pour évaluer l’incertitude pesant sur tous les différents résultats et s’assurer d’avoir des résultats cohérents et solides.
Aux origines : l’ancêtre
Et sans plus attendre, voici donc la reconstitution de l’ancêtre commun des plantes à fleurs :
À gauche, le diagramme floral, qui est une représentation formelle et normalisée très utilisée (parce que tous les botanistes ne sont pas des supers dessinateurs !), qui résume la plupart des résultats sur les différents états ancestraux ; à droite, une reconstitution en 3D de cet ancêtre, qui part des résultats du papier et laisse ensuite l’imagination de l’artiste compléter ce que l’on ne sait pas ou ce que l’on n’a pas étudié. Sur cette reconstitution en 3D, par exemple, ni la forme ni la couleur des différentes parties n’ont été étudiées. En revanche la symétrie radiaire (en « étoile »), la bisexualité de la fleur, le nombre de cycles et de pièces par cycle, la position de l’ovaire etc. sont bien des résultats des analyses. Et puis comme c’est beau la 3D, vous pouvez voir ici le modèle sous toutes ces coutures. Source du diagramme, source du modèle, Sauquet et al, 2017. |
Cette fleur était donc probablement hermaphrodite, était organisée en plusieurs cycles de tépales indifférenciés et libres (séparés, non-fusionnés), avait une symétrie radiaire, plus de six étamines organisées en cycles de trois (voir photo d’explications plus haut) et qui libéraient leur pollen vers le centre de la fleur, plus de cinq carpelles portés au-dessus du réceptacle, organisés en spirale.
Beaucoup d’articles de presse et beaucoup de commentaires disent que cette fleur ressemble à un magnolia. Je vois là-dedans un peu de la vieille et fausse idée que les magnolias sont les « plus ancestrales » des fleurs, idée qui a malheureusement la peau bien dure. Sans doutes que la forme et la couleur des tépales de cette reconstitution ressemble un peu aux magnolias mais ce ne sont que des libertés artistiques. Et d’ailleurs d’autres y ont vu une ressemblance à d’autres fleurs, bien éparpillées dans la phylogénie (elle a aussi été comparée à un lys, un nymphéa, un lotus, une rose…).
En réalité un des résultats les plus importants de cette étude est que cette fleur ne ressemble à aucune encore présente de nos jours. Autrement dit, tous les descendants qui ont survécu jusqu’à nous ont évolué d’une manière ou d’une autre par rapport à leur ancêtre commun pour au moins quelques-uns de la vingtaine de caractères étudiés.
Une fleur comme on n’en fait plus, mais d’où viennent toutes les suivantes…
Voilà donc le point de départ de l’histoire des angiospermes. On se demande alors immédiatement comment, de cette fleur ancestrale, on a pu aboutir à la diversité actuelle et à la morphologie des grands groupes d’angiospermes, comme par exemple les Magnoliidae, les monocotylédones (dont Boris a déjà parlé sur ce blog), les eudicotylédones qui contiennent elles-mêmes le groupe immense des Pentapetalae.
Les analyses d’états ancestraux ont donc également été effectuées pour quatorze autres nœuds de l’arbre des plantes à fleurs et donc une reconstitution de la fleur de quatorze sous-groupes a été effectuée selon la même méthodologie qu’indiqué plus haut. Voici un schéma simplifié des diagrammes floraux probables des ancêtres de certains de ces sous-groupes replacés sur une phylogénie simplifiée :
Diagrammes floraux reconstruits à partir des résultats d’états ancestraux pour quelques nœuds-clefs de l’arbre des angiospermes, représentés sur une phylogénie résumée. Source, Sauquet et al. 2017. |
Au-delà du fait que ces ancêtres en eux-mêmes apportent des éléments de réponse aux questions que l’on pourrait se poser sur l’évolution des groupes qui descendent d’eux, ils représentent aussi des étapes sur les chemins menant de l’ancêtre des angiospermes aux fleurs actuelles, des genres de passages obligés. Il devient donc possible de proposer des scénarios qui expliquent le début de l’histoire des plantes à fleurs, les chemins qui mènent de l’ancêtre aux différents grands groupes. Il suffit, par exemple, de perdre des cycles entiers pour arriver à la fleur ancestrale des Magnoliidae ; de devenir unisexué et spiral pour ressembler à Amborella ; de perdre encore plus de cycles pour aboutir aux Monocotylédones ; ou de fusionner des cycles entre eux et de différencier des pétales et des sépales pour arriver aux Pentapetalae. Ces séries de changements hypothétiques pourraient servir de points de départ à des recherches avec d’autres approches (en évolution du développement et en paléontologie notamment), qui pourraient en retour rejeter, ou compléter et affiner notre connaissance des différents chemins qu’a pris l’évolution pour aboutir à cette si grande diversité.
Cette semaine on a réalisé un grand pas vers une résolution de l’abominable mystère et j’espère que ce morceau d’histoire des plantes à fleurs est aussi excitant à découvrir que ça a été de participer à sa construction et de voir maintenant cette image en 3D un peu partout sur les sites de news scientifiques et de vulgarisation !
Bibliographie
Sauquet, H. et al. The ancestral flower of angiosperms and its early diversification. Nat. Commun. 8, 16047 doi: 10.1038/ncomms16047 (2017).
Endress, P. K. & Doyle, J. A. Reconstructing the ancestral angiosperm flower and its initial specializations. Am. J. Bot. 96, 22–66 (2009).
Magallón, S., Gómez-Acevedo, S., Sánchez-Reyes, L. L. & Hernández-Hernández, T. A metacalibrated time-tree documents the early rise of flowering plant phylogenetic diversity. New Phytol. 207, 437–453 (2015).
Laetitia
Actuellement en thèse à la fac d’Orsay, je travaille aujourd’hui sur l’évolution de la fleur dans la famille du bouton d’or. Après plusieurs années à trainer dans une association naturaliste avec certains membres de l’équipe du bocal, j’ai effectué un master de systématique du muséum d’histoire naturelle. C’est lors de mes stages de master et du début de ma thèse, en travaillant avec Hervé Sauquet, que j’ai participé à l’assemblage du jeu de données morphologiques utilisé dans cette étude sur l’ancêtre des plantes à fleurs.
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