Rencontre avec l’étrange Osedax
Derrière ce titre
un peu brouillon se cache une histoire bien particulière. Laissez-moi déjà vous
faire une introduction sur Osedax,
notre protagoniste. Osedax est un
« ver siboglinide », découvert en 2002, vivant dans les ossements de
baleines mortes et se nourrissant de ces os. Mais le plus incroyable dans tout
ça ? C’est qu’ils n’ont pas de bouche ni d’appareil digestif !
Comment diable font donc ces vers pour manger des os s’ils n’ont même pas une
mâchoire digne d’une hyène ? Ils y vont en douceur, en dissolvant les os
grâce à de l’acide. Soit, ils dissolvent les os, mais après, on peut penser
qu’il faut bien les absorber avec un système digestif, ces os ! Et bien il
se trouve qu’Osedax fait partie d’un
des groupes de vers les plus bizarres, ces fameux « Sibloglinidae ».
Je les ai mentionnés dans un article précédent (histoires de phylogénie animale). Pour rappel, les Sibloglinidae sont
des vers vivant très souvent dans les profondeurs. Ces animaux n’ont pas de
système digestif mais un « trophosome », un organe rempli de
bactéries symbiotiques. Si, en général, les animaux sont maîtres dans l’art d’explorer
de nombreuses formes lors de leur évolution, ils sont relativement (très)
limités quand il s’agit d’exploiter leur environnement chimique. A l’inverse,
les bactéries sont des virtuoses dans ce domaine et peuvent aisément tirer de
l’énergie d’à peu près n’importe quoi : les minéraux, le souffre et même
l’oxygène et la lumière (ce sont d’ailleurs d’anciennes bactéries très
modifiées qui assurent ces fonctions dans nos propres cellules pour l’oxygène,
ou pour la lumière, chez les plantes). Les siboglinides quant à eux sont des
virtuoses dans l’utilisation de bactéries pour digérer et/ou utiliser par
exemple le sulfure d’hydrogène des sources hydrothermales profondes, le bois
coulé, et dans le cas d’Osedax les
ossements. Utiliser des bactéries plutôt qu’un encombrant appareil digestif
semble donc être une stratégie avantageuse pour les siboglinides qui prospèrent
pépères là où très peu d’autres animaux y arrivent. Cette stratégie écologique
particulière par rapport aux autres animaux s’accompagne d’un changement
extrême de morphologie (à moins que ce soit l’inverse, bref).
Des vers Siboglinides « connus » : Riftia, colonisant les sources hydrothermales abyssales. Source: vers bien au chaud. |
Mais pourquoi Osedax est-il si spécial ?
Les siboglinides
appartiennent au groupe des annélides, des vers annelés dont j’ai parlé moult
fois tant ils sont divers d’un point de vue écologique et évolutif (la plupart
des articles que j’ai écrit sur ce blog les mentionnent, et surtout j’y consacre évidement des articles détaillés sur
mon autre blog : Annélides). Les siboglinides ont subi un des
retournements de situation les plus importants en zoologie. Si vous ne vous en
souvenez pas, y’a toujours cet article : histoires de phylogénie. Pour vous le rappeler brièvement, les
annélides possèdent très généralement des segments, et avec chaque segment, il
y a répétition des organes vitaux. Chez certains siboglinides, seule la partie
arrière présente ces segments, la large majorité du corps n’étant apparemment
qu’un segment géant unique. Cette morphologie a trompé les zoologistes qui ont
mis des décennies pour trouver la partie segmentée et enfin réaliser que
c’étaient des annélides. Le problème chez Osedax,
c’est qu’il a carrément perdu son cul (sans anus hein, je vous rappelle qu’on
n’a pas de système digestif dans la famille étrange des siboglinides), et donc
cette partie segmentée ne se retrouve plus. Et à la place, notre ami peut se
targuer d’avoir un étrange système rappelant des racines. Oui, un ver à
racines ! Ces racines possèdent des bactéries et c’est là que la digestion
et l’absorption de l’os va se produire. En se ramifiant, Osedax s’assure aussi d’augmenter le volume d’os sur lequel il va
pouvoir se faire un gueuleton (sans gueule encore).
Tout ça est bien
beau, mais le titre promettait du pénis ! C’est quand qu’on y
vient ?… Soyez encore un peu patients, d'abord, on va parler de harem !
Voilà enfin notre ami l’Osedax avec son système de racines. Source: belle Osedax. |
Et des Osedax grignotant leur os. Source : les festin de l'Osedax. |
Les femelles Osedax sont des coquines…
Bon, notre ver à
racines, mangeur d’os de baleine et sans tube digestif est en plus impliqué
dans une histoire de harem ? Ça commence à bien faire dans le bizarre. Lors
de la première découverte de ce ver, seulement des femelles ont été trouvées (tous
les individus matures avaient des œufs mais n’avaient pas de sperme). Mais les
scientifiques n’ont cependant pas tardé à trouver le mâle, qui est tout petit et
qui vis dans le long, chaud et agréable tube qui se situe autour de la femelle.
Et pas seul le coquin ! On peut trouver plusieurs mâles dans un tube,
formant ainsi ce fameux harem. Mais du coup le mâle il est nain comment ?
Déjà il peut être très très nain quand même, jusqu’à 100 000 fois moins
large que la femelle, un record ! Mais pour continuer dans le subtile et
la délicatesse de l’Osedax, les mâles
sont des bébés avec de gros testicules… Oui, ce sont des larves qui ont arrêté
de se développer mais possèdent quand même des testicules lorsqu’ils sont à un
stade morphologiquement juvénile, du moins juvénile chez les autres annélides.
Pour résumer, une femelle Osedax,
c’est un animal qui passe sa vie étalée dans sa propre bouffe, couverte de
petits garçons précoces avec qui elle fornique quand elle en a envie (bravo
l’anthropomorphisme hein !). Pas dure la vie d’une Osedax ! Pas dure ? Oui, une
fois qu’on a trouvé un os à ronger ! Ce qui n’est pas chose facile, ce
n’est pas comme si les squelettes de baleines couvraient les fonds océaniques
(et ça ne risque pas d’aller en s’arrangeant) ! L’os de baleine est une
ressource rare, un îlot perdu au milieu du vaste fond abyssal.
Il est supposé
qu’en général dans le règne animal, les
mâles nains se rencontrent chez les animaux qui forment de petites populations
étalées et vivant sur des ressources rares. C’est exactement ce qu’on retrouve chez Osedax.
Alors c’est quoi l’avantage ? Il est communément accepté que le facteur
principal soit la compétition pour les ressources. Quand la bouffe est rare,
autant que le mâle ne mange pas ce qui est déjà bien assez rare pour la femelle,
et qu’il se concentre sur la reproduction. Mais est-ce si simple ? Si ça
l’était, il faudrait plutôt avoir toujours des mâles nains, comme ça il y a
bien plus de ressources ! Ben c’est que quand même, dans la plupart des
cas, malgré ce qu’en dirait une hypothétique féministe extrémiste, le mâle ça
peut servir (du moins évolutivement). Et avant de rentrer dans cette
discussion, laissez-moi enfin vous parler de pénis.
Illustration montrant le mâle nain (dwarf male) d’Osedax (avec quelques détails sur sa morphologie) . Source : la vie de l'Osedax. |
Et la nouveauté dans tout ça ?
Ah enfin !
Récemment, juste avant Noël 2014, une nouvelle espèce d’Osedax a été décrite. Ce n’est plus tellement chose rare, 10
espèces ont été décrites depuis leur découverte. Forcément, quand on sait où
chercher, on trouve. On en trouve tellement que des traces fossiles d’Osedax ont même été mises en évidence
dans des ossements d’oiseaux marins éteints ! Mais la star de cet article,
cette toute dernière espèce décrite, s’appelle Osedax priapus, « priapus » en référence à Priapos le
Dieu grecque, personnification de la procréation et du phallus. Ce nom fait ici
référence à une particularité du mâle. La femelle d’Osedax priapus, elle, a tout ce qu’il y a de plus normal pour une
femelle Osedax, elle est juste plus
petite que la moyenne. Tout ce qu’il y a de plus normal ? Presque :
elle n’a pas de harem. Ennuyeux, non ? Ben c’est parce qu’elle ne pourrait
pas contenir de mâles dans son tube, ces derniers n’étant pas nains ! Bon
sang, venons-en au fait : ce sont en quelque sorte eux même des pénis. Ils
vivent dans leur propre tube (victoire contre l’oppression des femelles Osedax sur les mâles !) et
s’étendent grandement pour pouvoir féconder les femelles voisines. Un des
spécimens mesuré passe de 2mm contracté à 15mm décontracté. Un allongement par
sept fois et demi, une bonne érection donc (pour les anglophones, je vous
laisse penser à des jeux de mots : « bone
eater worm », soyez créatifs). En fait, à part le coté très phallique de
ce mâle, c’est un Osedax typique à
première vue, très similaire à une femelle.
Le mâle d’Osedax priapus en vrai (oui oui c’est juste un ver, c’est l’histoire qui est intéressante !), d’après Greg Rouse. Source : le mâle pénis. |
Et un dessin du mâle d’Osedax priapus avec des détails anatomiques. Source : dessine moi un Osedax. |
Osedax priapus est-il juste une exception évolutive phallique ?
Et en réalité
c’est la présence de ce mâle « géant » (proportionnellement aux mâles
des autres espèces) qui a fait de la
description d’Osedax priapus une
découverte intéressante, le caractère phallique de ce mâle y étant lié. Alors,
qu’est-ce que ça a de si incroyable ? Ceux qui ont des habitudes en
biologie évolutive diront simplement que l’ancêtre des Osedax devait présenter des mâles de taille normale, qu’Osedax priapus a gardé ce caractère,
mais que dans l’ensemble des autres Osedax,
les mâles sont devenus nains. Et pour
tester cette hypothèse intuitive, les auteurs ont produit une phylogénie, une
classification évolutive, pour être sûr que les Osedax se divisaient d’un côté en Osedax priapus, et de l’autre, en l’ensemble des Osedax avec des mâles nains. Et bien ce
n’est pas ce qu’ils ont conclus. Contrairement à ce à quoi on pouvait
s’attendre, Osedax priapus s’est
retrouvé en plein milieu de l’arbre des Osedax.
Et ça signifie qu’un des ancêtres d’Osedax
priapus avait bel et bien des mâles nains.
En quoi est-ce incroyable ?
Premièrement à un moment ou à un autre, un des ancêtres des Osedax avait des mâles de forme normale vu que c’est ce qu’on
retrouve chez les autres siboglinides, la majorité des annélides et même des
animaux… Une fois cette
« évidence » établie, on suppose donc que l’ancêtre des Osedax a « acquis » les mâles
nains. Soit. Mais souvenez-vous, c’est un évènement drastique : le mâle ne
se développe plus complètement, ce n’est qu’une larve (arrêtez les féministes
extrêmes, je ne dis pas que les hommes sont des larves, en plus là c’est
littéral). On pourrait donc s’attendre avec l’évolution que les gènes de
développement responsables de la forme adulte du mâle, de par leur
inutilisation au fil des générations, se dégradent (depuis Darwin, il est
supposé qu’un organe inutilisé se dégrade, pas seulement parce qu’on ne
l’utilise pas (lamarckisme), mais parce que la sélection naturelle n’agit plus dessus). Il
semble donc impossible de revenir à un état précédent. Surtout que là on parle
de passer d’un plan d’organisation à un autre, y’a quand même une métamorphose
entre une larve et un adulte d’Osedax,
ce qui implique un remaniement total du corps ! Cette idée de
l’irréversibilité de l’évolution est appelée « loi de Dollo », qui stipule que statistiquement il est improbable
que l’évolution puisse revenir en arrière. Mais là c’est le cas, alors on fait
quoi ? La théorie de l’évolution c’est pourri ? On invite les
créationnistes à venir boire un café à la fac ? Bien sûr que non, comme
d’habitude ce n’est pas si simple. Premièrement seuls les mâles sont nains chez
Osedax. Les femelles ont toujours
leur « grande » taille avec tous leurs caractères. Ces gènes sont donc toujours présents chez la
femelle, suggérant qu’ils seraient seulement inactivés chez le mâle. Pensez-y,
nous avons bien des tétons : c’est le même problème. Tout caractère
présent chez la femelle l’est potentiellement chez le mâle pour peu que ces
caractères ne soient pas sur un chromosome sexuel (or en plus, tous les animaux
n’ont pas de chromosomes sexuels).
Et si tout cela n’était pas aussi tordu que ça en a l’air ?
Ok, très bien,
pourquoi pas, mais quand même, pourquoi passer d’un mâle nain à un mâle de
taille plus importante ? Si c’était avantageux d’avoir des mâles nains,
pourquoi se trouer le c… ah non, y’en a pas… pourquoi s’embêter à revenir sur
l’ancien plan d’organisation, aussi possible cela soit-il ? Ben j’ai fait
mon cachotier et y’a quelques détails sur lesquels je n’ai pas assez insisté,
voir pas mentionné du tout ! Premièrement les femelles d’Osedax priapus sont parmi les plus petites des Osedax. Ensuite même si ce ne sont pas des mâles nains à proprement
parler (de pauvres larves), les mâles font quand même seulement un tiers de la
taille de la femelle ! Ils sont donc petits (mais pas vraiment nains/larvaires !).
Plusieurs explications, un peu toutes liées peuvent justifier cette évolution. Osedax priapus n’est trouvé que sur de
petits os, il est possible que ce soit un spécialiste d’un environnement
éphémère où une reproduction plus rapide serait avantageuse, d’où notamment une
petite taille pour le mâle comme la femelle. De plus la taille réduite de ces
vers permettrait une compétition moins importante entre mâles et femelles.
Bref, je ne vais pas rentrer dans les détails et il vous reste à lire la
publication originale. Aussi, pour encore nuancer cette affaire, oui le mâle
ressemble à une femelle, mais quand même, pas tout à fait, et il garde des
traces de son passé de larve. Déjà la taille toujours réduite, mais aussi la
position de la vésicule séminale, où le sperme est gardé. Chez les mâles nains
la vésicule séminale se trouve à l’avant de l’animal. Et bien chez le mâle d’Osedax priapus c’est aussi le cas. Ce
qui est bien pratique lorsqu’on est un pénis géant enraciné et qu’on doit
s’étendre de son trou pour féconder les demoiselles alentour ! Conséquence ?
Au lieu des quatre tentacules (plus exactement palpes) antérieurs des femelles,
les mâles n’en ont que deux, parce que vous comprenez, il en faut de la place
pour leur bel organe ! En gros, le mâle d'Osedax priapus est contraint par son passé évolutif, on parle de contrainte phylogénétique.
Et une conclusion pour dire qu’on ne peut pas trop conclure…
Alors que nous
apprend toute cette histoire ? Déjà que si vous avez été surpris par le
mode de reproduction d’Osedax, c’est
peut-être qu’on a pas l’habitude d’entendre ce genre de chose du côté des
mammifère.. Mais aussi, et surtout, qu’en biologie évolutive il est dur de
faire de bonnes règles et de prévoir ce qu’il va se passer. Une annélide normale,
c’est un ver avec plein de segments, un tube digestif, des mâles et des
femelles de même taille, souvent fouissant dans le sable ou la vase. Là on a un
ver sans segments ni tube digestif, vivant dans des os et avec un mâle aux
origines évolutives naines, mais qui se retrouve être bien plus grand que ses
compères. L’étonnement premier de cette réversion évolutive (un mâle
ancestralement nain, qui prend une taille « raisonnable ») s’estompe
bien vite lorsqu’on étudie le problème en profondeur. Aussi incroyable que ce soit :
- génétiquement
ce n’est pas impossible
- le mâle reste un faux géant (un tiers de la femelle, elle même plus petite que la moyenne, et une paire de tentacules manquante)
- l’écologie,
encore très inexplorée, des Osedax
pourrait nous expliquer plus en détails cette tendance évolutive.
Encore une fois,
l’évolution des êtres vivants (et surtout des vers, juste parce que ils sont
mes chouchous) nous réserve bien des surprises…
Pour finir, juste pour le fun ! L’expression « ver zombie » du titre vous a peut-être laissé perplexe, mais c’est simplement parce qu’ils mangent des os. Source : ver zombie. |
Sources :
L’article
original :
Rouse G.
W., Wilson N. G., Worsaae K. et Vrjienhoek R. C. 2015. A dwarf male reversal in Bone-eating worms. Current
biology, 236-241.
La description
originale du genre Osedax :
Rouse G.
W., Goffredi S. K. et Vrjienhoek R. C. Bone-eating marine worms with dwarfmales. Science, 305, 668-671.
Un des bouquins
qui discute des modalités évolutives de l’apparition des mâles nains :
Ghiselin M.
T. 1974. The economy of nature and the evolution of sex. University of California press, Berkeley.
Et pour les
Anglophones qui veulent aller plus loin :
A propos d’unfossile d’Osedax mangeur d’os d’oiseaux
Pour aller encore plus loin et pour montrer que les modes de reproduction chez les animaux sont très variés, il y a cette vidéo de dirty biology que vous avez probablement déjà vu: à quoi sert un pénis ?
Pour aller encore plus loin et pour montrer que les modes de reproduction chez les animaux sont très variés, il y a cette vidéo de dirty biology que vous avez probablement déjà vu: à quoi sert un pénis ?
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