Souvent vues comme des animaux très simples,
pour peu qu’on sache que ce sont des animaux, les éponges subissent une grande
injustice. Auparavant considérées comme le « chainon manquant » entre
les végétaux et les animaux, on les retrouve encore reléguées aux premiers
chapitres de tout livre universitaire de zoologie qui se respecte. Et même si
cette vision en échelle est (en principe) révolue, le fait que les livres de
zoologie commencent généralement par les éponges pour finir par les vertébrés,
participe au maintient de cette idée. Pourtant, malgré leur aspect végétatif,
les éponges sont bien des animaux. Bon, déjà c’est quoi un animal ? Pour
faire simple, c’est un organisme multicellulaire qui se nourrit d’autres
organismes, qui produit du collagène, et avec au moins une phase mobile. Quoi,
des éponges qui bougent ? Pourtant ce sont des organismes fixés sans
muscles ni système nerveux. Mais la larve est ciliée et nage : on a bien
une phase mobile. Tout ceci n’est pas très impressionnant mais attendez la
suite…
Une belle image d’éponge, parce que les prochaines le seront moins mais plus dans le contexte… Source : éponge jolie. |
Trêve de blabla sur cette injustice que
doivent essuyer les éponges, j’ai déjà évoqué ça dans un article précédent (cf. article complexité, et ce sera en trame de fond de cet article, vous vous en doutez). Rentrons
dans le vif du sujet, ce n’est pas une découverte récente, mais les éponges
bougent bel et bien. Oui, je l’ai déjà dit, la larve ne fait pas que larver,
mais l’adulte aussi peut se « déplacer » et se contracter. En fait ce
comportement est connu depuis longtemps et a même été reporté par Aristote !
Mais depuis tout ce temps, malheureusement, l’origine de ces mouvements est
encore mal connue. Cependant, une étude récente parue dans le journal
« Invertebrate Biology » (Bond, 2013) décrivait les mouvements d’une
éponge calcaire (groupe qui n’a pas été tellement étudié) : Leucosolenia botryoides. Ça a été pour
moi l’occasion de me pencher un peu sur le problème et de le partager avec
vous. Mais à quoi donc peuvent ressembler les mouvements chez une éponge ?
Voyez plutôt :
Impressionnant non ? Oui bon, c’est du “time-lapse”,
en gros du super accéléré (pour du time-laps un peu plus esthétique, mais pas
dans le sujet, vous pouvez aller voir ici). Le mouvement est bien connu chez les
autres animaux. Il est en général effectué de deux manières : le battement
de cils (en milieu aquatique) ou les contractions musculaires. Chez l’éponge
adulte, les cils sont connus et sont associés à des cellules appelés
choanocytes. Mais autant qu’on sache (ou du moins que je le sache), ça
participe aux mouvements d’eau au sein de l’éponge mais pas au mouvement de
l’éponge au sein de l’eau. Et malheureusement, il n’y a pas de muscles chez les
éponges… Tout ceci reste donc bien mystérieux…
Schéma général d’une éponge. Remarquez l’absence de muscles et de système nerveux. Et pourtant… Source: schéma super sérieux. |
Deux théories se sont longtemps affrontées
pour expliquer les contractions chez les éponges, mais pour cela il faut revoir
quelques points sur la morphologie générale d’une éponge On trouve au sein du
« mésohyle », la couche centrale de l’animal, des cellules en forme
étoilées appelées « actinocytes ». L’extérieur de l’éponge quand à
lui est couvert de cellules appelées « pinacocytes » . En fait le débat a longtemps été mené pour savoir si les actinocytes ou
les pinacocytes étaient responsables des contractions. En gros si c’était une
diminution de volume ou de surface ! Pour vous donner une orientation du
débat, les actinocytes étaient auparavant appelés myocytes de myo = muscle… Un
peu biaisé…
Coupe transversale du tissus d’une éponge. L'extérieur est en haut, l’intérieur en bas. « ex » et « en » sont respectivement les exopinacocytes et les endopinacocytes. « ac » sont les actinocytes présents dans le mésohyle. Source: intimité de l'éponge. |
Le mécanisme de contraction des éponges a été
étudié en détails chez l’espèce Tethya
wilhemlma grâce à la microtomographie (une méthode récente d’imagerie) et
des coupes histologiques. Ces méthodes ont l’air plus complexes que l’animal
lui-même mais laissent penser que les contractions, du moins chez cette espèce, sont majoritairement produites
par les pinacocytes, autant au sein des canaux internes (souvenez vous que les
éponges ont un ensemble compliqué de canaux) que de la couche extérieure.
Alors, les actinocytes servent-ils au mouvement ou non ? Dans tout mouvement
musculaire (bien qu’ici ça n’en soit pas), il faut un agoniste pour créer le
mouvement, et un antagoniste, pour revenir à la position initiale. Dans ce cas
ce seraient les actinocytes qui joueraient le rôle d’antagoniste, mais leur
rôle resterait « auxiliaire » dans la contraction (ou plus justement,
dans la décontraction).
Ces mouvements ont plusieurs fonctions
supposées. Ils semblent périodiques chez certaines espèces et aideraient à
l’expulsion de déchets (nourriture et débris cellulaires). Dans d’autres cas ils
contribueraient peut-être à empêcher les autres animaux de trop les taquiner. Il
a été montré en laboratoire que lorsque l’on retirait les autres animaux, les
éponges arrêtaient complètement de se contracter. Vous doutiez-vous que les
éponges étaient timides ?
Tethya wilhelma, une éponge qui se contracte beaucoup. En haut, le degré de contraction. En bas les animaux en situation naturelle. Ne sont-elles pas mignonnes les pitites bouboules ? Source : contraction Tethya (en haut), Tethya s'amusant (en bas). |
Bon, mais jusque là on a rien de super
impressionnant, l’éponge de ménage aussi se contracte quand vous la serrez, et
se décontracte ensuite toute seule, rien de plus fou que ce qui traîne derrière
votre évier. Ceci dit, comme je suis totalement impartial, je veux vous
convaincre que les éponges c’est génial et super vif (ok, relativement… ok,
c’est quand même super lent, mais au moins ça bouge). Et pour ça, je vais vous
décrire deux modes de déplacement des éponges parmi d’autres.
La première est rigolote et a été décrite récemment
(fin 2013, comme quoi ya encore du progrès à faire sur la connaissance de ces
animaux). Beaucoup d’éponges possèdent des spicules, de petits éléments
squelettiques au sein de leurs tissus. La diversité et la complexité des
spicules (voir ici ) est parfois étonnante, et toute personne prétendant que les éponges sont
simples (animaux inférieurs, primitifs, basaux, vieux, comme vous voulez), n’a
manifestement jamais eu à apprendre le nom des principaux spicules pour un
examen. Mon vieux tonton zoologiste « gradiste » théorique (ça
m’arrange pour le récit d’inventer un zoologiste super rétrograde) se demandera
pourquoi s’emmerder à avoir plein de spicules différents quand on est un animal
mou, informe et simple. Moi-même je n'ai pas la réponse, mais en plus d’avoir
une fonction de soutien, il a été montré qu’ils ont une fonction de
locomotion ! Ils permettraient de s’accrocher au substrat et de se tracter.
Des parties entières de Leucosolenia
botryoides, constituées d’une multitude de tubes, peuvent se déplacer de
concert dans la même direction ! Les mouvements des spicules seraient dus à
celui des cellules du mésohyle (la « chair » de l’éponge).
Leucosolenia, une éponge qui rampe grâce à ces spicules (en bas). Des bouquets entiers de tubes (visibles en haut) peuvent bouger tous ensemble ! J’espère que vous êtes ébahis ! Source: bouquet d'éponge (en haut). Ptitspicules (en bas) |
L’autre manière de se déplacer est plus
complexe. Elle est due à la somme du mouvement de toutes les cellules. L’éponge
se déplace alors sur le substrat et au sein de l’animal, c’est un réarrangement
total de l’ensemble de l’éponge qui se produit. Il a été montré que la plupart des cellules,
les pinacodermes comme les cellules du mésohyle, bougent à différentes vitesses selon leur type cellulaire. Les cellules du mésohyle étant les plus mobiles. Pour résumer, les cellules du mésohyle sont les
cellules principalement mobiles, et les pinacocytes sont plus contractiles. On
trouve dans le mésohyle au moins quatre types de cellules ayant leur propre
morphologie, leur propre répartition, et leur propre vitesse. Autant dire qu’il
en faut de l’organisation pour mettre tout ça en mouvement ! Dans ce lent
chaos dynamique, il y a aussi les spicules. Bien sûr, les spicules ne bougent
pas eux même (ce ne sont pas des cellules, mais des structures minéralisées),
mais elles sont entraînées par les cellules du mésohyle. Ces dernières se
regroupent autour des spicules et les mènent vers la bordure de l’éponge. Elles
s’organisent ensuite de manière parallèle et s’accrochent au substrat (grâce à
des cellules qui les entourent) et se positionnent comme des mâts de
tente !
Ephydatia fluviatilis, une des éponges d’eau douce pourtant discrète. En son sein c’est un méli-mélo de cellules bougeant dans tous les sens de manière ordonnée ! Source : l'éponge qui cache bien son jeu.
|
Alors, quels mécanismes permettent d’organiser
tout ça vu que les éponges n’ont pas de système nerveux ? Déjà, on suppose
qu’il existe des mécanismes de reconnaissance cellulaire qui permettent aux
cellules d’un même type de se regrouper et de bouger de concert. Mais il y a
aussi des mécanismes qui rappellent le fonctionnement du système nerveux (quand
bien même il n’y en a pas). Certaines éponges (pas toutes, selon les
connaissances actuelles) utilisent des potentiels d’action pour permettre la
communication entre les cellules, c'est-à-dire des différences de charges
électriques entre l’intérieur et l’extérieur de la cellule. Pour l’instant
aucune technique ne permet d’étudier correctement ces propriétés chez les
éponges. Ceci dit, certaines études d’expression fonctionnelle de gènes (où on
joue avec les gènes d’éponges) montrent qu’il y a effectivement, chez l’éponge Amphimedon queenslandica, la présence de
canaux à ions sélectifs. Ces canaux laissent passez uniquement certains ions ce
qui régule les différences de charges. Cela laisse penser que certaines
membranes cellulaires chez cette espèce auraient une spécialisation
électrochimique. De plus, un grand nombre de neurotransmetteurs (les molécules
impliquées dans le système nerveux) connus chez les autres animaux sont exprimés
chez certaines éponges. Au final, morphologiquement, les neurones ne semblent
pas exister chez les éponges, mais fonctionnellement c’est une autre histoire
qu’il reste à résoudre.
Amphimedon queenslandica, l’éponge qui a presque un système nerveux…. En bas une image des embryons qu’elle incube. Parce que oui, en plus de tout ça certaines éponges accordent des soins parentaux ! Source : l'éponge presque maligne. |
Alors quelles réflexions peut-on en
tirer ? Quand j’ai commencé à écrire l’article (y’a un bout de temps),
j’avais juste en tête de parler de mouvement chez les éponges pour montrer,
comme d’hab, que tous les animaux son choupis et cool. Mais entre temps un
article est paru dans la célèbre revue scientifique Science (vous pouvez aller
voir sur SSAFT),
ce qui est une bonne occasion de placer cet article dans une perspective
évolutionniste. Pour faire simple, selon cet article paru dans Science, les éponges sont plus
proches de nous que les cténaires (les cténaires sont des animaux qui
ressemblent superficiellement aux méduses, mais sont organisés très
différemment). Pour formuler ça autrement, les cténaires sont les animaux les
plus éloignés de nous, contrairement aux éponges (le fait que les éponges soient les animaux les plus éloignés de nous est majoritairement supposé). Tout
ça peut sembler obscur, mais les cténaires, en plus d’être magnifiques, ont un
système nerveux et des muscles. Ça supposerait deux choses : soit les
muscles et le système nerveux sont apparus de manière indépendante chez les
cténaires et les autres animaux qui en sont pourvus, soit les éponges ont perdu
les muscles et le système nerveux. L’article de Science favorise l’hypothèse que les
éponges auraient perdu tout ça. A première vue pourquoi pas, après l’article
que vous venez de lire, on peut penser que les éponges
ont encore des traces de ces systèmes d’organes. Ceci dit, de mon point de vue,
ça me semble étrange de perdre toutes ces structures pour retrouver de manière
tordue toutes les fonctions associées. En ce sens, l’hypothèse de la réversion
me semble d’autant plus tirée par les cheveux que ce sont des structures
importantes, intégrées et qu’en plus la fonction est conservée chez les éponges
par des mécanismes divers. Quand à la convergence du système nerveux et
musculaire entre cténaires et la plupart du reste des animaux… Ça me semble
très peu probable. Mais ce n’est qu’une impression personnelle. Reste que ce
sont des résultats récents et qu’il faudrait attendre de voir comment la
communauté scientifique interprète et commente ces résultats.
Un arbre résumant les débats récents. Ici la topologie qui a été trouvée dans le dernier article sur le sujet. Beaucoup de zoologistes auraient des choses à redire. C’est un débat passionnant et passionné. Source : l'arbre qui fait parler. |
Toujours est-il qu’en biologie les apparences
sont trompeuses et qu’il est dur de juger de la complexité d’un organisme qui
nous est éloigné avec nos yeux d’humains. Quelle que soit la position
phylogénétique des éponges, il n’y a pas de doute qu’elles ont encore beaucoup
de surprises à nous dévoiler ! Que ce soit des réversions ou des conditions
primitives quant à l’absence de système nerveux et musculaire, elles n’en sont
pas moins mobiles et surprenantes à leur manière !
Et puis parceque j’ai mis trop de temps à
publier cet article (fêtes, reprise après les vacances etc.), un article sur la
sensation chez les éponges est encore paru entre temps : http://www.biomedcentral.com/1471-2148/14/3/abstract,
avec une vidéo d’une éponge qui éternue…
Pour aller plus loin :
Un article très récent sur SSAFT sur la
position phylogénétique des éponges (et des cténaires) : http://ssaft.com/Blog/dotclear/index.php?post/2013/12/13/De-notre-relation-avec-Bob-lEponge
Un article que j’ai écrit il y a trois ans sur
les éponges sur mon blog de zoologie : http://nicobola.blogspot.fr/2010/10/les-spongiaires.html
Un article sur ce blog qui discute, en partie,
de la complexité des éponges : http://fish-dont-exist.blogspot.fr/2012/03/evolution-et-complexite-ce-nest-pas.html
Bibliographie :
Bond C. 1992.
Continuous Cell Movements Rearrange Anatomical Structures in Intact Sponges.
The Journal pf Axperimental Zoology, 263:284-302.
Bond C. 2013.
Locomotion and contraction in a asconoid calcareous sponge. Invertebrate
Zoology. 132(4):283-290.
Nickel M. 2010.
Evolutionary emergence of synapic nervous systems : what can we learn from
the non-synaptic, neverless Porifera ? Invertebrate Biology, 129(1):1-16.
Nickel M., Scheer C.,
Hammel J. U., Herzen J. et Beckmann F. 2011. The contractile sponge epithelium
sensu lato – body contraction of the desmonsponge Tethya wilhelma is mediated by the pinacoderm. The Journal of
Experimental Zoology, 214:1692-1698.
Ryan J. F., Pang K.,
Schnitzler C.E., Nguyen A-D., Moreland R.T., Simmons D.K., Koch B.J., Francis
W.R., Havlak P,. Smith S.A. et al. 2013. The Genome of the
Ctenophore Mnemiopsis leidyi and Its
Implications for Cell Type Evolution. Science,
342(6164).
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