mardi 10 avril 2012

Le mystère des conodontes

Les paléontologues sont des gens qui savent souvent faire preuve d'abnégation. Comme par exemple lorsqu'il s'agit d'étudier pendant des décennies des organismes dont on ne connaît ni la nature, ni l'apparence, ni le mode de vie… Prenez les conodontes, par exemple. Ces fossiles, qui ressemblent à des dents (d'où leur nom qui signifie "dents en cône") sont connus depuis le milieu du XIXème siècle. Ils sont minuscules (de l'ordre d'un millimètre), et donc difficiles à étudier. Pourtant, il existe de nombreux conodontologues à travers le monde. Pourquoi ? Eh bien figurez-vous que les conodontes sont d'excellents fossiles stratigraphiques. Cela signifie qu'on les trouve en grande quantité dans certaines roches, à savoir dans les sédiments marins de l'ère Primaire et du Trias.
Quatre types différents de conodontes sur une tête d'épingle (MEB). Source

Pour situer un peu, je rappellerai que l'ère Primaire (ou Paléozoïque) constitue la première portion (la plus longue) de la période où l'on connaît la plupart des fossiles (même si l'histoire de la vie a commencé bien avant le début de cette période, peu de fossiles aussi anciens qui permettraient de la raconter sont connus). Au début de l'ère Primaire, il y a 540 millions d'années, sont probablement apparus la plupart des grands groupes d'animaux actuels, comme les arthropodes, les mollusques ou encore les deutérostomiens ; cette période dite "explosion cambrienne" a été relatée par le grand paléontologue et vulgarisateur de l'évolution Stephen Jay Gould dans son ouvrage La Vie est Belle. Les premiers conodontes connus datent de la fin de cette époque cambrienne, et sont donc vieux de 500 millions d'années.
Un aperçu de la vie animale durant le Cambrien, il y a 500 millions d'années. Les étranges organismes représentés sur cette image constituent les premiers représentants connus de nombreux groupes du vivant. Ils sont connus principalement grâce à des fossiles du Canada et de Chine. Source et légende
Le Trias est la première période de l'ère Secondaire (ou Mésozoïque). Il a commencé il y a 250 millions d'années, s'est terminé il y a 200 millions d'années et a vu apparaître notamment les dinosaures, les mammifères, les crocodiles (du moins leurs proches parents éteints), les requins modernes, les coraux constructeurs de récifs modernes ou encore les diptères (mouches et moustiques)…
La fin du Trias a été marquée par une extinction massive de nombreux groupes d'êtres vivants (il y a eu quatre autres de ces "crises" majeures, dont la plus célèbre et la plus récente a eu lieu à la fin du Crétacé, il y a 65 millions d'années). On ne trouve pas de conodontes dans les terrains plus jeunes, on peut donc supposer que les organismes qui portaient ces conodontes n'ont pas survécu à cette extinction massive.

Pendant ces longs 250 millions d'années d'existence, les organismes qui les portaient ont laissé des fossiles de conodontes partout. Et pendant ce temps, ils ont évolué.  Et vite. Assez vite pour que les spécialistes puissent déterminer, en fonction de la forme de conodonte qu'ils ont trouvé, à quelle époque l'animal correspondant vivait. En somme, les conodontes peuvent être utilisés comme "point de repère" temporel, à chaque période étant associé son (ou ses) forme(s) (on dit aussi "espèces", même si ce ne sont pas des espèces au sens biologique) de conodontes. C'est de là que provient le terme de "fossile stratigraphique" (la
stratigraphie étant la discipline qui étudie la succession des couches géologiques à travers le temps).  Et c'est cette application (parmi d'autres) qui rend les conodontes si utiles à la géologie - les compagnies pétrolières, par exemple, s'en sont beaucoup servi.

Mais voilà, tout ça ne nous dit pas ce que c'est un conodonte. Cette question a été posée dès leur découverte, et n'a pas encore trouvé de réponse définitive. Du fait de ce questionnement et de leur importance, la nature des conodontes fut longtemps l'un des plus grands mystères de la paléontologie. Menons donc l'enquête : que peuvent-ils bien être ? 
Dès leur découverte dans les années 1850 par Christian Pander, une hypothèse a été proposée : les conodontes seraient des dents de "poissons". En effet, ces fossiles sont composés de cristaux de phosphate de calcium, un composé chimique qui n'est pas très répandu chez les êtres vivants. Il compose notamment l'os et les dents des vertébrés. Cela pose cependant deux problèmes : aucune dent de vertébré connue n'a l'apparence d'un conodonte, et aucun conodonte n'avait été trouvé associé à un organisme. Toutes les possibilités d'interprétation restaient donc ouvertes. 
Ainsi, au fil des années, les conodontes ont été assimilés à des os qui soutiennent des branchies de vertébrés, à des mâchoires de "vers" ou de mollusques, à des spicules (sortes de petites épines dans la paroi du corps) d'éponges ou encore d'algues… Presque tous les groupes d'animaux (et même en dehors) y sont passés ! 
Dès le début du XXème siècle, des conodontes de différentes formes ont été retrouvés associés entre eux. Ces "appareils conodontes" (voir image ci-dessous) ont relancé l'hypothèse "dents" ou "mâchoires" (car ils démontraient que les conodontes faisaient partie d'une structure plus large), mais toujours sans organisme entier pour la soutenir. Cet "animal conodonte" est un peu devenu un symbole de la paléontologie : un organisme dont on savait l'existence (puisqu'on connaissait les appareils conodontes), mais sans l'avoir jamais trouvé.

Un "appareil conodonte", c'est-à-dire un ensemble de conodontes de types (ou "espèces") différents que l'on retrouve connectés entre eux. Source : Palaeos

En 1973, on a pensé avoir trouvé l'animal conodonte : l'empreinte fossile d'un organisme allongé du Cambrien, qui possédait des conodontes dans son tube digestif ! Hélas, il fut démontré que cet animal avait plus vraisemblablement mangé celui qui portait les conodontes, d'où la présence de ces derniers dans son estomac. En effet, d'autres restes de divers animaux étaient mélangés aux conodontes, ceux-ci étaient en vrac et non pas arrangés de la même façon que dans les "appareils" qu'on avait déjà trouvé, et certains spécimens du même animal n'avaient pas de conodontes dans leur tube digestif. L'animal porteur de conodontes restait donc inconnu.

Il a fallu attendre…1983 pour que ce Saint-Graal soit découvert. Mais si vous imaginez que les paléontologues l'ont mis à jour dans une contrée lointaine, au terme d'une longue marche et au prix d'un dur labeur, vous serez déçus. L'animal conodonte a été découvert…au fond de la collection d'un musée !

C'est en fouillant dans des tiroirs remplis de plaques de roche provenant d'Ecosse, et vieilles du Carbonifère (entre 350 et 300 millions d'années) qu'Euan Clarkson a observé un étrange animal, allongé, portant à l'avant des conodontes. Bien caché dans son tiroir, à Edinbourg, il n'avait jamais vraiment été remarqué auparavant ! Clarkson publia sa découverte avec deux collègues, dans un article sobrement intitulé "The Conodont Animal"
(voir image et reconstitution ci-dessous). Elle a été par la suite confirmée par la découverte d'autres spécimens similaires. Pouvions-nous donc (enfin) savoir qui étaient les porteurs de conodontes ? Pas si sûr…


L'animal conodonte du Carbonifère d'Ecosse (cliquez pour agrandir). A gauche : photo du spécimen fossile, tirée de la publication originale (Briggs et al. 1983, Lethaia). A droite : schéma interprétatif montrant les différentes structures visibles sur le spécimen, et leur(s) interprétation(s) possible(s).

Là se pose un problème souvent rencontré par les paléontologues. Ils n'ont pas toujours la possibilité d'identifier une structure qu'ils observent, n'ayant que rarement accès à des techniques disponibles sur des espèces actuelles (observation du développement embryonnaire, génétique, structure et composition des tissus…).
Ce qui est sûr, néanmoins, c'est que cet animal conodonte est allongé, symétrique, et n'a pas de membres latéraux. Il n'y a pas d'autres pièces squelettiques dures, à part les conodontes eux-mêmes. Ils sont disposés comme dans les "appareils conodontes" déjà connus, et leur position à l'avant du corps, juste derrière l'emplacement supposé de la bouche, est cohérente avec leur fonction présumée (des mâchoires, des dents ou un appareil portant les branchies) ; tout cela démontre selon les auteurs que les conodontes faisaient bien partie de l'animal (et n'avaient donc pas été ingérés). A l'arrière du corps on observe des sortes de "nageoires" supportées par des rayons. Juste devant les conodontes, probablement au niveau de la tête, deux larges expansions. Le long de l'axe du corps, il y a au moins une structure linéaire. Et des séries de blocs répétés le long du corps, qu'on devine en forme de V. 
Problème : cette description peut correspondre à deux groupes d'animaux, très différents.

Le premier, ce sont les chordés. Cet animal conodonte ressemble en effet furieusement à un céphalochordé, une myxine ou une larve de lamproie. Les nageoires seraient alors de même nature que celles des vertébrés, les expansions à l'avant seraient des yeux (très développés), la ligne horizontale serait la chorde (un caractère qui définit les chordés) ou le tube digestif, et les blocs répétés seraient des blocs musculaires - ou myomères. Pour rappel, ces blocs musculaires sont propres aux chordés : on les trouve chez les céphalochordés et chez les vertébrés. On les voit bien dans les "filets", de saumon par exemple (voir ci-dessous). Pour plus d'informations sur les caractères des chordés et des vertébrés, vous pouvez aller voir nos articles ici et ici.

Des exemples de chordés. L'amphioxus Branchiostoma lanceolatum : notez les blocs musculaires en forme de V et la chorde (ligne plus claire le long du corps qui se prolonge à l'avant). En bas à droite : de la chair de saumon montrant les blocs musculaires (en rose) séparés par des myoseptes (en blanc). Sources : ici et ici

L'autre possibilité, ce sont les chétognathes. C'est un groupe mal connu de "vers" (terme qui ne veut rien dire, soit dit en passant : les "vers" en tant que groupe n'existent pas !) marins nageurs. Eux-mêmes, on ne sait pas les classer : les phylogénies basées sur l'ADN les rapprochent des protostomiens, qui incluent les mollusques, les arthropodes et les annélides, alors que leur développement embryonnaire est identique à celui des deutérostomiens, dont on a déjà parlé. On sait (par des fossiles très bien conservés venus de Chine) qu'ils existent au moins depuis le Cambrien.
Les chétognathes (voir ci-dessous) sont de forme allongée, transparents, ont des "nageoires" sur les côtés, un capuchon à l'avant (qui pourrait correspondre aux expansions de notre animal conodonte ?), la ligne longitudinale pourrait être le tube digestif… Restent les séries d'éléments en V, inexpliqués par cette hypothèse car les chétognathes ne sont pas segmentés.

En haut : vue générale du chétognathe Sagitta gazellae. Notez les "nageoires". En bas : zoom (MEB) sur la région de la tête d'un chétognathe. On distingue bien les "mâchoires" sur le côté, et le capuchon autour. La bouche est au milieu. Sources : ici et ici

Mais que faire des conodontes eux-mêmes ? Les chétognathes ont bien des sortes de "mâchoires" fines et recourbées (d'où leur nom, qui signifie "mâchoires en forme de cils"), qui font penser à certains conodontes (voir ci-dessus). Mais elles sont en chitine, un tissu non-minéralisé que l'on retrouve dans la carapace des insectes et autres arthropodes par exemple. A l'inverse, les conodontes sont en phosphate de calcium, un minéral que l'on retrouve, on l'a vu, chez les vertébrés, et notamment dans leurs dents !

Le mystère serait-il entièrement résolu ? C'est le cas pour beaucoup de spécialistes, qui pensent que ces caractères démontrent plutôt que les porteurs de conodontes sont bien des chordés, voire carrément des vertébrés sans mâchoires. C'est ce parti qui a été pris dans la jolie reconstitution ci-dessous :

Reconstitution d'un animal conodonte, interprété selon l'hypothèse qu'il s'agit d'un vertébré. Dessin de Livia Bascher.

Mais cela n'exclut pas quelques problèmes. On a vu que les structures pouvaient être interprétées différemment. Et ici, l'analyse phylogénétique des caractères n'est pas d'un grand recours, puisque le résultat dépendra de la façon dont les observations ont été interprétées, et donc codées dans l'analyse sous la forme de caractères. C'est l'anguille qui se mord la nageoire caudale !
Si l'animal conodonte est un vertébré, cela ne résout d'ailleurs pas tout. Les conodontes ressemblent à des dents, mais celles-ci sont en principe apparues chez les gnathostomes (ou un de leurs proches parents, selon des recherches récentes), un groupe défini par la possession de nombreux caractères que l'animal conodonte n'a pas : il lui manque les mâchoires, mais aussi la présence d'ossifications, et les nageoires paires ; caractères qui apparaissent chez des vertébrés non-gnathostomes sans mâchoires ni dents (pour mieux comprendre, vous pouvez vous référer à l'arbre phylogénétique en fin de mon article précédent). Il faudrait donc imaginer que l'animal conodonte a perdu tous ces caractères, ou (plus probable) que les conodontes et les dents soient apparus indépendamment, dans deux lignées différentes. 
Sur la base de ces doutes, certains militent pour l'hypothèse que l'animal conodonte fasse partie d'un groupe à part au sein des chordés, voire carrément en dehors. Un point de vue que tous ne partagent pas, d'autant plus que pour avoir des financements de recherche, il vaut mieux dire qu'on étudie des vertébrés plutôt que des "vers" marins…

Malgré ces débats apparemment sans fin, les paléontologues ne se découragent pas. Avec toujours autant d'abnégation, ils continuent pour la plupart d'entre eux d'utiliser les conodontes pour dater les roches, comme si de rien n'était. Les autres essayent de reconstituer l'animal qui les portait, et de lui donner une place dans l'arbre métaphorique de l'évolution, en se disant que les mystères comme celui-là font tout le sel de leur métier…


Quelques références : 
  • L'histoire du mystère des conodontes a aussi été racontée par l'incontournable Stephen Jay Gould dans un court essai. On peut le trouver dans le recueil Le Sourire du Flamant Rose. D'ailleurs même si ce n'est pas pour lire cet essai, je ne saurai que vous conseiller chaudement de lire un recueil (n'importe lequel) de Stephen Jay Gould ! Incontournable vous dis-je !
  •  Une page de l'University College de Londres (ici) et une autre tenue par un amateur (ici), avec des images montrant la diversité potentielle des conodontes, et des exemples d'applications.


6 commentaires:

  1. Merci pour cet excellent article, écrit de manière claire, didactique et passionnée. Il m'a donné envie de m'intéresser à la paléontologie, et pourtant à la base je suis un passionné d'astronomie.

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    1. Merci, ça fait plaisir :)

      Sinon, c'est marrant, j'ai pu constater une certaine convergence paléontologie/astronomie : beaucoup de fans de pal' sont aussi fans d'astronomie, et vice-versa ;)

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  2. Moi je reste persuadé que ce sont des rotifères géants épibiontes d’ammonites et ça personne n'en parle ! C'est scandaleux !

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    1. Tu rigoles, mais j'ai trouvé l'autre jour un article où ils notaient la ressemblance de certains conodontes avec les pièces mandibulaires des rotifères...

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  3. Même sans le dessin, j'ai toujours imaginé une sorte de myxine... Du coup je refuse d'envisager autre chose ^^ (un mastax de rotifère et pis quoi encore !! lol )

    Bon sinon combien de paires de fentes branchiales ??? Sur le dessin il y a une sorte de censure ^^ 7 comme la lamproie ou 5 comme les gnathostomes ? ou plus ...

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    1. On ne sait pas combien de paires de fentes branchiales il y avait, puisqu'on a pas pu voir de fentes branchiales sur l'animal conodonte (en tout cas rien de non-ambigü). Il est possible qu'il y en ait eu, mais elles n'auraient pas été préservées, donc impossible de dire quoi que ce soit.
      Pour le dessin, il y en a 5 comme chez les chondrichthyens actuels (rien ne permet de dire que c'est l'état ancestral pour les gnathostomes), et elles sont à ouverture circulaire comme chez les lamproies et les myxines, ce qui permet de couper la poire en deux ;)

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