samedi 24 septembre 2011

Have fun with taxonomy

Au sein des disciplines biologiques, la taxonomie est rarement considérée comme la plus fun. Cette discipline consiste à décrire le vivant, en créant et en posant les limites des taxons, les "boîtes" dans lesquelles on "range" les organismes. La taxonomie fait appel à de longues observations, à une connaissance poussée d'un groupe biologique, et à une bonne dose de persévérance. Beaucoup la considèrent donc comme une science ingrate et difficile. Pour qu'un nouveau taxon soit validé, il doit être publié dans une revue spécialisée, en suivant un certain nombre de règles contraignantes. Ces règles sont régies par des codes (similaires aux codes juridiques), par exemple le Code International de Nomenclature Zoologique dans le cas des animaux (mais il y en a également un pour les plantes, pour les bactéries, et pour les virus).
Un certain nombre de ces règles ont été fixées par un grand naturaliste suédois du XVIIIème siècle, Carl von Linné.

Carl von Linné (1707-1778). Source : Wikipedia.

Ce dernier instaura notamment la règle de nomenclature binomiale : le nom d'une espèce doit être écrit en deux mots latins ou latinisés (épithètes), le premier correspondant au genre et le second à l'espèce. Par exemple, notre propre espèce s'appelle Homo sapiens (toujours en italique, l'épithète de genre avec la première lettre en majuscule et l'épithète de l'espèce en minuscule). Un triple nom correspond à une sous-espèce. Au-dessus de l'espèce, les taxons portent eux aussi des noms – parfois standardisés – à l'instar des familles, qui doivent se terminer en –idae pour les animaux (comme dans Felidae, la famille des félins), ou en –aceae pour les végétaux (comme dans Asteraceae, la famille de la pâquerette).

D'autres règles ont été instaurées par la suite, comme la priorité (quand un taxon porte plusieurs noms donnés par différents auteurs c'est le plus ancien qu'on garde), l'homonymie (un nom unique correspond à un organisme unique), la typification (toute espèce doit être associée à un type, c’est-à-dire un spécimen gardé dans un musée qui sert de référence) et la diagnose (une description qui doit permettre de différencier l'espèce des autres).
Pourtant, malgré cette image d'austérité, il arrive que les taxonomistes s'amusent comme des petits fous en nommant leurs espèces. C'est un florilège que je vais vous présenter ici.

Le cadre de la nomenclature taxonomique peut sembler (à raison) rigide. Cela n'empêche pas de faire de l'humour avec des noms scientifiques.
Un exemple : le genre Agra contient de nombreuses espèces d'insectes coléoptères. Un certain Erwin a décelé le potentiel comique de ce nom, et a nommé de nouvelles espèces dans ce genre Agra cadabra, Agra vation ou encore Agra phobia. De même pour le genre Vini (un perroquet du Pacifique), dont une espèce éteinte porte un nom évocateur : Vini vidivici.

Il ne suffit d'ailleurs pas de chercher aussi loin pour trouver des noms rigolos. La première liste de noms scientifiques d'animaux et de plantes a été publiée par Linné en 1758 : il s'agit de son ouvrage De Systema Naturae. Il a alors décrit la quasi-intégralité des espèces connues à son époque, dont la plupart des formes qui nous sont le plus familières. Beaucoup de ces noms sont tout simplement le mot latin qui désigne l'animal ou la plante, mais parfois ils sont plus…descriptifs. Ne nous étonnons donc pas des noms que Linné a donné à la plante Clitoria et au champignon Phallus impudicus (voir ci-dessous). Et même si on sait que le nom n'a pas ce sens-là à l'origine, Linné a eu une riche idée en appelant un escargot Turbo !

Clitoria ternatea (à gauche), Phallus impudicus (à droite). Source : Wikipedia.

Il est courant en taxonomie, quand on veut honorer un collègue (ou quand on est en manque d'inspiration) de nommer une espèce d'après lui. Parfois, néanmoins, cet hommage revient à des personnalités extérieures à la science, voire fictives.

Qu'y a-t-il de commun à ces six personnages ? Ils ont tous une espèce nommée en leur honneur.

On ne peut pas en vouloir au paléontologue Gregory Edgecombe de vouloir concilier ses deux passions : les trilobites (un groupe d'arthropodes fossiles ainsi nommés en raison de leur carapace divisée en trois lobes) et le rock'n'roll. Dans la longue liste des espèces qu'il a nommé, on peut ainsi trouver Avalanchurus simoni, A. garfunkeli, A. lennoni et A. starri, Struszia mccartneyi, Aegrotocatellus jaggeri, Perirehaedulus richardsi, Arcticalymene viciousi et rotteni (ainsi que les autres Sex Pistols au complet), et enfin l'ensemble des Ramones, Mackenziurus johnnyi, M. joeyi, M. deedeei et M. ceejayi.

Kelly Miller et Quentin Wheeller sont des petits rigolos : dans leur article de 2005 sur les coléoptères du genre Agathidium, ils ont nommé une espèce en l'honneur de George W. Bush (Agathidium bushi) et une autre en l'honneur de Dark Vador (A. vaderi, en se référant à la forme de son thorax qui rappelle le casque du personnage). De la guerre en Irak à la Guerre des Etoiles il n'y a qu'un pas, que ces taxonomistes ont allègrement franchi.

Les noms taxonomiques sont fixés, et sauf cas exceptionnel, on ne peut les changer. L'insecte cavernicole qui porte le nom d'Adolf Hitler (Anophthalmus hitleri, décrit par un allemand en 1933) gardera son nom, et les nostalgiques néo-nazis continueront à collecter des spécimens de l'espèce (qui du coup est paraît-il au bord de l'extinction). Heureusement, d'autres noms (plus rigolos et moins polémiques) resteront eux aussi : Godzilla (Gojira en japonais) a donné son épithète au dinosaure carnivore Gojirasaurus, ainsi qu'à la famille de crustacés Godzilliidae. Quant à Bob l'Eponge (SpongeBob Squarepants en VO), il a acquis l'éternité grâce au champignon Spongiforma squarepantsii, nommé en 2011. Le créateur de la série, Stephen Hillenburg, biologiste de formation, a dû apprécier l'attention.

Mais restons sérieux, voulez-vous. Parfois, les noms taxonomiques nous donnent un aperçu d'anecdotes de l'histoire des sciences. En voici deux célèbres. Car on se cultive ici, que diantre !

En 1892 (après avoir révolutionné le monde de la biologie en publiant L'Origine des Espèces), Charles Darwin travaillait sur la pollinisation des plantes par les insectes. Quand il reçut une orchidée venant de Madagascar du nom d'Angraecum sesquipedale, il fut étonné par la longueur de l'éperon (un pétale modifié contenant le nectar chez les orchidées, cf. dessin ci-dessous), près de 30 centimètres (sesquipedale veut dire "un pied et demi", soit la longueur de l'éperon, en latin). Pour que la fleur attire un insecte qui puisse la polliniser, il fallait que cet insecte possède une trompe assez longue pour atteindre le fond de l'éperon. Darwin prédit donc qu'un tel insecte existait, sans jamais l'avoir vu. Ce dernier a finalement été bel et bien découvert, plusieurs années après (en 1903) : il s'agit d'une sous-espèce de papillon sphinx possédant une trompe pour sucer le nectar longue de 30 centimètres. Ayant été prédit avant sa découverte par Darwin, ce papillon porte le nom de Xanthopan morgani praedicta !

Un schéma datant de 1892, basé sur les prédictions de Darwin à propos du pollinisateur d'Angraecum sesquipedale. Notez la longueur de l'éperon (la structure allongée qui pend sous les fleurs) et celle de la trompe de l'insecte, qui n'est autre que Xanthopan morgani praedicta, pas encore découvert à l'époque ! Source : Wikipedia.

Une autre histoire célèbre est celle de la "Guerre des Os" qui opposa deux paléontologues américains dans les années 1870-1880 : Othniel Carl Marsh de Yale, et Edward Drinker Cope de Philadelphie. Ces deux savants aux fortes personnalités (et aux opinions scientifiques quelque peu divergentes, Marsh appuyant la vision darwinienne de l'évolution tandis que Cope préférait la vision lamarckienne, plus ancienne) se lancèrent dans une course à la collecte de fossiles (de dinosaures principalement) dans l'Ouest américain, encore largement inexploré à l'époque. Tous deux firent de très nombreuses découvertes, et leur apport à la paléontologie est inestimable. Il n'empêche qu'ils se livrèrent à une véritable course à la gloire, chacun cherchant à découvrir et décrire plus de nouvelles espèces que son concurrent. En regardant les photos de l'époque, on peut se douter que les rencontres entre leurs deux équipes ne se limitaient pas à d'aimables échanges verbaux.

Une photo d'Othniel Marsh en 1872, entouré de ses assistants. Les carabines Winchester étaient très utiles pour se débarrasser des bêtes sauvages (ou des hommes de Cope à l'occasion ?). Source : Wikipedia.

 Tous deux ont nommé un grand nombre de vertébrés anciens, parfois avec une référence à son adversaire. Alors quand Marsh a nommé une nouvelle espèce de "reptile" marin Mosasaurus copeanus en 1869, ce n'était sûrement pas pour honorer son collègue Cope…

Vous pouvez donc le constater, de l'hommage à l'insulte, en passant par le jeu de mot, la taxonomie est une discipline contrastée !

Si après cette lecture, vous êtes pris d'une furieuse envie de décrire vous aussi de nouvelles espèces :

  • Sinon, vous pouvez aller voir ce site, grand répertoire des noms taxonomiques rigolos : curioustaxonomy.net  

4 commentaires:

  1. Have fun with taxonomy --> mission réussi avec ce billet aussi intéressant qu'amusant !
    A vaderi... Agra vation et Veni vidivici sont parmi mes préférés !

    Sinon je m'interroge sur la délimitation des rangs supérieurs, qu'est-ce qui fait qu'on passe à un genre différent ou à une famille différente... Comment évaluer le degré de différence qui va faire qu'on passe à un taxon d'ordre supérieur ?
    Y a-t-il une approche quantificative (biométrie, biologie moléculaire) ??

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  2. Le passage à des rangs supérieurs est un peu subjectif...et surtout très différent d'un groupe à l'autre.
    Pour les rangs, il y a eu des tentatives pour les associer à des degrés de différence. Hennig a proposé d'établir une ancienneté de divergence phylogénétique pour chaque rang (en milliers ou millions d'années), mais entre les vertébrés et les insectes, par exemple, ça ne revenait pas du tout au même (les insectes ont eu une divergence récente plus rapide).
    Idem il y a eu des tentatives par distance génétique, par taux d'hybridation, et peut être même par distance phénétique (à vérifier...).
    Dans tous les cas, le résultat est le même, c'est inapplicable ou alors ça change trop les rangs déjà établis (supprimant du même coup le principal intérêt des rangs : se situer en vertical).

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  3. Pour les rangs c'est une question super interessante qui je pense n'a pas de sens en cladistique (C'est bien pour ça que le phylocode abandonne cette notion). le seul interêt (très pratique) des rangs c'est de dire qu'à un niveau on a des boites sans recouvrement entre elles qui toute entre elles recouvrent l'ensemble du rang auquel elles sont subordonnées. Par exemple si on dit qu'il y a 16 genres dans une famille cela signifie que ces 16 boites sont exclusives et qu'elles comprennent l'ensemble des taxons (ici espèces) inclus dans cette famille. En soit le probleme s'évapore dans le temps. Imaginons une espèce qui se diversifie. Alors tous les individus qui appartiennent à cette espèce appartiendrons alors à plusieurs espèces, l'ancienne espèce devenant un genre. Genre et espèce "glissent" verticalement dans le temps. Alors que les relations de parentées elles ne changent pas dans le temps. Un autre exemple : imaginons un genre fossile paraphylétique qui devrait comprendre une famille actuelle pour être monophylétique on comprend là encore le probleme. Bref en allant encore plus loin (et en suivant aussi un peu Darwin) on comprend que les rangs sont arbitraires et que l'espèce est un rang. On comprend alors pourquoi certains cladistes sont très critique par rapport à la notion d'espèce.

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  4. Après, cela peut aussi avoir un sens pratique. Prenons l'exemple des plantes à fleur (oui, je sais, exemple redondant ^^) : dans beaucoup de livres - les clés d'identifications, appelées aussi "flores" - les différentes espèces sont regroupées par famille, et à chaque famille correspond un ensemble de caractères morphologiques spécifiques. Morphologiquement parlant, donc, certaines familles de plantes sont des rangs valables... Cependant, avec l'utilisation d'autres caractères - les caractères moléculaires - ces familles sont complètement "explosées" et ne correspondent pas forcément à ce qu'elles étaient au départ, "morphologiquement parlant". Il faut donc prendre la notion de rang avec délicatesse, et c'est vrai qu'en cladistique, il est difficile (voire impossible) de mettre en place des rangs utilisables à tous les niveaux.

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